Khaled El-Masri

Khaled El-Masri (né le ) est un citoyen allemand d’origine libanaise, arrêté par erreur par la police macédonienne en 2003 et livré par la suite à des agents de la CIA qui le tortureront et le déporteront vers un camp de prisonniers en Afghanistan.

Biographie

Né le 29 juin 1963 au Koweït[1] de parents libanais, Khaled El-Masri grandit au Liban. En 1985, il fuit la guerre civile libanaise alors qu'il est membre d'une des milices libanaises et part en Allemagne afin d'obtenir l'asile politique. En 1994, il y obtient la nationalité allemande[2].

Il se marie à une Libanaise en 1996 et a cinq enfants[3].

Détention, enlèvement et torture

Détention et enlèvement en Macédoine

À la fin de l'année 2003, il part de son domicile à Ulm, sans sa femme et ses enfants, pour un bref séjour à Skopje, capitale de la Macédoine. Au cours d'un contrôle de passeports, il est appréhendé par les gardes-frontières macédoniens le . La police macédonienne l'arrête parce que son nom est identique (à une transcription près) à celui de Khalid al-Masri (en), accusé par les États-Unis[4] d'être proche de la cellule d'Al-Qaïda à Hambourg et de Mohamed Atta, principal organisateur des attentats du [5].

Khaled El-Masri est ensuite détenu pendant plus de trois semaines (23 jours) par la police macédonienne, dans une chambre d'un hôtel proche de l'ambassade des États-Unis à Skopje. Constamment enfermé dans la chambre et isolé de l'extérieur, il rapporte que des policiers en civil le menacent au pistolet et l'interrogent sur ses supposés associés, comme Reda Seyam (en)[6],[7], et ses activités à Ulm. La police le questionne notamment sur sa fréquentation de la maison multi-culturelle (« Multikulturhaus (en) ») d'Ulm, lieu de culte soupçonné par la police allemande de soutenir le terrorisme islamiste. Ses gardiens lui promettent de le renvoyer en Allemagne s’il avoue être membre d’Al-Qaïda, ce qu'il ne fait pas en réfutant toutes leurs accusations et entame même une grève de la faim au 13e jour de détention[8],[9].

Le , Khaled El-Masri est libéré mais il doit signer une décharge et est filmé affirmant qu'il a été bien traité. Il est ensuite emmené, menotté et les yeux bandés, par la police macédonienne à l'aéroport international de Skopje. À l'arrivée sur cet aéroport, il est immédiatement pris en charge par des agents américains, identifiés a posteriori comme une équipe de remise spéciale de la CIA. Ces agents le soumettent au traitement du choc de capture (« capture shock treatment ») décrit dans une note de la CIA sur l’utilisation combinée de différentes techniques d’interrogatoire[10] : trainé dans une salle, il rapporte avoir été d'abord roué de coups, puis déshabillé, sodomisé, ligoté. Par la suite, après injection d'une substance anesthésiante, il est transféré à bord d'un avion privé affrété vers une des prisons secrètes de la CIA à « Salt Pit » en Afghanistan[8],[11].

Prison de « Salt Pit » en Afghanistan

Par ce transfert, il devient un détenu fantôme et reste entre les mains de la CIA pendant plus de quatre mois dans le site noir, « Salt Pit », de la CIA. Les conditions de détention et les sévices subis au sein de « Salt Pit » sont rapportés par Khaled El-Masri au travers de déclarations et d'interviews qu'il donne à diverses associations et journaux, après sa libération[8],[12],[13],[14]. Ayant lié contact avec quelques autres détenus, une partie du récit peut être corroborée par le témoignage d'anciens codétenus, comme le rapporte le New York Times après la libération de Laid Saidi (en)[15].

Détenu dans une minuscule cellule en béton sale, sombre et sans literie, il indique avoir reçu de maigre rations de nourriture et n'avoir eu à boire que de l'eau putride. Comme en Macédoine, il rapporte avoir été soumis à trois ou quatre interrogatoires sur ses activités à Ulm et ses rapports à Al-Qaïda. Au cours de ces interrogatoires, il raconte avoir subi des menaces, insultes et brutalités. Au moment de la détention, Khaled El-Masri ignore toujours les raisons de son enlèvement et son emprisonnement, et demande plusieurs fois, en vain, à rencontrer un représentant du gouvernement allemand.

En , Khaled El-Masri et plusieurs de ses codétenus, qui disent eux avoir été terriblement torturés dans une autre prison spéciale en Afghanistan, entament une grève de la faim collective pour protester contre leur maintien en détention en l’absence de charges. Au 37e jour de grève, ses geôliers le nourrissent de force avec un tube introduit par le nez ; étant devenu très malade, il arrête sa grève de la faim.

Libération et rétro-transfert en Albanie

Au cours de la grève de la faim, deux agents du gouvernement américain acceptent de rencontrer Khaled El-Masri. L'un d'entre eux lui confirme son innocence ; néanmoins, il insiste que seuls des responsables de Washington peuvent autoriser sa libération[12],[14]. En effet, dès , le directeur de la CIA, George Tenet, est informé du cas de Khaled El-Masri et de l'erreur d'identification faite par ses services, au moyen d'une analyse du passeport. En , cette information remonte enfin au conseiller à la sécurité nationale (National Security Advisor) qui est alors Mme Condoleezza Rice qui donne l'ordre d'en informer les autorités allemandes et de remettre immédiatement en liberté Khaled El-Masri[16],[17],[18].

À « Salt Pit », à partir du , Khaled El-Masri rapporte avoir reçu la visite à trois reprise d'un représentant allemand, se décrivant sous le nom de « Sam ». Ce dernier refuse de lui dire s'il a été envoyé par le gouvernement allemand ou si le gouvernement sait où il se trouve, mais lui indique qu'il est là pour préparer sa libération[19],[8]. Afin de masquer son passage en Afghanistan, la CIA met en place une opération de rétro-transfert en Europe. D'après différents agents diplomatiques et selon des personnels de services de renseignement, la Macédoine ne souhaite pas le retour de Khaled El-Masri sur son territoire et la CIA s'arrange pour le faire ré-apparaitre en Albanie[18].

Le , accompagné de « Sam », il monte à bord d'un avion qui le conduit de Kaboul vers un pays d'Europe qui n'est pas l'Allemagne. Puis, après des heures de routes dans une zone montagneuse, on lui restitue ses affaires et l'abandonne en pleine nuit au milieu d'une forêt en Albanie. Après un vol depuis l'aéroport Mère Teresa de Tirana vers Francfort, il rentre finalement à Ulm le , cinq mois après son départ.

Enquête et poursuites

À son retour, Khaled El-Masri contacte dès , un avocat allemand, Manfred Gnjidic, afin de défendre son affaire. En parallèle, il prend contact avec des journalistes d'investigation du New York Times, Souad Mekhennet (en) et Don Van Natta Jr., afin de faire la lumière sur les raisons de sa détention et ses interrogatoires par la CIA. Les journalistes du New York Times publient les résultats de leur enquête dans un article paru le et font alors connaitre l'affaire au grand public[13].

Rôle et réaction des États-Unis

Le Washington Post écrit dans un article le que le service de l'inspection générale de la CIA examine une série d'enlèvements erronés, dont celui de Khaled El-Masri[18]. Le , la chancelière allemande Angela Merkel dit que les États-Unis ont admis que la détention de ce citoyen allemand était une erreur. Le , l'American Civil Liberties Union aide Khaled El-Masri pour attaquer en justice l'ancien directeur de la CIA George Tenet et les propriétaires des avions privés loués au gouvernement américain que la CIA utilisait pour le transporter. Suite à l'invocation par l'administration Bush du privilège de secret d'État, le tribunal refuse de reconnaître l'affaire[20].

Bien que dans un rapport secret de la CIA, rendu publique en 2016[21], le service d'inspection générale de la CIA admet que la détention prolongée de Khaled El-Masri était injustifié et résultait de non-respect et d'erreurs de procédure, les autorités des États-Unis ne lui accordent aucun droit à indemnité.

Rôle et réaction de l'Allemagne

En Allemagne, l'enquête est confiée au procureur de Munich, Martin Hofmann[22]. Au cours de l'enquête, on présente à Khaled El-Masri la photo de Gerhard Lehmann, un agent de l'office fédéral de police criminelle (en allemand : Bundeskriminalamt, BKA). Après une confrontation, Khaled El-Masri reconnait en lui le représentant allemand « Sam » ayant contribué à sa libération de « Salt Pit »[23],[24]. Pourtant les autorités allemandes ainsi que l'agent du BKA nient l'identification établie par Khaled El-Masri et démentent leur implication dans l'affaire[25].

Au terme de l'enquête, le gouvernement allemand ne lui donne finalement aucun droit à indemnité.

Condamnation de la Macédoine du Nord

En 2012, à la suite d'une plainte déposée par son avocat allemand, la Cour européenne des droits de l'homme a condamné la Macédoine pour violation des droits de Khaled El-Masri sur la base des articles 3, 5, 8 et 13 de la CEDH. Le gouvernement macédonien est contraint de l'indemniser à hauteur de 60 000 euros et lui présente des excuses officielles.

Filmographie

  •  L’affaire Khaled El-Masri - dans les geôles de la CIA [Documentaire], Stefan Eberlein (, 1 h 30 minutes)

Références

  1. Eberlein 2019, 6 min 17 s, photo du passeport.
  2. Eberlein 2019, 10 min 50 s.
  3. Eberlein 2019, 11 min 11 s.
  4. (en) 9/11 Commission, « The 9/11 Commission Report, Chapter 5 », , p. 165
  5. « Quand la CIA sous-traite la torture », sur LExpress.fr, (consulté le )
  6. Eberlein 2019, 37 min 22 s.
  7. « Berlin aurait évité un enlèvement par des agents américains », Le Monde.fr, (lire en ligne, consulté le )
  8. Philippe Grangereau, « La CIA, tortionnaire globe trotter », sur Libération, (consulté le )
  9. CEDH 2012, § 18, 19.
  10. CEDH 2012, § 22, 124.
    “Memo to the Department of Justice Command Centre – Background Paper on CIA’s Combined Use of Interrogation Techniques”, 30 December 2004.
  11. (en) « European court of human rights finds against CIA abuse of Khaled el-Masri | Amrit Singh », sur the Guardian, (consulté le )
  12. « Allégations de détentions secrètes et de transferts illégaux de détenus concernant des États membres du Conseil de l'Europe » (section 3.1), Le Monde.fr, (lire en ligne, consulté le )
  13. (en-US) Don van Natta Jr et Souad Mekhennet, « German's Claim of Kidnapping Brings Investigation of U.S. Link », The New York Times, (ISSN 0362-4331, lire en ligne, consulté le )
  14. (en) « Statement: Khaled El-Masri », sur American Civil Liberties Union (consulté le )
  15. (en-US) Craig S. Smith et Souad Mekhennet, « Algerian Tells of Dark Term in U.S. Hands », The New York Times, (ISSN 0362-4331, lire en ligne, consulté le )
  16. Philippe Grangereau et Pascal RICHE, « Khaled el-Masri, kidnappé par «erreur» », sur Libération (consulté le )
  17. (en) « CIA accused of detaining innocent man », sur NBC News (consulté le )
  18. (en-US) Dana Priest, « Wrongful Imprisonment: Anatomy of a CIA Mistake », Washington Post, (ISSN 0190-8286, lire en ligne, consulté le )
  19. « Le cas de Khaled el-Masri empoisonne Berlin », Le Temps, (ISSN 1423-3967, lire en ligne, consulté le )
  20. (en) « Khaled El-Masri v. United States », sur American Civil Liberties Union (consulté le )
  21. (en) John L. Helgerson (Inspector General), Report of Investigation - The Rendition and Detention of German citizen Khalid Al-Masri, (lire en ligne), p. 88, § 198
  22. « La plainte de M. Al-Masri recevable selon un procureur allemand »,
  23. (en) « "Sam", the German Torture Envoy », sur GERMAN-FOREIGN-POLICY.com (consulté le )
  24. (de) tagesschau.de, « CIA-Affäre: Al Masri lässt viele Fragen offen », sur tagesschau.de (consulté le )
  25. (en-GB) Deutsche Welle (www.dw.com), « German Authorities Deny Knowledge of el-Masri Interrogator | DW | 23.06.2006 », sur DW.COM (consulté le )

Voir aussi

Liens internes

Liens externes

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