Rudolf Roessler

Rudolf Roessler, né le à Kaufbeuren (Bavière, district de Souabe) - décédé le à Kriens (près de Lucerne, Suisse), est un critique de théâtre, journaliste-écrivain et éditeur, qui a travaillé comme espion au service de l'URSS pendant la Seconde Guerre mondiale. Établi en Suisse, sous le pseudonyme de Lucy, il a fait entre 1942 et 1944 parvenir au réseau d'Alexandre Radó (qui dépendait du GRU) une somme considérable de renseignements stratégiques, dont l'exactitude a permis en particulier à l'Armée rouge d'arrêter puis de repousser la Wehrmacht (bataille de Koursk).

Pour les articles homonymes, voir Roessler.

Lucy n'a jamais vraiment révélé quelles étaient ses sources, les indications qu'il a données avant sa mort étaient vraisemblablement destinées à égarer les recherches et à entretenir le mystère. Sa personnalité aussi est mal connue. Enfin le grand nombre d'homonymes de Rudolf Roessler contribue à entretenir le flou autour de Lucy.

Débuts en Allemagne

Né dans la famille d'un garde forestier, Roessler fait des études secondaires à Augsbourg, et s'engage en 1916 dans l'Armée impériale allemande. Pendant la guerre, il noue de solides amitiés avec de jeunes officiers de la haute société, qui plus tard accéderont à des postes de commandement dans l'armée allemande [1]. À la fin de la guerre, Roessler reprend ses études à Augsbourg puis travaille comme journaliste au Augsburger Postzeitung et au Augsburger Allgemeinen Zeitung. Il concourt à l'effervescence culturelle qui après-guerre règne dans la république de Weimar, particulièrement dans le domaine du théâtre engagé (Erwin Piscator, Carl Zuckmayer, Bertolt Brecht). En 1922 il fonde la Société littéraire d'Augsbourg, puis la revue Form und Sinn (Forme et Esprit), s'oriente vers la critique artistique et littéraire. En 1928, il crée la Deutsche Bühnenvolksbundes ("Association allemande des théâtres populaires") à Berlin et édite son journal, le Das Nationaltheater, ainsi qu'une revue consacrée au théâtre, la Deutsche Bühnenblätter (Feuillets de la Scène). Il contribue (avec Oskar Fischel, Walther von Holländer et Theodor Däubler) à Thespis.

Il est aussi actif dans le domaine associatif, fonde plusieurs associations et troupes de théâtre dans différentes villes d'Allemagne (Francfort, Breslau, Koenigsberg), est nommé président de la Fédération des Acteurs, ainsi que de l'Association artistique de la Police de Berlin, dirige l'Association pour la promotion du cinéma. Il est aussi éditeur (il a créé les "Éditions théâtrales populaires") et fréquente de nombreuses personnalités du milieu artistique allemand.

Un exemplaire d'époque du Die Dreigroschenoper (L'Opéra de quat'sous) de Bertolt Brecht, musique de Kurt Weill, représenté en 1928 à Berlin, brûlé en place publique le 10 mai 1933. Brecht, comme beaucoup d'intellectuels de gauche, avait quitté l'Allemagne 3 mois plus tôt.

Après l'arrivée au pouvoir des nazis en mars 1933, Roessler participe au grand exode de l'intelligentsia allemande. Avec son épouse (née Olga Hoffmann) et son ami Xavier Schnieper (lui aussi un intellectuel, qu'il a connu pendant ses études), Roessler passe en Suisse ; le IIIe Reich lui retirera sa nationalité allemande en 1937.

Éditeur puis agent secret en Suisse

Installation

En janvier 1934 Roessler ouvre à Lucerne une petite librairie-maison d'édition, au nom symbolique : Vita Nova. Il veut se spécialiser dans les livres d'art et les documents anciens. Il publie aussi (sous les noms de plume "A.R. Hermes", ou "Arbitre") quelques écrits d'analyse géopolitique qui confirment sa tendance humaniste, catholique-conservateur et anti-nazi ; avec le théologien-philosophe Otto Karrer, il collabore à la revue suisse Entscheidung (Décision), diffusée par son ami Xavier Schnieper et d'autres catholiques de gauche.

Surtout, Roessler se constitue un très volumineux fichier de coupures de presse sur les hommes en vue et les sujets d'actualité intéressants. Il amasse aussi les renseignements que ses amis restés en Allemagne lui transmettent. Schneiper le met en contact avec les services secrets suisses, et en particulier avec Hans Hausamann.

Transmission de renseignements

En 1942 Roessler est mis en contact par Christian Schneider (alias Taylor) avec l'espionne soviétique Rachel Duebendorfer (nom de code Sissy), qui travaille pour Alexandre Radó (pseudonyme Dora), le chef de l'antenne des services secrets soviétiques (le GRU) à Genève. Il commence à fournir à Sissy (uniquement par l'intermédiaire de Taylor, et en refusant tout contact direct avec Sissy ou Dora) des renseignements sur la logistique et la stratégie de la Wehrmacht en URSS.

Bien que la source Lucy (Radó la surnomme Lucy car il ne sait rien d'elle, si ce n'est qu'elle vient de Lucerne) soit très chère et refuse de dévoiler son identité, la qualité des renseignements qu'elle apporte en grande quantité satisfait "le Centre" [2]. Lucy, qui ne communique avec Sissy que par l'intermédiaire de Christian Schneider, fournit tellement de renseignements que leur codage et leur transmission à Moscou occupe presque 24 heures par jour les opérateurs des 3 puissants émetteurs TSF appelés Rote Drei, "les 3 Rouges"[3] par les services de contre-espionnage allemands qui, au nord de la frontière germano-helvète, voient et écoutent passer leur trafic.

L'un des renseignements les plus précieux fournis par Lucy aux services du GRU alors dirigé par Fiodor Fedotovitch Kouznetsov : la préparation par les Allemands de l'opération Citadelle, dont le déclenchement est prévu pour début juillet 1943. Prévenue, l'Armée rouge pourra organiser sa résistance, et même contre-attaquer vers Orel et Kharkov. Les plans et détails techniques du char Panzerkampfwagen V Panther, apparu lors de l'opération Citadelle, ont aussi fait partie des livraisons de Lucy aux Soviétiques.

Quelles étaient les sources de Roessler ? Il ne révélera qu'à la fin de sa vie que ses informateurs avaient été des personnages haut placés de l'état-major et du service civil allemand. Il citera Hans Oster (un des chefs de l'Abwehr), Hans Bernd Gisevius, Carl Friedrich Goerdeler, et un certain "Boelitz" [4]. Un militaire résidant à Genève, un colonel tchèque du nom de Karel Sedlacek (alias « oncle Tom »), lui aurait par ailleurs servi d'analyste et lui aurait, parmi la masse de renseignements qu'il recevait, désigné les informations primordiales à faire parvenir en urgence à Moscou.

Arrestation

Le canon de 20 mm Oerlikon anti-aérien à tir rapide made in Switzerland en action à bord du USS Enterprise en mai 43. Ses excellentes caractéristiques techniques ont apparemment été livrées par Lucy à Moscou en 42-43.

Le , la police helvétique fait une descente dans les locaux occupés par les hommes de Radó et arrête la plupart des acteurs du réseau, à part le chef lui-même[5].

Il semble qu'en 1944 les autorités helvétiques aient cédé aux menaces et pressions du IIIe Reich [6] et interrompu les activités du réseau Rado ; le service de contre-espionnage allemand, même s'il ne pouvait pas le déchiffrer, avait dû faire la relation entre l'importance du trafic TSF Genève-Moscou et les contre-mesures que l'Armée Rouge opposait presque systématiquement depuis un an aux attaques de la Wehrmacht.

En octobre 1945 (sept mois après la fin de la guerre), Roessler, qui a effectué un an et demi de prison préventive, est jugé par un tribunal suisse, condamné à une peine symbolique et libéré.

Après-guerre: déclin et fin

Privé des importantes gratifications qu'il recevait du GRU pour ses livraisons, Roessler retrouve sa petite entreprise "Vita Nova" et vivote pendant la dure période de pénurie d'après-guerre. Il continue à amasser dans ses archives des articles, des coupures de journaux, des renseignements divers. Il écrit aussi des articles contre la remilitarisation de l'Allemagne, pour la solidarité internationale, dans les journaux Dernières Nouvelles de Lucerne et Freien Innerschweiz[7].

Le 1953, la Sûreté helvétique arrête Roessler et son ami Schnieper : un pot de miel qu'ils avaient envoyé par la poste en RDA a été renvoyé à l'expéditeur car "destinataire introuvable", a été ouvert à la frontière, et s'est révélé contenir un microfilm. Y apparaissent divers renseignements pouvant intéresser les Soviétiques : sur les aérodromes de la RAF en Allemagne ; sur les manœuvres du Ve corps de l'armée américaine ; sur la reconstruction de l'industrie aéronautique allemande ; sur les bases de l'US Air Force dans le Jutland ; sur les installations militaires alliées en Rhénanie-Palatinat, etc.

Malgré son passé honorable et les arguments de son avocat (« tous ces renseignements sont extraits de la presse internationale, aucun ne concerne vraiment la Suisse... »), Roessler est condamné par la Cour fédérale à 21 mois de prison.

Après sa libération, Roessler se retire à Kriens (dans l'arrondissement électoral de Lucerne-campagne).

Il meurt en 1958, après avoir fait sur son passé quelques rares révélations, d'ailleurs peu éclairantes. Il a légué ses volumineuses archives à son avocat ; celui-ci a révélé qu'elles contenaient surtout des coupures de journaux.

Le , le cinquantenaire de la mort de Rudolf Roessler a été célébré par la diffusion d'une émission par la station SRF (Schweizer Radio und Fernsehen): Rudolf Roessler : Der Agent, der aus dem Norden kam (Rudolf Roessler, l'espion qui venait du Nord).

Questions

Bundesarchiv garde un reportage photo réalisé en janvier 1941 par un certain "Roessler". Cette trentaine de photos N&B montrent un marché aux puces dans une ville de Pologne : piétinant dans la neige fondue, une foule triste et famélique (où rares sont ceux qui font face à l'objectif), propose ou examine de misérables marchandises ; des hommes portent le brassard à l’étoile de David. Rudolf Roessler, intellectuel et esthète démocrate chrétien alors réfugié en Suisse depuis 8 ans, vit-il ces photos[8], et celles-ci le décidèrent-elles à lutter avec les communistes contre les nazis ?

La personnalité de Roessler reste imprécise : pour certains c'était un humaniste, un patriote allemand, voire un pacifiste qui pendant la Première Guerre mondiale montait à l'attaque sans avoir chargé son fusil. Pour d'autres Roessler était un traître, qui a causé la mort de dizaines de milliers de soldats allemands - ou en tout cas un opportuniste, un simple intermédiaire qui n'était motivé que par l'argent et se faisait grassement payer.

Quant à l'origine des renseignements qu'il transmettait au réseau de Radó, là aussi l'incertitude règne. Si ses sources étaient des officiers allemands (qui ont d'ailleurs presque tous été exécutés après l'échec du complot du 20 juillet 1944 visant à assassiner Hitler[9]...): comment Roessler recevait-il, décodait-il et traitait-il l'énorme quantité de renseignements qui, selon lui, lui était adressée ? Il a toujours travaillé seul, en refusant les contacts personnels et en utilisant un seul intermédiaire (Schneider, dit Taylor).

Il est possible qu'il n'ait été qu'un porteur de courrier, faisant la liaison entre les services secrets helvétiques (alimentés par les Britanniques et aussi par les interrogatoires des nombreux déserteurs allemands qui se réfugiaient en Suisse) et le réseau Radó. Il aurait ainsi apporté aux Soviétiques les informations recueillies par les services secrets britanniques, qui avaient cassé le code secret allemand grâce à Ultra mais ne voulaient pas le faire savoir. Par ailleurs, les Alliés pensaient que Staline accorderait plus de confiance à des renseignements obtenus par une voie mystérieuse et en payant cher : celui-ci avait en juin 1941, avant l'entrée en guerre de l'Allemagne contre l'URSS, refusé de croire les nombreux avertissements le prévenant de l'imminence de l'opération Barbarossa.

Photos de Roessler

Voir Файл:Rudolf Roessler.jpg (Roessler en 1958)

Sources

Notes

  1. Voir la note no 4
  2. "Le Centre": le GRU à Moscou, en particulier Maria Josefna Poliakova, supérieure directe et correspondante du groupe "Suisse", et le directeur du GRU Ivan Ilyitchev
  3. Selon WP de, les servants des 3 émetteurs TSF Rote Drei sont: Maurice Emile Aenis-Hanslin, Renate Bernhard-Steiner, Leonard Beurton et son épouse Ursula Kuczynski, Paul Böttcher, Margareta Bolli, Rachel Dübendorfer (Sissy), Alexander Foote (Jim), Rudolf Hamburger, Edouard Hamel, Anna Barbara Mueller, Franz Obermanns, Arpad Plesch, Otto Pünter, Hermina Rabinowitz, Alexandre Radó, Henry Robinson, Rudolf Roessler, Christian Schneider, Karel Sedláček (alias Uncle Tom ou Charles Simpson, Jean Speiss (Jean Jacques Roger Spiess), Herzl Swiatszky, Jean-Pierre Vigier, Tamara Vigier (fille de Rachel Dübendorfer). Selon "CIA.library", les 3 sources de Radó ont été, dans l'ordre d'importance décroissante: Rachel Dübendorfer (alimentée par Lucy) - le journaliste français Georges Blun - Otto Puenter
  4. S'agit-il de Otto Boelitz (1876-1951), universitaire et homme politique? L'article de WP en "Lucy spy ring " cite encore, parmi les sources de Roessler, les officiers allemands suivants: le Lt-Gen Fritz Thiele, chef des communications et le colonel Rudolf von Gersdorff, chef du contre-espionnage de l'Armée du Centre (ils auraient connu Roessler pendant la guerre, puis au Herren Klub) - le général Erich Fellgiebel, chef des communications à l'OKW (Oberkommando der Wehrmacht) - le colonel Fritz Boetzel, chef du contre-espionnage à l'Armée du Sud-Ouest. À noter que la plupart de ces hommes ont été exécutés en 44 après l'échec du complot du 20 juillet 1944 contre Hitler.
  5. Selon l'article de Alexander Foote (alias Jim) dans le Der Spiegel (voir "Sources"), Radó, qui n'a pas été arrêté (car en se rendant chez les Hamel, il a vu par la fenêtre que les aiguilles de l'horloge ne marquaient pas minuit, signe que tout allait bien et qu'il pouvait entrer) se terre et ose demander au "Centre" de l'exfiltrer, ce qui lui est sèchement refusé. Et Foote, qui sera arrêté le 20 novembre 1943, ajoute (apparemment il n'aimait guère le chef du réseau) que Radó avait eu la légèreté de ne cacher ni les registres d'activité ni le livre de codes et procédures TSF, ce qui permettrait aux services secrets suisses de déchiffrer l'énorme trafic TSF qui avait eu lieu vers Moscou, et d'apprendre qu'il contenait entre autres les détails techniques du canon de 20 mm Oerlikon anti-aérien fabriqué en Suisse. Foote mentionne aussi que la police helvétique avait mis vraiment longtemps à réagir, vu l'ancienneté et l'importance des activités d'espionnage qui se déroulaient sur son sol.
  6. La Confédération vivait à l'époque dans une hantise: l'invasion par le IIIe Reich. Par ailleurs, on note que l'emprisonnement des acteurs du réseau Radó a été plutôt pour eux l'équivalent d'une mesure de protection: la Gestapo, qui avait ses entrées en Suisse, aurait pu finir par procéder à l'élimination physique du réseau, ou tout au moins de ses pièces maîtresses. Staline avait bien fait liquider (entre autres) sur le sol suisse, en 1937, l'agent soviétique Ignace Reiss, un collaborateur de Radó à l'époque.
  7. Freien Innerschweiz peut se traduire par "Suisse primitive libre".
  8. Les autres photos sont visibles sur Wikimedia Commons
  9. On peut d'ailleurs se demander s'il existe une relation entre le démantèlement du réseau Radó (de mai à novembre 44) et l'échec de la tentative d'assassinat de Hitler lors du complot du 20 juillet 1944

Bibliographie

Pierre Accoce et Pierre Quet, La Guerre a été gagnée en Suisse, L'Affaire Roessler, Paris, Librairie académique Perrin, 1966.

Liens externes

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