Révolution de crédibilité ou tournant empirique (Economie)

La révolution de crédibilité (en anglais, credibility revolution) désigne l'amélioration de la fiabilité des tests empiriques en science économique. Il est employé originellement par les économistes Joshua Angrist et Jörn-Steffen Pischke[1].

Concept

La révolution de la crédibilit consiste en un affermissement des conclusions des travaux de recherche en science économique sur la base d'une amélioration des protocoles de recherche[2].

Cette révolution s'incarne de trois manières dans la littérature scientifique en économie. Premièrement, sont devenues bien plus courantes les méthodes quasi-expérimentales ou expérimentales comme les différences-en-différence, des variables instrumentales, la régression sur discontinuité, des expériences naturelles, ou même des expériences randomisées[3]. Ces techniques permettent (en principe) de mieux distinguer corrélation et causalité que celles utilisées massivement auparavant, comme les régressions linéaires multiples ou les VAR[4]. Deuxièmement, cette révolution repose sur de meilleures pratiques statistiques, comme celle qui consiste à présenter plusieurs modèles pour réduire les risques de p-hacking. Cette pratique frauduleuse consiste à fouiller les données et à multiplier les tests jusqu'à trouver, par hasard, une corrélation significative. Troisièmement, cette évolution est facilitée par une augmentation de la disponibilité des données, permettant des tests sur des échantillons plus grands.

Cette révolution de crédibilité permet de rapprocher la science économique des sciences médicales, comme l'épidémiologie. De telles méthodes sont parfois également employées dans d'autres sciences sociales, comme la sociologie[5].

Cette révolution a permis à certains de parler de tournant empirique de l'économie[6],[7],[8],[9]. Cette appellation est toutefois contestée pour deux raisons. D'une part, elle suggère que les économistes ne testaient pas auparavant leurs théories, ce qui est faux. D'autre part, pour l'historienne de la pensée économique Béatrice Cherrier, cette révolution traduit moins une massification de la recherche empirique en économie qu'une légitimation de celle-ci, qui était autrefois reléguée hors des revues académiques les plus prestigieuses[10].

Indices empiriques de la réalité du phénomène

Dans un papier publié en 2010, Hamermesh passe en revue un échantillon d'articles d'économie publiés entre les années 1960 et les années 2010. Il remarque que si 51 % des articles économiques publiés en 1963 étaient purement théoriques, le chiffre tombait à 20 % en 2011. Cela signifie que 80 % des articles sont donc désormais empiriques. Parmi ces 80 % d'articles empiriques, on peut distinguer deux grandes catégories d'articles par ordre importance. D'une part, les articles qui usent d'une base de données constituée pour l'étude (1) ou pré-existante (2) sont les plus courants. Ces catégories (1) et (2) représentent chacune environ 30 % du total des articles. D'autre part, les simulations (3), et les expériences (4) constituent deux autres catégories qui représentent chacune environ 9 % du corpus total d'articles. On notera que ces catégories ne sont pas toutes mutuellement exclusives. Si l'auteur met bien en lumière un tournant empirique en économie, il reste peu précis sur les méthodes empiriques effectivement employées dans les articles.

Une étude empirique de Henrik Jacobsen Kleven du corpus textuel des workings papers en économie publique du National Bureau of Economic Research permet d'affiner cette analyse[11]. Plusieurs tendances sont très nettes. Tout d'abord, la part des articles contenant le terme "identification" statistique a explosé, passant de 0 % en 1980 à presque 50 % en 2016. De même, en 1980, la méthode des doubles différences était absente, ou presque, de la littérature. En 2016, un article sur quatre les cite. Enfin, les quasi-expériences et expériences naturelles sont en 2016 cités dans 20 % des articles contre 10 % pour les expériences contrôlées et en laboratoires en 2016. À nouveau, ces méthodes étaient absentes de la littérature en 1980[3]. Toutes ces méthodes ont en commun d'être plus fiables que les simples régressions linéaires multiples ou VAR utilisées massivement auparavant. Elles contournent au prix de nouvelles hypothèses des biais comme ceux de la variable omise, de causalité inverse, ou relatifs aux changements de spécifications des modèles.

Débats et critiques

Les résultats de ces études empiriques ne sont pas systématiquement reproductibles, comme dans les autres disciplines expérimentales. Pour s'assurer de la fiabilité d'une étude empirique, elle doit être répliquée plusieurs fois. Les résultats de l'étude initiale et de ses réplications peuvent ensuite être agrégés dans une méta-analyse et traités de manière à éliminer certains biais comme celui de publication pour augmenter encore le niveau de preuve. Ceci constitue toutefois moins une critique qu'une limite, qu'à un appel à la prudence.

Une des critiques les plus courantes concerne l'évolution de la profession. Avides de résultats solides, les économistes se seraient mis à chercher "des bonnes réponses plutôt que des bonnes questions"[1]. En effet, les méthodes susmentionnées sont certes plus fiables, mais elles sont aussi plus faciles à appliquer pour répondre à des questions très précises, et souvent locales : l'impact de la hausse du salaire minimum dans un État fédéral[12], ou d'une politique dans une région donnée. Pourtant, de nombreuses questions en science économique ne présentent pas de telles caractéristiques : "quel sera l'impact de la sortie de l'Euro" ? "Jusqu'à quel niveau une dette publique est-elle soutenable ?" "Le capitalisme est -il compatible avec la préservation de l'environnement ?". Celles-ci sont pourtant absolument cruciales. Plutôt que de mieux asseoir la théorie économique sur des preuves, le tournant empirique induirait ainsi une "mort" [10] de celle - ci. Les économistes préféraient aujourd'hui ainsi étudier des phénomènes dont l'étude est accessible à leur méthode, mais qui n'intéressent pas le public, plutôt que d'adresser des enjeux actuels bien plus brûlants.

À cette critique, les deux économistes inventeurs du terme "révolution de crédibilité" répondent que "des petites balles permettent parfois de gagner des grands jeux". Ils listent ainsi des applications importantes de ces méthodes en économie du travail ou en macroéconomie. Celles-ci permettent de mesurer fiablement la valeur de certains coefficients comme celui de l'élasticité intertemporelle de substitution. On pourrait également citer la mesure de la valeur du multiplicateur budgétaire via l'usage de variables instrumentales[13],[14]. Plus largement, de telles méthodes auraient permis et permettaient de trancher des débats importants dans la discipline selon les auteurs.

Enfin, certaines critiques sont plus spécifiques aux essais aléatoires[7]. D'une part, on leur reproche un manque de validité externe : une politique testée dans un pays A aura-t-elle un effet comparable dans un pays B ? Est - ce que généraliser une politique locale ne peut conduire à faire disparaître ses effets (effet dit d'équilibre général) ? Par exemple, une politique qui améliore la formation dans une région donnée peut voir son effet annulé si tout le pays bénéficie ensuite du même programme. Les habitants de la région dans laquelle a été testée initialement la politique perdent en effet leur avantage. D’autre part, il semble difficile de constituer un groupe placebo comme dans les sciences médicales lors d’une expérience aléatoire en économie. Enfin, les essais randomisés se substitueraient à d'autres méthodes qualitatives intéressantes[7]. Cette méthode est pourtant mise en avant comme la plus fiable, gage de scientificité de la discipline, par exemple par Esther Duflo, "prix nobel" d'économie en 2019.

Bibliographie

Notes et références

  1. (en) Joshua D Angrist et Jörn-Steffen Pischke, « The Credibility Revolution in Empirical Economics: How Better Research Design is Taking the Con out of Econometrics », Journal of Economic Perspectives, vol. 24, no 2, , p. 3–30 (ISSN 0895-3309, DOI 10.1257/jep.24.2.3, lire en ligne, consulté le )
  2. « La révolution de la crédibilité », sur TSE, (consulté le )
  3. (en) Henrik Jacobsen Kleven, « LANGUAGE TRENDS IN PUBLIC ECONOMICS », sur Princeton university (consulté le )
  4. Edward E. Leamer, « Chapter 5 Model choice and specification analysis », dans Handbook of Econometrics, Elsevier, (ISBN 9780444861856, lire en ligne), p. 285–330
  5. « tournant empirique de l'économie - Recherche Google », sur www.google.com (consulté le )
  6. « Les 10 limites de la méthode Duflo », sur Alternatives Economiques (consulté le )
  7. « « Le Négationnisme économique » : quel rôle de la science économique dans le politique ? », Le Monde, (lire en ligne, consulté le )
  8. « « Depuis la fin de la seconde guerre mondiale, on assiste à un “tournant empirique” de l’économie » », Le Monde, (lire en ligne, consulté le )
  9. (en) Beatrice, « Assiste-t-on vraiment un “tournant empirique” en économie? », sur The Undercover Historian, (consulté le )
  10. « Le tournant empirique de l’économie publique », sur Le Signal Économie, (consulté le )
  11. (en) David Card, Lawrence Katz et Alan Krueger, « An Evaluation of Recent Evidence on the Employment Effects of Minimum and Subminimum Wages », NBER working paper series (labour market), National Bureau of Economic Research, no w4528, , w4528 (DOI 10.3386/w4528, lire en ligne, consulté le )
  12. (en) Publications Office of the European Union, « Fiscal multipliers during consolidation : evidence from the European Union. », sur op.europa.eu, (DOI 10.2866/46995, consulté le )
  13. (en) Antonio Acconcia, Giancarlo Corsetti et Saverio Simonelli, « Mafia and Public Spending: Evidence on the Fiscal Multiplier from a Quasi-Experiment », American Economic Review, vol. 104, no 7, , p. 2185–2209 (ISSN 0002-8282, DOI 10.1257/aer.104.7.2185, lire en ligne, consulté le )

Voir aussi

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