Les gros poissons mangent les petits

Les gros poissons mangent les petits est un proverbe en français qui exprime que souvent les puissants ruinent les petits[2]. Ce proverbe apparaît, quelquefois littéralement, dans d'autres langues, et à toutes les époques. Il fait partie de ces expressions dont on peut établir une filiation à partir des premiers écrits de l'antiquité et qui transcendent les époques et les cultures[3]. Les Grecs et les Latins disaient « Vivre en poisson » pour signifier n'avoir d'autre loi que celle du plus fort ; mais l'histoire est peut-être venue d'Inde, car elle se trouve dans L'histoire du poisson, épisode du Mahabharata[4].

Livre d'emblèmes[1] par Peter Isselburg, 1617, Nüremberg, Allemagne. Minor esca maioris.
Musée Boijmans Van Beuningen - siet vrinden dit heeftmen veel jaren geweten / dat de groote vissen de cleynen eeten.

En anglais

Une mention ancienne se trouve chez Shakespeare dans son Périclès[5] :

« Second Fisherman: Nay, master, said not I as much when I saw the porpus how he bounced and tumbled? they say they're half fish, half flesh: a plague on them, they ne'er come but I look to be washed. Master, I marvel how the fishes live in the sea.

First Fisherman: Why, as men do a-land; the great ones eat up the little ones: I can compare our rich misers to nothing so fitly as to a whale; a' plays and tumbles, driving the poor fry before him, and at last devours them all at a mouthful: such whales have I heard on o' the land, who never leave gaping till they've swallowed the whole parish, church, steeple, bells, and all. »

 Shakespeare, Périclès (2:1)

En Inde, le Matsaya Nyaya

« S'il n'y a pas de dirigeant pour exercer la punition sur la terre », dit le Mahabharata, « le fort dévorerait les faibles comme les poissons dans l'eau. On raconte que dans les temps anciens, les gens étaient ruinés par la souveraineté, se dévorant les uns les autres comme les poissons les plus forts qui s'attaquent aux plus faibles ».

Le Matsya Nyaya - littéralement loi du poisson - décrit la situation qui prévaut en absence de lois pour protéger les plus faibles et la nécessité d'un gouvernement et de lois qui garantissent les droits de plus faibles[6].

«Le matsyanyâya n'est autre chose que la loi du plus fort, de celui qui gouverne en dehors de toute référence aux valeurs supérieures du dharma, de la loi socio-cosmique. Il faut au contraire que règne un monarque dharmique qui, maniant le daṇḍa, le bâton, empêche les forts d'opprimer les faibles. La terre doit évoluer de la condition a-dharmique ou pré-dharmique qui est celle de la Loi des Poissons à la soumission à l'ordre universel qu'il appartient au roi de faire régner[7]

Kautilya dans son Arthashâstra, a également utilisé cette théorie pour décrire pourquoi un État devrait améliorer sa taille et sa sécurité. Selon cette loi, sous l'Empire maurya, seulement quatre grande janapada (en) subsistent, les autres s'étant fait incorporer[8].

En philosophie

Jeune hareng (38 mm) observé via un EcoSCOPE (en) chassant des copépodes - le poisson s'approche par le bas et attrape chaque copépode individuellement. Au milieu de l'image, un copépode s'échappe avec succès vers la gauche.

Fragments

Le poisson se trouve au cœur de récits stigmatisant l'humanité réduite à l'état d'animal, dans la Bible d'abord[9], chez Hésiode aussi, dans une exhortation à la justice[10]: « Telle est la loi que le fils de Saturne a imposée aux mortels. Il a permis aux poissons, aux animaux sauvages, aux oiseaux rapides de se dévorer les uns les autres, parce qu'il n'existe point de justice parmi eux ; mais il a donné aux hommes cette justice, le plus précieux des biens. »

La nature a été la source d'une éthique, parce que l'on considérait que la nature était bonne. « Se demander si la nature est bonne ou mauvaise, c'est à peu près aussi intelligent que de demander si un quatuor à cordes est jaune ou bleu! » nous dit Rémi Brague[11].

La loi de la lutte pour la survie des espèces met en lumière la faiblesse d'une autre thèse de l'éthique biocentrique: son individualisme. Taylor a cependant prévu toutes ces objections; aussi, il a intégré dans son éthique la règle de la justice restitutoire: je dois compenser la perte, la destruction, le mal que j'ai faits aux êtres vivants, en créant des conditions favorables à la préservation de espèces, par exemple[12].

Chez Spinoza

D'après les mots de Spinoza, « les gros poissons mangent les petits », dans l'état primitif naturel, c'est la justice biologique où règnent les règles cruelles de la lutte pour la survie, de la sélection naturelle et du droit du plus fort, qui forme le droit[13]: « Les poissons sont déterminés par la Nature à nager, les grands poissons à manger les petits ; par suite les poissons jouissent de l'eau, et les grands mangent les petits, en vertu d'un droit naturel souverain ».

« C'est pourquoi, parmi les hommes, aussi longtemps qu'on les considère comme vivant sous l'empire de la Nature seule, aussi bien celui qui n'a pas encore connaissance de la Raison, ou qui n'a pas encore l'état de vertu, vit en vertu d'un droit souverain, soumis aux seules lois de l'Appétit, que celui qui dirige sa vie suivant les lois de la Raison. C'est-à-dire, de même que le sage a un droit souverain de faire tout ce que la Raison commande, autrement dit de vivre suivant les lois de la Raison, de même l'ignorant, et celui qui n'a aucune force morale, a un droit souverain de faire tout ce que persuade l'Appétit, autrement dit de vivre suivant les lois de l'Appétit. C'est la doctrine même de Paul qui ne reconnaît pas de péché avant la loi, c'est-à-dire tant que les hommes sont considérés comme vivant sous l'emprise de la Nature[14]. »

Expressions latine

  • Piscem vorat maior minorem.
  • Qui pote, plus urget, piscis ut. saepe minutas magna comest (celui qui est le plus fort opprime, comme le grand poisson mange souvent le moindre - Varron. Non. p. 81. 9);
  • Potentes plebem opprimunt (les puissants ruinent les petits)[2];
  • Grandibus exigui sunt pisces piscibus esca Les petits poissons sont la nourriture des gros » Sur une gravure de Pieter van Der Heyden- début XVIIe siècle)
  • Pisces maiores constat glutire minores: Sic homo maioris sepe fit esca minor (Il est évident que les plus gros poissons mangent les plus petits: Ainsi de même un homme gras mangeras le maigre;

Expressions dans d'autres langues

Cette expression trouve son équivalent dans différentes langues[15]:

  • en anglais - « men live like fish; the great ones devour the small »;
  • en italien - « i pesci grossi mangiano i piccini »;
  • en catalan - « els peixos grossos es mengen els petits »;
  • en espagnol - « los peces mayores se tragan los menores » ou « el pez grande se come al chico[16] »;
  • en allemand - « große Fische fressen kleine Fische »;
  • en irlandais - « na h-éisg bheaga a bheathuigheas na h-éisg mhóra »;
  • en russe - « Большая рыба маленькую целиком глотает »;
  • en portugais - « peixe grande come peixe pequeno »;
  • en galicien - « o peixe grande sempre come ó pequeno »;
  • en chinois - 大鱼吃小鱼 (dà yú chī xǎo yú) »;
  • en arabe : الكبير ياكل السمك الصغير »;
  • en turc - « büyük balık, küçük olanı yer »;
  • en grec - « το μεγάλο ψάρι τρώει το μικρό »;

Voir aussi

Bibliographie

  • (en) Benoy Kumar Sarkar, « The Hindu Theory of the State », Political Science Quarterly, Vol. 36, No. 1., The Academy of Political Science, , p. 79-90 (lire en ligne)

Notes et références

  1. Peter Isselburg. Emblemata politica: in aula magna Curiae Noribergensis depicta, quae sacra viritutum suggerunt monita prudenter administrandi fortiterque defendendi rempublicam. pp. 36. 1617
  2. Pierre Richelet. Dictionnaire de la langue françoise, ancienne et moderne, Volume 2. Jean-Marie Bruyset Imprimeur-Libraire, 1759. lire en ligne
  3. Wolfgang Mieder. Tradition and Innovation in Folk Literature. Routledge, 11 août 2015. lire en ligne
  4. Pierre-Marie Quitard. Dictionnaire étymologique, historique et anecdotique des proverbes et des locutions proverbiales de la langue française: en rapport avec des proverbes et des locutions proverbiales des autres langues. Bertrand, 1842
  5. The Dramatio Works of W. Shakespeare: With Glossarial Notes. A Sketch of His Life. And an Estimate of His. Fisher Son & Company, 1830. lire enligne
  6. Matsaya Nyaya – The Law of Fish. lire en ligne
  7. Bhattacharya France. Sît et Vasanta, les deux frères. In: Communications, 39, 1984. Les avatars d'un conte, sous la direction de Claude Bremond. pp. 67-76. lire en ligne
  8. Couture André. Urbanisation et innovations religieuses en Inde ancienne. In: Bulletin de l'Ecole française d'Extrême-Orient. Tome 92, 2005. pp. 159-179. DOI : lire en ligne
  9. Habacuc 1:13; « Tes yeux sont trop purs pour voir le mal, et tu ne peux pas regarder l'iniquité. Pourquoi regarderais-tu les perfides, et te tairais-tu, Quand le méchant dévore celui qui est plus juste que lui? Traiterais-tu l'homme comme les poissons de la mer, Comme le reptile qui n'a point de maître?… »
  10. Hésiode. Les travaux et les jours.lire en ligne
  11. Rémi Brague. Entrée en matière. La nature, demeure éthique?. In: Économie rurale. no 271, 2002. Questions d'éthique économique et sociale. pp. 9-20. lire en ligne
  12. Nguyen Vinh-De. Qu’est-ce que l’éthique de l’environnement? Un article de la revue Horizons philosophiques. Volume 10, Numéro 2, printemps, 2000, p. 133–153 lire en ligne
  13. Vukadinovic Gordana. Influence de la doctrine française sur la théorie du droit serbe (à propos du livre de B. S. Markovic). In: Revue internationale de droit comparé. Vol. 47 no 4, Octobre-décembre 1995. pp. 1007-1009. lire en ligne
  14. Spinoza. Traité théologico-politique, Chapitre XVI
  15. Augusto Arthaber. Dizionario comparato di proverbi e modi proverbiali: italiani, latini, francesi, spagnoli, tedeschi, inglesi e greci antichi. HOEPLI EDITORE, 1989. lire en ligne
  16. Sevilla munoz Julia. Les proverbes et phrases proverbiales français, et leurs équivalences en espagnol. In: Langages, 34e année, no 139, 2000. La parole proverbiale, sous la direction de Jean-Claude Anscombre. pp. 98-109. lire en ligne
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