Ernst Laas

Ernst Laas (né le à Fürstenwalde/Spree et mort le à Strasbourg) était un pédagogue, professeur de lycée puis professeur de philosophie et de propédeutique à l'université de Strasbourg. Penseur positiviste, son œuvre fut marquée par l'histoire de la philosophie et le sensualisme.

Biographie

Fils du tailleur berlinois Johann-Peter Laas (1807–57) et de Berta Ida Flora Laas (1818–52), née Beil, il grandit dans un milieu modeste. Grâce à la protection du général von Massow, il put effectuer des études secondaires au lycée de Joachimsthal. Il fut précepteur de 1854 à 1856 puis, ayant économisé suffisamment d'argent, s'immatricula à l'université de Berlin. Il y étudia la théologie et la philosophie sous la direction de l'historien des idées Fr.-A. Trendelenburg[1]. Laas soutint en 1859 sa thèse de philosophie consacrée au Postulat moral chez Aristote.

Ancien lycée de Joachimthal, dans le faubourg de Berlin-Wilmersdorf.

En 1860, il fut recruté comme professeur de littérature classique et d'hébreu au Lycée Frédéric, puis en 1868 au lycée royal Wilhelm de Berlin. Il épousa en 1861 Martha Vogeler (1839–1919), qui lui donna cinq fils. Au terme de la conquête de l'Alsace-Lorrraine, il fut nommé à la chaire de philosophie de l'université Kaiser-Wilhelm de Strasbourg, poste qu'il conserva jusqu'à sa mort.

Université de Strasbourg à la fin du XIXe siècle.

Dans ses cours, il ne traita au début que d'histoire de la littérature et d'histoire culturelle (notamment les essais d'esthétique de Luther, Lessing, Herder et Goethe) et de pédagogie : il parcourait l'évolution des idées en pédagogie depuis l'époque de l'Humanisme de la Réforme, jusqu'à la Querelle des Anciens et des Modernes en matière d'éducation et d'enseignement. Il y avait toujours dans ses leçons une ouverture vers la philosophie ; mais à partir de 1878, il ne s'occupa plus que de philosophie, et pour cela se mit à approfondir ses connaissances en sciences et en mathématiques[2].

Les écrits posthumes de Laas ont été publiés par l'un de ses étudiants, le Viennois Benno Kerry[3] (1858–1889). Laas, selon Kerry, publiait des essais érudits sur la philosophie de son temps, surtout sur les post-kantiens. Mais dans « Idéalisme et Positivisme », il prend position en faveur du positivisme. L'objet de son positivisme, c'étaient les représentations que les hommes projettent sur le monde, « idées » (Laas s'en tient systématiquement au mot warnehmen) ou sentiments. Il estimait ce point de vue sensualiste, ou positiviste comme plus profond et plus fertile que l’idéalisme philosophique de la majorité de ses collègues. Chacun pouvait, selon Laas, éprouver la consistance des idées tirées des sens, prendre position par rapport à elles et édifier dessus ses propres conceptions[2].

La philosophie positiviste de Laas rencontra un grand succès à Strasbourg, mais provoqua aussi une controverse sur la théorie de la connaissance et la philosophie morale. Laas (comme Hume et Mill) professait par exemple, contrairement aux kantiens, que la raison humaine ne peut former d'idées ni de concepts qui garantiraient l'objectivité de nos jugements synthétiques et moraux ; autrement dit que l'homme n'est libre, ni de son jugement, ni de son sentiment.

En 1882, le professeur néokantien Windelband fut affecté à l'université de Strasbourg. Il voyait dans la philosophie positiviste de Laas un relativisme radical, une sophistique anti-rationnelle, qui remettait en cause les idéaux philosophiques, par exemple la connaissance objective et la morale. Windelband se fit, selon Klaus Köhnke, un devoir de réhabiliter la philosophie allemande traditionnelle, idéaliste et kantienne, à Strasbourg, malgré les critiques de Laas. Köhnke estime qu'il était en cela appuyé par le successeur prussien d'Althoff aux affaires culturelles en Alsace[4].

Sa philosophie de l'histoire

Laas s'intéressait essentiellement aux courants philosophiques du XIXe siècle, car depuis 1830, le Positivisme, qui accompagnait le bond des sciences, était un véritable défi pour l'Idéalisme allemand et sa place dans le débat philosophique ne pouvait plus être ignorée[5]. Les Néokantiens étaient alors soucieux de fonder et d'enrichir leur position philosophique sur les plus récentes avancées de la Science. Ils s'opposaient aux philosophes positivistes en proclamant que l'objectivation des phénomènes ne peut être réalisée sans jugements a priori, mais se trouvaient par là-même entraînés dans une approche positiviste des idées kantiennes. On débattait ainsi de savoir si les connaissances a priori (par ex. les concepts et catégories kantiennes) ne doivent pas elles-mêmes être considérées comme des phénomènes [6].

Laas voyait dans le Positivisme la seule philosophie fondée scientifiquement. Il s'affranchissait assurément des « essences arbitraires de la philosophie spéculative », en premier lieu (comme l'affirme P. Jacob Kohn dans sa thèse sur le positivisme de Laas) celle d'Hegel, et s'appuyait sur la démarche scientifique de l'époque[7]. Laas , avec sa trilogie Idealismus und Positivismus, entreprit d'élaborer une philosophie systématique, englobant même la morale „sur le socle ferme de l'expérience“, ou plus exactement sur la base de la réalité sensible[8]. Il y définit les termes de phénomène (Tatsache), sensation (Empfindung), expérience (Erlebnis) et réminiscence (Erinnerung).

Laas consacre le premier volume d’« Idéalisme et Positivisme » à son interprétation des œuvres de Platon, de Kant, des anti-kantiens et des philosophies modernes qui annoncent le Positivisme : par exemple celle de Condillac. Il emploie les méthodes de la critique historique héritées de son maître Trendelenburg, opérant la distinction entre les « pensées originales » et celles qui en sont « dérivées[9]. » Il conclut de l'histoire de la philosophie qu'il n'y a véritablement que deux écoles de pensée[10]:

  • d'abord le positivisme, qui se fonde sur la réalité sensible ou les phénomènes, et écarte les « idées innées » ;
  • et l'idéalisme, qui (comme chez Kant) procède d'instances ontologiques comme la raison et les principes éthiques (le Devoir), lesquels préexistent dans la Raison à toute expérience sensible, et sont constitutifs du jugement. Pour les idéalistes, les concepts de « forme sensible », de « sensation » et de « phénomène » n'ont qu'un rôle secondaire par rapport aux formes a priori[11].

Laas fait remonter le premier courant de pensée, qu'il qualifie aussi de « sensualiste », à Protagoras d'Abdère[12], et attribue la paternité du second courant à Platon.

« Il saute aux yeux que l'orientation transcendantale (...) est entièrement de conception platonicienne. Mais en y regardant de plus près, une parenté curieuse se dessine. Les lois de l'entendement (...) n'ont-elles pas quelque chose du paradigme des idées platoniciennes? et la place centrale des formes a priori n'est-elle pas une réminiscence de l'idée platonicienne de l’Unum et bonum inconditionnel? »

 Laas: Idealismus und Positivismus. vol. I, p. 72.

Pour Laas, le courant idéaliste n'était plus en mesure, en cette fin de XIXe siècle, d'interpréter philosophiquement les plus récents progrès de la Science. Au lieu de se fonder sur les phénomènes et l'expérience sensible comme les autres connaissances, les philosophes idéalistes (représentants de la philosophie transcendantale ou de l'hégélianisme) continuaient d'échafauder des systèmes abstraits pour justifier la démarche scientifique ou la morale ; mais cette justification, l'épistémologie de Kant (comme l'avaient abondamment montré les débats entre philosophes du XIXe siècle) ne l'avait que promise, sans toutefois parvenir à la réaliser[13]. L'essai de Laas sur « Les analogies de l'expérience chez Kant[14] » (1876) et « Le point de vue de Kant dans le conflit entre connaissance et croyance » (Berlin 1882) développent entièrement ce jugement.

Laas, en héritier assumé de la pensée de David Hume et surtout de John Stuart Mill, était partisan du positivisme ou, comme il le disait parfois, du sensualisme, comme philosophie la mieux adaptée à la science de son temps ; toutefois, s'il louait en Auguste Comte le fondateur du Positivisme, il lui reprochait d'avoir laissé de côté des questions philosophiques fondamentales, comme les rapports du Sujet à l'Objet[15]. Il rejetait aussi d'autres œuvres du philosophe français (par exemple ses conférences scientifiques), et prenait ses distance avec sa religiosité, qu'il tenait pour « mythologique et romantique[16]. »

Les idées positivistes de Laas n'eurent que peu d'influence après sa mort. Les continuateurs allemands du sensualisme, comme Avenarius, Mach, Ostwald et Ratzenhofer l'ont complètement ignoré[17]. Les jugements sur l’œuvre philosophique de Laas, que l'on trouve dans le « Dictionnaire des philosophes » d'Eisler[18] ou dans le Großes Konversations-Lexikon de Meyer[19] n'ont guère été révisé au cours du XXe siècle.

De ses prises de position philosophiques et politiques, Laas écrivit en conclusion du troisième tome de sa trilogie: « En m'opposant philosophiquement à Kant et Platon, j'ai donné l'impression de déclarer la guerre à l'Idéalisme célébré unanimement, inscrit mes analyses historiques dans la continuité de celles, mpérisés par une majorité, du sophiste Protagoras ; j'ai pu trahir un certain penchant pour le sceptique David Hume, j'ai désigné ma philosophie comme positivisme (...) je m'exposais fatalement à une multitude de malentendus et d'escarmouche dialectiques. »

Il ne se repentait pourtant nullement d'avoir montré l'importance fondamentale du conflit entre Idéalisme et Positivisme ; car il considérait que les théories scientifiques et politiques défendues au nom de l'Idéalisme sont non seulement branlantes, mais même « dangereuses », et « dangereuses idéologiquement » (kulturgefährlich). Plus il entendait le mot « Idéalisme », et surtout en Allemagne, et plus il lui semblait évident qu'il servait de prétexte commode à l'ignorance et à la pauvreté des idées, en somme à la paresse intellectuelle. Le mot « Idéalisme » évoque d'emblée « un sentiment illusoire ... de bien-être[20]. » Laas espérait en conclusion que son histoire des idées contribuerait à une promotion de la philosophie positiviste, malgré la prévalence des préjugés inspirés par l'idolâtrie nationaliste[21].

Œuvres

Bibliographie

  • Rudolf Lehmann, Der Deutsche Unterricht: eine Methodik für höhere Lehranstalten. Berlin (1897). Réimpr. de la 3e édition de 1909, (TP Verone) Zypern 2016.
  • Dragischa Gjurits, Die Erkenntnistheorie des Ernst Laas : Eine Darstellung des Correlativismus. Thèse de philosophie, Leipzig, (lire en ligne)
  • Rudolf Hanisch, Der Positivismus von Ernst Laas. Halle (1902).
  • Pinchas Jacob Kohn, Der Positivismus von Ernst Laas : Inaugural-Dissertation der hohen philosophischen Fakultät der Universität zu Bern, Berne, Scheitlin, Spring & Cie.,
  • Katharina Awakowa-Sakijewa, Die Erkenntnistheorie von Ernst Laas. Zürich (1916).
  • (de) Friedbart Holz, « Laas, Ernst », dans Neue Deutsche Biographie (NDB), vol. 13, Berlin 1982, Duncker & Humblot, p. 359–360 (original numérisé).
  • Meyers Großes Konversations-Lexikon, vol. 12, Leipzig/Vienne, Bibliographisches Institut, (réimpr. 6) (lire en ligne), « Laas, Ernst. », p. 2–3.
  • Lucia Grunicke, Der Begriff der Tatsache in der positivistischen Philosophie des 19. Jahrhunderts. Tübingen 1930).
  • Ludwig Salamonowicz, Die Ethik des Positivismus nach Ernst Laas. Thèse de doctorat. Berlin (1935).
  • Nikolaus Koch, Das Verhältnis der Erkenntnistheorie von Ernst Laas zu Kant : ein Beitrag zur Geschichte des Positivismus in Deutschland. Thèse de doctorat. Cologne (1939).

Voir également

Notes

  1. Cf. Historische Beiträge zur Philosophie, Berlin, , p. VII
  2. Cf. Benno Kerry, Ernst Laas: Literarischer Nachlass, Vienne, (réimpr. 1902), « Einleitung », p. 5–8.
  3. (de) Friedbart Holz, « Laas, Ernst », dans Neue Deutsche Biographie (NDB), vol. 13, Berlin 1982, Duncker & Humblot, p. 359–360 (original numérisé).
  4. Cf. Hübinger, Bruch et Graf (dir.) et Klaus Christian Köhnke, Kultur und Kulturwissenschaften um 1900: Idealismus und Posivisimus, Stuttgart, , « Neukantianismus zwischen Positivismus und Idealismus? », p. 41–52.
  5. Cf. Johannes Hirschberger, Kleine Philosophiegeschichte, Fribourg-en-Brisgau (réimpr. 1966, 6), p. 167.
  6. Cf. Gerhard Lehmann, Geschichte der Philosophie, vol. IX, Berlin, , p. 85 et suiv. ; et également Moritz Schlick, « Positivismus und Realismus », Erkenntnis, no 3, , p. 1–31.
  7. Pinchas Jacob Kohn, Der Positivismus von Ernst Laas : Inaugural-Dissertation der hohen philosophischen Fakultät der Universität zu Bern, Berne, Scheitlin, Spring & Cie., (lire en ligne)
  8. Laas, Idealismus und Positivismus, vol. I, p. 273. L'auteur emploie là encore ssytématiquement le mot 'Warnehmung' pour réalité.
  9. Laas: Idealismus und Positivismus. Vol I, p. 4 et A. Trendelenburg, Historische Beiträge zur Philosophie, vol. II : Über den letzten Unterschied der philosophischen Systeme, Berlin, , p. 1.
  10. Vgl. zum fundamentalen Gegensatz in der Philosophie, Laas: Idealismus und Positivismus. Band I, S. 4–6.
  11. Laas analyse la « Critique de la raison pure » de Kant au vol. I, pp. 69–73 de son essai Idealismus und Positivismus.
  12. Protagoras avait explicitement écarté religion et métaphysique de la philosophie. Cf. par ex. à ce sujet Alexander Rüstow, Ortsbestimmung der Gegenwart: eine universalgeschichtliche Kulturkritik, Münster, , p. 114.
  13. Laas: Idealismus und Positivismus. Vol. I, I, p. 15.
  14. Ernst Laas, Kants Analogien der Erfahrung : Eine kritische Studie über die Grundlagen der theoretischen Philosophie, Berlin, Weidmannsche Buchhandlung, ()
  15. Pinchas Jacob Kohn, Der Positivismus von Ernst Laas : Thèse de philosophie supérieure de la Faculté de Berne, Berne, Scheitlin, Spring & Cie., (lire en ligne)
  16. Cf. Laas: Idealismus und Positivismus. Vol. I, p. 184.
  17. Cf. Ludwig Stein, Der soziale Optimismus (1905). Réimpr. Kessinger (2010), p. 178.
  18. Philosophen-Lexikon. Berlin (1912), pp. 371–373.
  19. Meyers Großes Konversations-Lexikon, vol. 12, Leipzig/Vienne, Bibliographisches Institut, (réimpr. 6) (lire en ligne), « Laas, Ernst. », p. 2–3.
  20. „ein blindes Gefühl ... des Wohlwollens“
  21. E. Laas, Idealismus und Positivismus, vol. III, pp. 665 et suiv.
  22. Ernst Laas, Der deutsche Unterricht auf höheren Lehranstalten

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