Destruction créatrice

La « destruction créatrice » désigne le processus continuellement à l'œuvre dans les économies et qui voit se produire de façon simultanée la disparition de secteurs d'activité économique conjointement à la création de nouvelles activités économiques.

L'expression est associée à l'économiste Joseph Schumpeter (1883-1950) qui en assure une large diffusion avec la parution de son livre Capitalisme, Socialisme et Démocratie publié en anglais aux États-Unis en 1942, traduit en français en 1951. L’idée s'inspire de la pensée du philosophe Friedrich Nietzsche (1844-1900) et de la formulation proposée pour la première fois par l’économiste Werner Sombart (1863-1941). Bien qu'étant conservateur, Schumpeter tira une grande partie de sa compréhension de la « destruction créatrice » des œuvres de Karl Marx.

Elle a été reprise par Theodore Levitt dans Innovation et marketing (1969).

Origine de la destruction créatrice

Dans la vision de Joseph Schumpeter du capitalisme, l'innovation portée par les entrepreneurs est la force motrice de la croissance économique sur le long terme. Schumpeter emploie l'image d'un « ouragan perpétuel » : dans l'immédiat, il peut impliquer pour certaines entreprises présentes sur le marché une destruction de valeur spectaculaire. Le phénomène affecte tout type d'organisations même les plus importantes ou celles censées jouir jusque-là d'une position apparemment forte ou dominante (y compris sous la forme d'une rente de situation ou d'un monopole).

  • De nombreux types d'innovation déclenchent le processus de destruction créatrice :
    • les nouveaux marchés, nouveaux débouchés, nouveaux produits ou équipements ;
    • les nouvelles sources de travail et de matières premières, les nouveaux moyens logistiques ;
    • les nouvelles formes d'organisation et de management, les nouveaux moyens financiers ;
    • les nouvelles méthodes de marketing ou de publicité, les nouveaux moyens de communication (aujourd'hui les technologies de l'information et de la communication) ;
    • les changements législatifs ou de nouvelles façons d'influencer les décideurs politiques, les nouveaux moyens de fraude.
  • Schumpeter distingue à l'origine cinq types d'innovations :
    1. la fabrication de biens nouveaux ;
    2. les nouvelles méthodes de production ;
    3. l'ouverture de nouveaux débouchés ;
    4. l'utilisation de nouvelles matières premières ;
    5. une nouvelle organisation du travail.

Effets de la destruction créatrice

Lorsqu'un mouvement d'innovation réussit sa percée, il confère aux organisations porteuses de cette innovation un leadership voire un pouvoir de monopole temporaire sur un marché. Les profits et la puissance des entreprises moins innovantes diminuent, les avantages concurrentiels traditionnels sont rendus obsolètes et les organisations qui en bénéficiaient précédemment sont surclassées et à terme menacées de déclin, voire de disparition.

La destruction créatrice peut gravement affecter même des entreprises qui, à une époque, ont révolutionné et dominé leur marché telles que Xerox pour les photocopieurs ou Polaroid pour les appareils photo instantanés. De telles entreprises réputées solidement établies ont pourtant vu leurs marges se réduire et leur domination disparaître avec l’émergence de rivaux plus innovants, ayant des produits ou services dotés d'une meilleure conception, d'un meilleur design ou de coûts de fabrication très inférieurs.

À l'inverse, la destruction créatrice profite aux entreprises qui se montrent capables de prendre l'ascendant dans leur secteur et constituer une position dominante à leur profit. Ainsi, Walmart, la chaîne d'hypermarchés aux États-Unis, domine progressivement le commerce de détail en utilisant de nouvelles techniques de gestion des stocks, de marketing et de gestion des ressources humaines. L'essor et le leadership du nouveau « dominant » contraint de nombreuses entreprises plus anciennes ou plus petites à la disparition, au regroupement ou au rachat. Le phénomène peut être d'autant plus violent en l'absence de lois anticartel ou d'une régulation efficace de la concurrence.

Au total, par la combinaison de ses effets destructeurs et créateurs, le processus de destruction créatrice pointe la puissance des dynamiques du changement à l'œuvre dans les activités économiques et industrielles. Puissance qui déstabilise des équilibres réputés acquis et génère la transition d’un système compétitif à un monopole et inversement. Elle est à l’origine de la théorie de la croissance endogène et d'une façon plus large de l’évolution économique générale. Elle met en évidence que l’innovation engendre une concurrence forte de la part des nouveaux produits commercialisés par les nouveaux entrants.

Le mouvement de destruction créatrice est souvent questionné pour ses effets sur l'emploi : les ouvriers ayant des compétences rendues obsolètes par les nouvelles technologies perdent leur emploi. Elle constitue une contrainte forte à la reconversion de nombreux travailleurs : ceux-ci doivent quitter une activité réputée être moins productive pour se reclasser dans une organisation ou une activité plus productive. Ainsi s'explique la tendance séculaire au déversement illustrée par Alfred Sauvy ou Jean Fourastié : les emplois agricoles se réduisent d'abord au profit de l'accroissement des effectifs industriels. Puis les effectifs industriels diminuent à leur tour pour se transférer vers des emplois tertiaires.

Il n'empêche qu'à court terme les conséquences peuvent être désastreuses sur le niveau de l’emploi, le ré-emploi par les secteurs réputés porteurs pouvant s'avérer :

  • pas assez rapide, lorsqu'une conjoncture économique générale médiocre ou défavorable est en place ;
  • hypothétique, lorsque les secteurs ou filières réputés porteurs et innovateurs poursuivent une croissance moins « riche en emplois » ;
  • impossible, lorsque les compétences nécessaires sont impossibles à enseigner rapidement à des chômeurs (trop de choses à apprendre...).

Theodore Levitt et la destruction créatrice

Theodore Levitt a repris le concept dans Innovation et marketing (1969).

Bilan critique de la théorie

Un Bösendorfer de concert.
Le Glock 17, le premier pistolet en polymère ayant eu un succès commercial, le HK VP70 ayant été un échec commercial.
Le KTM Quad 990.
Une boutique Swarovski.
  • Toutes les innovations ne remplacent pas et ne détruisent pas (ou pas totalement) et de manière systématique les activités dans lesquelles elles se produisent.
    Schumpeter était d'origine autrichienne. Si l'on analyse les entreprises les plus connues de ce pays, telles que Bösendorfer (les pianos), Glock (les pistolets), Head (les skis), KTM (les motos), Steyr (les automobiles), Steyr Mannlicher (les armes), Swarovski (le cristal), on constate que leur cycle de vie ne correspond pas ou n'est pas intégralement déterminé par la théorie de la destruction créatrice.
    • Bösendorfer. Fondée en 1827 : l'invention du piano numérique par Yamaha n'a pas fait disparaître ce facteur de piano. Il faut bien comprendre qu'il s'agit ici de création de valeur et de destruction de valeur. Ainsi l'invention du piano numérique a créé un nouveau marché qui a fortement affecté les acteurs historiques tels que Bösendorfer.
    • Glock : Fondée en 1963. Inventeur en 1980 d'un pistolet en polymère, le Glock 17.
    • KTM : Fondé en 1934. Aujourd'hui, des vélos électriques et des motos off-road. Utilisation du deux-temps. Lancement d'une moto à moteur électrique
    • Swarovski. Fondée en 1895 : un procédé de fabrication qui n'a pas changé. 1 200 magasins dans le monde,
  • Il apparait également que certaines innovations peuvent ajouter et enrichir les activités existantes :
    • L'apparition du vélo (1890) n'a rien détruit du tout.
    • La moto (commercialisée pour la première fois en 1894 par un autrichien) n'a pas remplacé l'automobile.
    • L'automobile a bien détruit une activité, celle des voitures hippomobiles. Mais en définitive, ce n'était qu'une industrie dotée d'un volume marginal comparé à celui apporté par l'industrie automobile moderne.
    • L'Airbus A380 qui crée une catégorie de produits (les avions de ligne très gros porteurs) ne détruit pas une activité, mais semble créer au contraire de nouveaux investissements induits, comme les nouveaux aéroports capables de l'accueillir (voir par ex. l'aéroport de Paris-Charles-de-Gaulle ou plus récemment l'aéroport international de Dubaï avec son terminal 3).

Citation

« Les agissements de cette nature constituent, au milieu de l’ouragan perpétuel de simples incidents, souvent inévitables, qui encouragent, bien loin de le freiner, le processus d’expansion à long terme. Une telle affirmation n’est pas davantage paradoxale que celle consistant à dire : les automobiles parce qu’elles sont munies de freins roulent plus vite que si elles en étaient dépourvues. »

Joseph Schumpeter, 1943 Traduction française 1951 Capitalisme, socialisme et démocratie, Paris, Payot, p. 128.

« L'impulsion fondamentale qui met et maintient en mouvement la machine capitaliste est imprimée par les nouveaux objets de consommation, les nouvelles méthodes de production et de transport, les nouveaux marchés, les nouveaux types d'organisation industrielle – tous éléments créés par l'initiative capitaliste. [...] L'histoire de l'équipement productif d'énergie, depuis la roue hydraulique jusqu'à la turbine moderne, ou l'histoire des transports, depuis la diligence jusqu'à l'avion. L'ouverture de nouveaux marchés nationaux ou extérieurs et le développement des organisations productives, depuis l'atelier artisanal et la manufacture jusqu'aux entreprises amalgamées telles que l’U.S. Steel, constituent d'autres exemples du même processus de mutation industrielle – si l'on me passe cette expression biologique – qui révolutionne incessamment de l'intérieur la structure économique, en détruisant continuellement ses éléments vieillis et en créant continuellement des éléments neufs. Ce processus de Destruction Créatrice constitue la donnée fondamentale du capitalisme : c'est en elle que consiste, en dernière analyse, le capitalisme et toute entreprise capitaliste doit, bon gré mal gré, s'y adapter. »

Joseph Schumpeter, 1943 Traduction française 1951 Capitalisme, socialisme et démocratie, Paris, Payot, p. 106-107.

Voir aussi

Bibliographie

  • Philippe Aghion, Le pouvoir de la destruction créatrice, (en collaboration avec Céline Antonin et Simon Bunel, Odile Jacob, 2020.
  • Philippe Aghion and Peter Howitt, Endogenous Growth Theory, MIT Press, 1997.
  • Clayton M. Christensen. The Innovator's Dilemma. HarperBusiness. 2001.
  • Richard Foster and Sarah Kaplan. Creative Destruction: Why Companies that are Built to Last Underperform the Market - And how to Successfully Transform Them. Currency publisher. 2001.
  • J. Stanley Metcalfe and J. S. Metcalfe, Evolutionary Economics and Creative Destruction (Graz Schumpeter Lectures, 1). Routledge. 1998.
  • Hugo Reinert and Erik S. Reinert. "Creative Destruction in Economics: Nietzsche, Sombart, Schumpeter." Forthcoming 2005 in J.G. Backhaus and W. Drechsler, eds. Nietzsche, Economy, and Society. Kluwer. 2005.
  • James M. Utterback. Mastering the Dynamics of Innovation. Harvard Business School Press. 1996.
  • Pierre Cahuc, Le chômage, fatalité ou nécessité ?, (en coll., André Zylberberg) Flammarion, 2004.

Articles connexes

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