Carte mentale

La notion de carte mentale (en anglais « mental map ») a été développée par la psychologie cognitive (notamment Kevin Lynch) à partir des années 1950 et surtout des années 1970. Alors que la carte cognitive ou carte heuristique (en anglais "mind map" qui amène de la confusion chez certains auteurs) propose une représentation visualisant l’organisation de l’information dans le cerveau animal ou humain, la notion de carte mentale est utilisée par les géographes, puis par l’ensemble des sciences humaines et sociales pour mener une réflexion sur les imaginaires spatiaux des individus ou des collectivités. Cette notion est à rapprocher d’un côté de l’intérêt pour la dimension spatiale des phénomènes sociaux (« tournant spatial » ou spatial turn en sciences humaines), de l’autre d’une réflexion pluridisciplinaire sur les représentations et les imaginaires collectifs. Dès lors, la carte mentale n’existe pas nécessairement sous forme de carte dessinée, mais peut demeurer un outil d’interprétation donnant lieu à une description narrative[1].

Exemple de carte mentale

Recherches et applications

Applications en géographie et psychologie sociale et environnementale

Pour les géographes, la carte mentale est une méthode de collecte de l’information. Il s’agit de demander aux individus d’un groupe donné de dessiner ou d’écrire spontanément leur représentation d’un objet ou d’un espace spécifique, sous certaines conditions. L’information peut ensuite être restituée sous forme de cartes grâce aux systèmes d’information géographiques (SIG) ou via des techniques mobilisant des analyses pré-iconographique[2] ou chorématique[3]. Enfin, ces cartes donnent lieu à des comparaisons et des interprétations. Leur usage peut être pédagogique[4]. Les cartes mentales sont utilisées également par les géographes et psychologues[5] comme instrument de recherche pour déterminer la perception des espaces par le public (géographie du comportement). Cette méthodologie pose la question de la constitution des cartes mentales. Pour exemple, le géographe américain Sorin Matei (2005) se sert des cartes mentales afin de révéler le rôle des medias dans la perception des espaces urbains à Los Angeles. À partir de 215 cartes mentales correspondant à 7 quartiers de la ville, il montre que les sentiments de crainte sont associés à la composition ethnique des quartiers, et ne correspondent pas aux taux réels de criminalité[6]. Olga den Besten (2008) utilise les cartes mentales pour travailler sur les sentiments d’appartenance sociale et leur lien avec les sentiments de peur ou de sécurité chez les enfants d’immigrés à Paris et à Berlin[7]. Sylvain Dernat, a mobilisé la carte mentale auprès d'étudiants pour comprendre leurs représentations du territoire rural et son influence dans leur orientation professionnelle (2016)[8] mais également pour connaître les représentations spatialisées du risque lié aux morsures de tiques dans le grand public (2019)[9]. Le projet universitaire international EuroBroadMap mené de 2009 à 2011 à partir de l’Université Paris Diderot est une vaste enquête sur la définition des frontières et de l’idée d’Europe par rapport au reste du monde. Des questionnaires ont été proposés à des étudiants de 12 pays différents (France, Belgique, Portugal, Suède, Malte, Roumanie, Turquie, Brésil, Cameroun, Chine, Inde). Ces cartes mentales de l’Europe proposent une vision intégrée de l’Europe subjective, politique, et fonctionnelle. L’outil Mental Mapper permet de visualiser ces trois aspects distincts mais interdépendants d’une réalité globale[10]. En 2021, un colloque est organisé à Paris (Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne) sur les cartes mentales[11].

La dimension sociale des représentations de l'espace et des cartes mentales

Il est courant en psychologie, géographie et sociologie, d'utiliser le recueil des cartes mentales pour étudies les représentations spatiales qu'ont les individus. Il existe toutefois un débat sur la nature individuelle et/ou sociale de ces représentations[12].

Selon Thierry Ramadier[13] les dimensions sociales des représentations cognitives de l'espace ont été négligées notamment à cause du manque de dialogue entre les différentes disciplines qui les étudient. C'est à partir des années 70, en psychologie sociale et environnementale, que plusieurs chercheurs soulignent la construction sociale des représentations individuelles de l'espace.

Par exemple, le travail de Denise Jodelet et Stanley Milgram[14] sur les représentations de la ville de Paris dans les années '70 s'appuie sur la théorie des représentations sociales et considère les cartes mentales comme le produit des interactions sociales dans les groupes sociaux. Par la suite, cette étude est reprise par plusieurs chercheurs, comme Marie-Line Félonneau[15] pour étudier les représentations d'étudiants bordelais.

Toujours selon Ramadier[13], plusieurs approches à l'étude des dimensions sociales des représentations spatiales existent aujourd'hui. En premier lieu certaines études se concentrent sur les différences entre les groupes sociaux et sur le rapport entre cartes mentales et mémoire collective. Les travaux de Valérie Haas[16] sur Vichy ou de Martha de Alba[17] sur Mexico constituent des exemple de ce premier courant. Un deuxième courant plus récent[18] se donne l'objectif d'analyser les effets des conflits et des rapports sociaux dans la constitution des représentations de l'espace.

Application en histoire des relations internationales et géopolitique

La volonté de représenter « l’espace mental » sur des cartes politiques est ancienne. On peut citer l’existence de cartes mentales humoristiques utilisant les stéréotypes nationaux[19] et l’Atlas of prejudice du plasticien Yanko Tsvetkov[20],[21]. Dans le domaine des relations internationales, le concept de carte mentale met en relation les réflexions sur l’espace (cartographie, frontières) avec le travail sur les imaginaires collectifs ou sociaux[22], les stéréotypes[23], les mythes et les mythologies politiques[24], les « communautés imaginées » (Benedict Anderson, 1983). L’historien américain Timothy Snyder met en évidence les meurtres de masses commis successivement dans un espace géographique délimité en Europe de l’Est par l’URSS et l’Allemagne nazie et de 1932 à 1945. Nommant cette région les « Terres de sang », Snyder tente de poser de nouveaux questionnements concernant le vécu des meurtres de masses et la comparaison entre les régimes soviétique et nazi. L'appellation « Terres de sang » est subjective et elle relève des cartes mentales. En effet, l'espace d'étude choisit par l'auteur est l'Ukraine et la Pologne. Or, la Roumanie, la Serbie et la Croatie ont connu des massacres comparables mais qui ne sont pas traités dans l'ouvrage de Snyder. L’imaginaire spatial collectif de l’Europe, travaillé par des historiens comme peut être pensé en termes de « cartes mentales ». Cette approche a pu être critiquée comme un simple relais des discours des élites (presse, récits de voyages). Combinée à l’étude des cartes et à l’utilisation des enquêtes d’opinion, elle permet de mettre en perspective historique les catégories géopolitiques. Cela est particulièrement intéressant dans le cas de l’Europe « de l’Est », de l’Ukraine et de l’espace eurasiatique[25]. La carte mentale contribue alors à la réflexion sur la vision du monde des décideurs (policy makers) et l’articulation entre les crises et une perception large du monde, incluant non seulement la sécurité et l’économie, mais aussi la race, la classe, les valeurs, les références historiques[26].

La carte mentale est un outil pour les sciences politiques et l’analyse de l’actualité, par exemple de la crise ukrainienne en 2014. À l’occasion du déploiement des forces russes en Crimée en mars 2014 et de l’augmentation de la tension diplomatique entre Russie et Ukraine, le Washington Post a rapporté une étude, conçue par des politologues et menée entre le 28 et 30 mars 2014 sur un échantillon de 2 066 Nord-Américains. On a demandé aux sondés d’indiquer sur le planisphère où se trouve l’Ukraine afin de connaitre s’il existe une relation entre l’information (ou le manque d’information) et la préférence en matière de politique étrangère. Le résultat de l’enquête (statistiquement significatif, avec un intervalle de confiance de 95 % et un échantillon équilibré politiquement et démographiquement) a démontré que moins les sondés nord-américains savaient placer l’Ukraine sur la carte, plus ils souhaitaient l’utilisation de la force de la part des États-Unis[27]

Voir aussi

Bibliographie

  • (en) Servane Gueben-Venière, « How can mental maps, applied to the coast environment, help in collecting and analyzing spatial representations? », EchoGéo [En ligne], no 17, (DOI 10.4000/echogeo.12625, lire en ligne)
  • Le Moel, B., Moliner, P., & Ramadier, T. (2015). Représentation sociale du milieu marin et iconographie du territoire chez des élus de communes littorales françaises. [VertigO] La revue électronique en sciences de l’environnement, 15(1) (http://id.erudit.org/iderudit/1035738ar).
  • Dernat, S., Johany, F., et Lardon, S. (2016), Identifying choremes in mental maps to better understand socio-spatial representations, Cybergeo : European Journal of Geography [En ligne], Systèmes, Modélisation, Géostatistiques, document 800. (DOI : 10.4000/cybergeo.27867)
  • Dernat, S.; Johany, F. (2019) Tick Bite Risk as a Socio-Spatial Representation—An Exploratory Study in Massif Central, France. Land, 8, 46 (https://doi.org/10.3390/land8030046).
  • Clarisse Didelon, « Une vision de l’Europe : Le tracé de l’Europe des chercheurs impliqués dans ESPON », Annales de géographie, Armand Colin, no 673, , p. 211-228 (ISBN 9782200926281, DOI 10.3917/ag.673.0211, lire en ligne)
  • Laurent Beauguitte et al., « Le projet EuroBroadMap », Politique européenne, L'Harmattan, no 37, , p. 156-167 (ISBN 9782336004389, DOI 10.3917/poeu.037.0156, lire en ligne).

Articles connexes

Liens externes

Notes et références

  1. S. Breux, H. Loiseau, M. Reuchamps, Apports et potentialités de l’utilisation de la carte mentale en science politique, TRANSEO, no 2-3, mai 2010 http://www.transeo-review.eu/Apports-et-potentialites-de-l.html http://halshs.archives-ouvertes.fr/docs/00/65/45/30/PDF/EWP_wp2_final_vol5.pdf http://geography.about.com/cs/culturalgeography/a/mentalmaps.htm
  2. Le Moel, Béatrice, Moliner, Pascal et Ramadier, Thierry, « Représentation sociale du milieu marin et iconographie du territoire chez des élus de communes littorales françaises », [VertigO] La revue électronique en sciences de lenvironnement, vol. 15, no 1, (ISSN 1492-8442, lire en ligne, consulté le )
  3. (en) Sylvain Dernat, François Johany et Sylvie Lardon, « Identifying choremes in mental maps to better understand socio-spatial representations », Cybergeo, (ISSN 1278-3366, DOI 10.4000/cybergeo.27867, lire en ligne, consulté le )
  4. « What Do Geographers Learn by Studying People's Mental Maps? », sur ThoughtCo (consulté le ).
  5. Gould P., White R., Mental Maps, Penguin Books, Harmondsworth, 1974. J.-P., Paulet, Les représentations mentales en géographie, Éditions Anthropos Géographie, 2002.
  6. S. Matei; S. Ball-Rokeach; J. Qiu Linchuan, "Fear and Misperception of Los Angeles Urban Space: A Spatial-Statistical Study of Communication-Shaped Mental Maps", Communication Research 28, August 2001, (4), p. 429–446.
  7. O. den Besten, "Local belonging and ‘geographies of emotions’: Immigrant children’s experience of their neighbourhoods in Paris and Berlin", Childhood 17 (2), May 2010 : p. 181–195
  8. Dernat, S. (2016). Choix de carrière dans l'enseignement vétérinaire et attractivité des territoires ruraux. Le facteur spatial dans les représentations socio-professionnelles des étudiants. (Thèse de doctorat, Université Clermont-Auvergne, FRA). 302 p + annexes. « https://prodinra.inra.fr/record/385575 »(ArchiveWikiwixArchive.isGoogle • Que faire ?)
  9. Sylvain Dernat et François Johany, « Tick Bite Risk as a Socio-Spatial Representation—An Exploratory Study in Massif Central, France », Land, vol. 8, , article no 46 (lire en ligne)
  10. (Didelon 2010), (Beauguitte 2012)
  11. « « TRANSCRIPT », « Cartes mentales » : entre transcription mémorielle et projection symbolique - Sciencesconf.org », sur transcript.sciencesconf.org (consulté le )
  12. (en) « Cognitive maps: What are they and why study them? », Journal of Environmental Psychology, vol. 14, no 1, , p. 1–19 (ISSN 0272-4944, DOI 10.1016/S0272-4944(05)80194-X, lire en ligne, consulté le )
  13. Thierry Ramadier, « La représentation cognitive de l’espace géographique », sur Hypergeo.eu, (consulté le )
  14. (en) Denise Jodelet et Stanley Milgram, « Psychological maps of Paris », The Individual in a Social World : Essays} and Experiments,
  15. Marie-Line Felonneau, « Les étudiants et leurs territoires. La cartographie cognitive comme instrument de mesure de l'appropriation spatiale », Revue française de sociologie, vol. 35, no 4, , p. 533–559 (DOI 10.2307/3322183, lire en ligne, consulté le )
  16. (en) Haas Valérie, « Haas, V. (2002). Approche psychosociale d’une reconstruction historique. Le cas vichyssois, 53, 32-45. (PDF, 1.1 Mo) », Les Cahiers Internationaux de Psychologie Sociale, (lire en ligne, consulté le )
  17. (es) Martha De Alba et Martha De Alba, « Experiencia urbana e imágenes colectivas de la Ciudad de México », Estudios demográficos y urbanos, vol. 21, no 3, 2006-12-xx, p. 663–700 (ISSN 0186-7210, DOI 10.24201/edu.v21i3.1244, lire en ligne, consulté le )
  18. (en) Pierre Dias et Thierry Ramadier, « Social trajectory and socio-spatial representation of urban space: The relation between social and cognitive structures », Journal of Environmental Psychology, vol. 41, , p. 135–144 (ISSN 0272-4944, DOI 10.1016/j.jenvp.2014.12.002, lire en ligne, consulté le )
  19. « Cartes satiriques à travers l’histoire - La boite verte », sur La boite verte (consulté le )
  20. Armand Bouscat, « Les pays européens (mal) vus par leurs voisins », sur Libération.fr, (consulté le )
  21. « Atlas of Prejudice » (consulté le )
  22. B. Baczko, Les imaginaires sociaux. Mémoires et espoirs collectifs, Paris, Payot, 1984 . Image et imaginaire dans les relations internationales depuis 1938, sous la dir. de R. Frank, Cahiers de l'IHTP, no 28, juin 1994.
  23. J.-N. Jeanneney (dir.), Une idée fausse est un fait vrai. Les stéréotypes nationaux en Europe, Paris, Odile Jacob, 2000.
  24. R. Barthes, Mythologies, Paris, Seuil, 1957. R. Girardet, Mythes et Mythologies politiques, Paris, Seuil, 1986 et 1990.
  25. L. Wolff, Inventing Eastern Europe : The Map of Civilization on the Mind of the Enlightenment, 1994 ; M. Todorova, Imagining the Balkans, 1997. F. B. Schenk, “Mental Maps: The Cognitive Mapping of the Continent as an Object of Research of European History”, Europäische Geschichte Online (EGO), http://www.ieg-ego.eu/schenkf-2013-en.
  26. S. Casey, J. Wright, Mental maps in the era of two world wars, New York, Palgrave Macmillan, 2008. Mental Maps in the Early Cold War Era, 1945-1968, Palgrave Macmillan, 2011.
  27. (en-US) Kyle Dropp, Joshua D. Kertzer et Thomas Zeitzoff, « The less Americans know about Ukraine’s location, the more they want U.S. to intervene », The Washington Post, (ISSN 0190-8286, lire en ligne, consulté le )
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