Capitalisme d'État

Le « capitalisme d’État » est un système économique basé sur le capitalisme dans lequel l’État contrôle une part essentielle, voire totale, du capital, de l’industrie, des entreprises. Le capitalisme d'État est donc un système dirigiste où tout ou partie des moyens de production sont légalement la propriété de l’État ou autrement sous le contrôle d'organismes publics.

La notion peut désigner des systèmes économiques où le capitalisme est intégralement étatique[1], ou par extension d’autres systèmes où le capitalisme privé a une forte dépendance vis-à-vis de l’État[2]. Dans le second cas, l'expression peut se confondre avec des concepts et des théories plus précis comme le mercantilisme, le protectionnisme ou encore l’interventionnisme. Ce dernier usage, davantage fréquent en anglais qu'en français, sert alors à appuyer l'opposition avec le « laissez-faire » et désigne des politiques économiques telles que le New Deal.

Le capitalisme d'État, parfois aussi nommé capitalisme « public », s'oppose au capitalisme « privé » ou « libéralisme ». Ces deux formes théoriques de capitalisme sont les deux extrêmes d'une réalité souvent mixte. Elles sont toutes deux fondées sur la propriété ou le contrôle global des moyens ou ressources d'existence par un système de pouvoir, public ou privé. Cette appellation est apparue à la fin du XIXe siècle, au sein du mouvement anticapitaliste, étant présentée comme une perspective néfaste. Son usage s’est étendu au cours du XXe siècle. Typiquement, les pays de l'ancien bloc de l'Est, dits « communistes », sont parfois considérés comme ayant été dirigés par un capitalisme d’État. Parfois, les moyens de production se révèlent dans les faits détenus, privés ou contrôlés par une classe privilégiée de la population : celle qui monopolise le pouvoir politique.

Il existe des divergences, notamment en fonction des affinités politiques, quant aux régimes étant ou ayant été capitalistes d’État. Parmi les régimes souvent analysés comme tels, on peut citer : l’Allemagne pendant la Première Guerre mondiale, l’Union soviétique, et actuellement la Chine, Cuba, et l'Algérie, depuis Houari Boumédiène, pour plusieurs auteurs cités en bibliographie.

On parle également de « capital public » ou « capital d'État » pour désigner le capital accumulé par l'État.

Le capitalisme d’état, en tant que modalité institutionnelle, peut être associé à une orientation politique autoritaire et nationaliste, ce qui a conduit certains auteurs à proposer un concept de National-capitalisme autoritaire[3]. Dans ce modèle, la propriété publique n’est qu’une forme de connivence possible entre les dirigeants politiques et les responsables économiques, ce qui favorise la corruption dans une logique de néo-patrimonialisme, voire de prébendialisme[4].

Historique du concept

Mikhaïl Bakounine développe les prémices théoriques du concept dans Étatisme et Anarchie et dans ses écrits et ses critiques des théories de Karl Marx, qualifiées de « communisme autoritaire ». Michel Bakounine proclame que l'application des théories (marxistes) conduirait simplement à « l'application du capital à la production par le seul banquier, l'État » : l'État se comporterait de la même manière qu'un gestionnaire capitaliste (tel un banquier ou un patron). Cinquante ans plus tard, certains anarchistes voient une confirmation des prédictions de Bakounine dans la réalité économique de l'Union soviétique — même si la politique économique menée en URSS ne correspond pas du tout à la pensée économique de Karl Marx[5].

En 1896, le marxiste Wilhelm Liebknecht déclare : « Personne n'a combattu le « socialisme d'État » plus que nous les socialistes allemands, personne n'a montré plus distinctement que moi que le « socialisme d'État » est en fait le capitalisme d'État ! ».

L'URSS

En , Nikolaï Ossinski et Nikolaï Boukharine, dans la revue Le Communiste, reprennent le concept de capitalisme d'État pour dénoncer l'appropriation par l'État soviétique des moyens de production (le programme de Lénine). Ils y voient une opération conduite au détriment de l'ensemble du prolétariat, ce dernier devenant alors salarié de l'État-patron. Ossinski écrit alors : « Le socialisme et l’organisation socialiste doivent être construits par le prolétariat lui-même, ou alors il n’y aura aucune édification ; une tout autre chose surgira : le capitalisme d’État »[6].

Lénine, dirigeant de la faction bolchévique du Parti ouvrier social-démocrate de Russie, et d'autres léninistes se réclament du capitalisme d'État, considérant que le passage du capitalisme de marché au capitalisme d'État est une première étape vers le socialisme[7]. Ces théories sont dénoncées par divers mouvements dont des anarchistes et des communistes « de gauche » (appelés plus tard « communistes de conseils »), comme étant de la social-démocratie, et un renoncement au socialisme.

La conférence des anarcho-syndicalistes réunie à Moscou entre le et le adopte une résolution qui a comme premier point « La suppression du capitalisme d'État et de tout pouvoir ». Les SR de gauche font la même critique aux bolcheviks.

En 1921, Rudolf Rocker dénonce le capitalisme d'État appliqué en URSS, dans son livre Les Soviets trahis par les bolcheviks. Le marxiste Anton Pannekoek fait de même, mais en refusant la désignation de marxisme aux bolcheviks.

Une minorité au sein du parti bolchevik, l'Opposition ouvrière (Alexandra Kollontaï, Alexandre Chliapnikov, etc.), dénonce en 1920-1921 un tournant procapitaliste de Lénine.

Les groupes appartenant au courant bordiguiste considèrent depuis les années 1920 que la Révolution n'ayant pas pu se développer au niveau international, la structure économique et sociale de l'URSS n'a pas pu donner naissance à des nouveaux rapports sociaux, humains et économiques. En Russie, après la révolution d'octobre il y aurait eu, selon eux, un début de modification des rapports de production qui aurait rapidement tourné court.

À partir des années 1940, certains marxistes considèrent également que l’URSS et les pays dits « socialistes » sont des capitalismes d’État[8] : par exemple Raya Dunayevskaya, Cyril Lionel Robert James, Grandizo Munis, Benjamin Péret, Natalia Sedova (la veuve de Léon Trotski), ou encore Tony Cliff. Ce dernier développe une théorie du capitalisme d'État en désaccord avec les précédentes. Selon lui, le régime stalinien a remis en place la logique du capitalisme en gardant les structures étatiques de l'économie. Dans l'époque d'internationalisation de l'économie, une classe dirigeante capitaliste pouvait, selon lui, étatiser toute la production de son pays, tout en restant capitaliste dans la mesure où l'économie est basée sur l'exploitation des travailleurs. Le slogan de son courant fut pendant longtemps : « Ni Washington, ni Moscou, mais le Socialisme international ».

L’analyse des rapports de production en URSS conduisent Socialisme ou barbarie ou encore Maximilien Rubel à dénoncer le capitalisme d’État, en poussant plus loin l’analyse de la domination bureaucratique stalinienne.

L'analyse, et la critique, du capitalisme d'État en URSS est reprise par des philosophes comme Karl Korsch, Simone Weil ou Guy Debord (et à sa suite le mouvement situationniste), ainsi que par des historiens comme Boris Souvarine, Arthur Rosenberg et Charles Bettelheim, des économistes comme Jacques Sapir, ou encore des dissidents comme Ante Ciliga, Andreï Sakharov et Léonide Pliouchtch.

En 1969, le marxiste Paul Mattick écrit : « Il y a naturellement des différences entre le capitalisme d'entreprises privées et le capitalisme d'État. Mais elles concernent la classe dominante, et non la classe dominée, dont la position sociale reste, elle, identique dans les deux systèmes. »

Pour Cornelius Castoriadis, « la présentation du régime russe comme « socialiste » — ou comme ayant un rapport quelconque avec le socialisme — est la plus grande mystification connue de l'histoire »[9].

Applications historiques

L'expression apparaît au moins à partir de 1896[10]. Pour ce qui est des régimes l’ayant exercé, Lénine considérait que l’Allemagne impériale était un capitalisme monopoliste d'État. L'expression sera massivement employée pour l'URSS, et ensuite pour les autres pays appliquant une gestion totalitaire étatique de l'économie capitaliste (au fur et à mesure de leur apparition : Chine maoïste, Cuba castriste, le bloc dit « communiste » et « soviétique », etc.). Ces régimes ont tous appliqué la mainmise de la bureaucratie d’État sur les outils de production. Cela correspond au cas d'une application intégrale.

Depuis la chute du mur de Berlin en 1989, les États ayant pratiqué cette économie s'orientent vers une libéralisation de l'économie capitaliste, cette forme de capitalisme est parfois qualifiée d’économie mixte ou de dirigisme, où l'État agit dans le cadre d'une économie de marché, avec une participation capitalistique, mais en recherchant une optimisation politique et non une optimisation économique de sa participation au sein du capitalisme. C’est le cas de la Russie, de la Chine, etc.

Cas d'une application intégrale

Lorsque ce régime est appliqué de façon intégrale (contrôle étatique de tous les moyens de production), sa cause et son résultat sont donc une division en classes sociales semblable à celle des autres sociétés capitalistes : les prolétaires louent leur force de travail à une bourgeoisie politique, qui contrôle les moyens de production.

Le terme est notamment appliqué aux pays du « bloc communiste ». L'État-patron donne des ordres de production, selon ses propres objectifs économiques, s'aide de la propagande en prônant le dévouement au travail productiviste (par exemple, le stakhanovisme) qui lui permet de générer du profit.

Le modèle communiste du capitalisme d’état, dans ses variantes russes et chinoises, était le fait d’états dictatoriaux. À l’exception des exemples d’application partielle dans une logique d’économie mixte observés dans des États démocratiques, les régimes de capitalisme d’État se rencontrent en général dans des États autoritaires, dont Singapour fournit l’exemple le plus anciens et le plus performant. À ce titre le capitalisme d’état peut être rapproché du capitalisme autoritaire, comme le propose diverses études sur le modèle chinois.

L’appropriation par l’État d’une part importante des moyens de production est souvent justifiée comme une appropriation par la Nation, plutôt que par une classe particulière ou des groupes étrangers. L’effort d’investissement réalisé pour les entreprises publiques est alors valorisé comme la manifestation d’une politique nationale de développement dans l’indépendance. De ce fait, le capitalisme d’état est généralement un capitalisme national dans ses structures, nationaliste dans sa logique. De ce fait, il apparait souvent comme une modalité d’un national-capitalisme autoritaire[3].

Cas d'une application partielle

Un TGV à Marseille, géré par l'entreprise publique SNCF. Le secteur du transport ferroviaire est fréquemment contrôlé ou détenu par l'État, partiellement ou dans sa totalité.
Un camion de livraison de courrier aux États-Unis Des exceptions concernent parfois les entreprises privées de courrier dans le contexte d'une économie mixte : c'est le cas pour le United States Postal Service qui dispose d'un monopole législatif sur les lettres non urgentes, qui lui est conféré par les Private Express Statutes (en).

Le terme désigne l'action économique d'un État dans le but d'influer sur la politique du pays. C'est une doctrine issue du colbertisme, qui se rapproche du dirigisme.

Le capitalisme d'État dans son application partielle est l'ensemble des relations capitalistiques ou autres entre l'État et les entreprises privées.

Des exemples de capitalisme d'État partiel :

  • Complexe militaro-industriel américain : ensemble de relations entre l'armée américaine et les entreprises privées dans l'objectif d'améliorer l'efficacité du dispositif militaire américain et développer ces firmes ;
  • Nationalisation d'entreprises en France en 1945 et 1982 : ces nationalisations ont par la suite permis au gouvernement français d'opérer des fusions entre entreprises afin de créer des « champions nationaux » ;
  • La vente au « concours de beauté » des entreprises est-allemandes : après la réunification allemande, le gouvernement allemand a vendu 14 200 entreprises pour lesquelles le choix ne s'est pas seulement opéré en termes financiers, mais en termes stratégiques pour l'avenir des régions dans lesquelles elles étaient implantées.
  • La création d'Airbus en Europe : entreprise créée dans le cadre d'un partenariat public-privé par différentes nations européennes et différents investisseurs.

L'État va nationaliser, fusionner et éventuellement privatiser des sociétés afin de leur donner la taille critique qu'il juge indispensable pour leur survie, ou les protéger de prises de contrôle étrangères.

La commande publique est la stratégie qui fut élaborée dans la mise en place du complexe militaro-industriel américain ou dans la politique industrielle de soutien aux Chantiers de l'Atlantique en France. Elle consiste à faire commander par l'État sur le marché national, souvent plus cher que sur les marchés étrangers, des marchandises afin de développer cette industrie au détriment de ses concurrents étrangers. Elle permet également la mise en dépendance du vendeur par rapport à l'État qui exerce alors une influence décisive sur le développement de l'entreprise.

Notes et références

  1. Victor Serge: totalitarisme et capitalisme d’État
  2. Fannie Mae et Freddie Mac : les déboires du capitalisme d’État
  3. Pierre-Yves Hénin et Ahmet Insel, Le National-Capitalisme autoritaire, une menace pour la démocratie, SaintPourçain sur Sioule, Bleu autour, , 108 p. (ISBN 978-2-35848-156-4)
  4. (en) Ivan Szelenyi et Peter Mihalyi, Varieties of Post-Communist Capitalism, Chicago, Haymarket Books, , 242 p. (ISBN 978-1-64259-366-2), p. 163
  5. Voir notamment Maximilien Rubel, Marx critique du marxisme, Payot, 1974, et l'appareil critique des Œuvres de Marx dans la Bibliothèque de la Pléiade.
  6. Nikolaï Ossinski, O stroitel’stve sotsialisma, revue Kommounist, 20 avril 1918.
  7. « Si nous payons un tribut plus élevé au capitalisme d'État, cela ne nous nuira en rien, mais servira au contraire à nous conduire au socialisme par le chemin le plus sûr. […] notre devoir est de nous mettre à l'école du capitalisme d'État des Allemands, de nous appliquer de toutes nos forces à l'assimiler, de ne pas ménager les procédés dictatoriaux pour l'implanter en Russie […] le raisonnement des « communistes de gauche » au sujet de la menace que ferait peser sur nous le "capitalisme d'État" n'est qu'une erreur économique […] le pouvoir soviétique confie la « direction » aux capitalistes non pas en tant que capitalistes, mais en tant que spécialistes techniciens ou organisateurs, moyennant des salaires élevés. » (Lénine, dans Sur l'infantilisme « de gauche » et les idées petites-bourgeoises, le 5 mai 1918.)
  8. Voir La théorie du Capitalisme d'État par Peter Binns
  9. Cornelius Castoriadis, Devant la guerre, Fayard, 1981.
  10. Wilhelm Liebknecht, « Our Recent Congress », Justice, août 1896.

Voir aussi

Bibliographie

  • La conception sociale-démocrate de la transition au socialisme. - Cronstadt : tentative de rupture contre l'État capitaliste en Russie. - La politique économique et sociale des bolcheviques : la continuité capitaliste. : textes parus dans la revue russe Le Communiste, no 15/16 et 17.
  • Otto Rühle, La Crise mondiale ou Vers le capitalisme d'État, Gallimard, 1932, 254 p.
  • Tony Cliff, Le capitalisme d'État en URSS : de Staline à Gorbatchev, Edi, 1990
  • Les communistes de gauche contre le capitalisme d'État, Collectif, Smolny, 2011
  • Émile Vandervelde, L'Alternative : capitalisme d'état ou socialisme démocratique, L'Églantine, 1933, 264 p.
  • Luigi Giugni, Le imprese a partecipazione statale, Napoli, Jovene, 1972.
  • Charles Bettelheim, Les Luttes de classes en URSS, trois tomes, 1974-1982.
  • Pasquale Saraceno, Il sistema delle imprese a partecipazione statale nell'esperienza italiana, Milano, Giuffrè, 1975
  • Alex Dupuy, Barry Truchill, « Problems in the Theory of State Capitalism », Theory and Society, vol. 8, no 1, .
  • Bernard Chavance, Le Capital socialiste, 1980, 327 p.
  • Adam Buick et John Crump, State Capitalism : The Wages System Under New Management, Palgrave Macmillan, 1986, (ISBN 0333367758) Traduction du chapitre 4, La Bataille socialiste
  • Nico Perrone, Il dissesto programmato. Le partecipazioni statali nel sistema di consenso democristiano, Bari, Dedalo Libri, 1991 (ISBN 88-220-6115-2)
  • Nico Perrone, Economia pubblica rimossa, Milano, Giuffrè, 2002 (ISBN 88-14-10088-8)
  • Marie-Claire Bergère, Chine, le nouveau capitalisme d'État, Fayard, 2013
  • Marc Raffinot et Pierre Jacquemot, Le capitalisme d'État algérien, Éditions Maspero, 1977
  • Tahar Benhouria, L'Économie de l'Algérie, Éditions Maspero, 1980
  • Dersa, L'Algérie en débat. Luttes et développement, Éditions Maspero, 1981

Articles connexes

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