Ursula Kuczynski

Maria Ursula Kuczynski (née le à Schöneberg - morte le à Berlin) est une militante communiste allemande, journaliste, espionne et agente du GRU, également écrivaine. Elle est considérée comme l'une des meilleures espionnes de l'URSS, notamment en Grande-Bretagne où elle a servi d'intermédiaire pour l'espion atomique Klaus Fuchs.

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Elle est connue sous divers noms : « Sonya », « Sonja », Ursula Beurton (épouse), Ursula Hamburger (épouse) et Ruth Werner (nom de plume).

Biographie

Jeunesse

Manifestation de la KJVD (Kommunistischer Jugendverband Deutschlands) le au Lustgarten de Berlin. Derrière les drapeaux rouges, on observe la tendance vestimentaire des femmes (en majorité jeunes) : vareuses de coupe militaire, ceinturons (2 femmes portent de plus un baudrier), et un seul chapeau (malgré la pluie). Trois ans plus tard, en 1928, Ursula Kuczynski défilera le et sera renvoyée par son employeur.

Ursula nait à Schöneberg (Berlin) dans une riche famille juive politiquement orientée à gauche. Son père était Robert René Kuczynski (en) (banquier, économiste, collectionneur bibliophile, considéré comme le pionnier de la statistique appliquée à la démographie) . Un de ses cinq frères et sœurs, Jürgen Kuczynski, sera journaliste, scientifique, et plus tard homme politique prééminent en RDA. Ursula grandit dans une villa au bord du lac Schlachtensee. À 11 ans (en 1918), elle joue le rôle de Hederl dans le film Das Dreimäderlhaus (La Maison aux trois jeunes filles) de Richard Oswald. Elle va au lycée de Berlin-Zehlendorf. De 1924 à 1926, elle est vendeuse en librairie, et elle intègre la Ligue des jeunes communistes d'Allemagne (KJVD).

Elle adhère au KPD en 1926, s'initie à l'agitprop et au tir au pistolet tout en suivant une formation pour devenir libraire. Elle est embauchée à la grande librairie Ullstein-Verlag, mais est renvoyée en 1928 pour avoir participé à la manifestation du . Elle fonde alors la MAB (Marxistische Arbeiterbibliothek, "Librairie des Travailleurs Marxistes" ), devient rédactrice au journal communiste Die Rote Fahne (Le Drapeau Rouge) et Welt am Abend (Le Monde le soir).

En 1929 la famille Kuczynski quitte l'Allemagne pour les États-Unis en passant par la Grande-Bretagne, en emportant son importante bibliothèque : le père, Robert-René, a compris qu'il s'est attiré l'animosité de la droite et du capital allemands en prenant la tête du Fürstenenteignung (mouvement demandant l'expropriation sans compensations des ex-princes et ex-rois allemands).

De à , Ursula travaille dans une librairie à New York. Puis elle retourne en Allemagne et épouse l'architecte Rudolf Hamburger, un ami d'enfance membre du KPD.

En Extrême-Orient

L'espion Richard Sorge, mentor (et amant) d'Ursula Kuczinski au début des années 1930.

En 1930, les services secrets soviétiques l'envoient en Chine. Son mari y travaille officiellement comme architecte de la municipalité de ShangaÏ (il dessine une partie du Shangaï moderne, en plein boom immobilier) ; en fait, il espionne aussi pour l'URSS. Ruth, officiellement envoyée spéciale de journaux communistes, fonde un réseau d'espionnage communiste en Chine : révoltée par le contraste entre le luxe qui entoure les expatriés et la misère des Chinois qui meurent de faim par milliers, elle s'engage dans la lutte au côté des prolétaires.

Une amie, Agnes Smedley (journaliste américaine en liaison avec le Komintern) présente Ruth à Richard Sorge. Ils deviennent amants. Sorge utilise l'appartement des Hamburger comme base arrière et lieu de réunion. Elle cache des armes et un agent en fuite, pendant la période de troubles (guerre de Shanghai (1932)). Sorge fait savoir aux services secrets soviétiques que Frau Hamburger est une recrue de valeur, à promouvoir.

Dans les années 1920 et 1930, les étendues fertiles et les importantes ressources naturelles de la Mandchourie (en haut à droite de la carte) tentaient l'URSS et le Japon.

Fin 1933, Ruth suit un cours intensif d'espionnage à Moscou. Au bout de six mois, elle retourne en Chine, cette fois en prétendant être libraire. En fait, elle a pour mission d'établir la liaison entre le GRU et les Chinois communistes luttant contre l'occupant japonais en Mandchourie, et de transmettre ses renseignements à Moscou par radio.

En elle est à Moukden, en à Pékin, mais les services secrets chinois nationalistes, aidés par Morris "Two Gun" Cohen, pourchassent les agents soviétiques. Ruth, son mari et leurs 2 enfants parviennent à quitter la Chine et retournent en Angleterre (le père de Ruth, Robert René Kuczynski, est alors professeur à la London School of Economics) . Les Hamburger sont ensuite envoyés en Pologne (où Rudolf Hamburger occupe un poste d'officier supérieur du GRU).

En Ruth suit un cours d'espionnage à Moscou. Douée pour le Morse et le codage, elle devient une manipulatrice TSF émérite. Elle reçoit son premier Ordre du Drapeau rouge pour services rendus en Extrême-Orient.

Juste avant l'invasion de la Pologne (début ), Ruth (qui a pris le nom d'Ursula Schulz) et son mari sont envoyés en Suisse.

De plus, au début des années 1930, Ursula, servie par son physique (voir infra le chapitre "Photos") a joué dans trois films[1].

En Suisse

Pour l'espion des années 1920-1950, après la phase de récolte des renseignements, vient la phase de transmission de ces renseignements, et le manipulateur morse est alors l'outil essentiel.

En 1938 elle est en Suisse pour y reprendre le réseau d'espionnage que Vera Poliakova avait implanté. Elle adopte le nom de code "Sonia" et assure la liaison (tout en respectant les consignes de sécurité basées sur le cloisonnement et l'étanchéité) entre les réseaux d'espionnage pro-soviétiques opérant en Suisse : celui de Dora (pseudonyme d'Alexandre Radó , qu'elle forme à la transmission TSF), Lucy (Rudolf Roessler), et Octobre rouge.

À Caux, au-dessus de Montreux (dans le Canton de Vaud en Suisse), Ruth reçoit comme opérateur radio Alexander Foote, qui en revenant de la Guerre d'Espagne avait été recruté par la sœur de Ruth, Brigitte, et qui devient son amant. Puis elle délaisse Foote pour un agent récemment recruté, l'ex-interbrigadiste Leon Beurton[note 1].

En 1939, suivant les ordres du GRU et afin de passer pour une communiste déçue, Ursula Hamburger dévoile qu'elle a été une espionne soviétique, et dénonce avec vigueur le pacte germano-soviétique de non-agression (signé par Molotov et Ribbentrop le ) . Elle divorce de Hamburger, épouse Beurton (en février 40), acquiert par mariage la nationalité britannique, et se prépare à immigrer en Grande-Bretagne. D'ailleurs des bruits d'invasion prochaine de la Suisse par l'Allemagne courent[note 2].

En Angleterre

Cependant la nurse de ses enfants, mécontente d'être congédiée, dénonce Ruth au service de contre-espionnage britannique. Personne ne tient compte des assertions de la nurse.

Installée à Oxford en 1941, alors que son mari est appelé sous les drapeaux (il fera partie plus tard des troupes d'occupation britanniques à Berlin), Ruth établit les connexions d'un réseau d'espionnage destiné à couvrir et protéger les activités du savant atomiste Klaus Fuchs et de sa secrétaire Melita Norwood. Ruth est aidée par sa sœur Brigitte, son père, son frère Jürgen Kuczynski (journaliste scientifique, agent de l'OSS , à qui son grade de lieutenant-colonel de l'US Army ouvre bien des portes) et divers immigrés allemands d'obédience communiste (dont Hans Kahle et Erich Henschke). Elle devient l'officier-traîtant de Fuchs, qui transmet à l'URSS ce qu'il sait des études menées par le groupe de scientifiques travaillant sur le projet britannique Tube Alloys. En 1943, « Sonia » fait savoir à Staline que Roosevelt et Churchill ont signé un accord pour que leurs deux pays élaborent ensemble une bombe atomique[2].

Quand en 1944 les Américains ont l'intention de parachuter des agents parlant l'allemand sur l'Allemagne, ils se mettent en rapport avec Erich Henschke et Mrs Beurton et leur demandent d'établir une liste de communistes allemands motivés susceptibles de remplir la mission (les États-Unis considéraient alors l'URSS comme une alliée)[3].

Klaus Fuchs est appelé en 1943 aux États-Unis pour participer au projet Manhattan. Ursula transmet alors sa surveillance à Anatoli Yatskov, consul général d'URSS à New York et chef des services secrets soviétiques aux États-Unis. Fuchs revient en Angleterre en 1946 comme directeur d'un des laboratoires de l'établissement de recherche atomique d'Harwell (Oxforshire). Il n'attire l'attention du contre-espionnage britannique qu'en 1949, à travers le Projet Venona. Quand Fuchs est arrêté ()[note 3], Ruth est inquiétée par le contre-espionnage britannique, mais ses liens avec Roger Hollis, directeur du MI5 (ils se sont connus en Chine et en Suisse) semblent la protéger. Son mari et elle résistent aux investigations pendant l'après-guerre, puis passent avec leurs enfants en RDA en 1950.

En RDA

Médaille soviétique commémorative de la victoire de 1945/

Ruth reçoit son deuxième ordre du Drapeau rouge en 1969. Elle a quitté le GRU avec le rang de colonel, et travaille pendant environ dix ans à l'AfI (Amt für Information, « Office pour l'Information »), bureau des « pays étrangers ». Mais elle est renvoyée pour négligence grave : elle a oublié de refermer un coffre.

Elle devient alors écrivaine, écrit (des livres pour enfants, une biographie d'Olga Benário , Un panzer nommé Doris, Gros poissons-petits poissons) sous le nom de plume de Ruth Werner ; son autobiographie (Sonjas Rapport, Le Rapport de Sonia, 1977) est un best-seller.

Le mari de Ruth, Len Beurton, travaille à l'ADN (Allgemeiner Deutscher Nachrichtendienst), il meurt en 1997.

Ruth garde de bonnes relations avec Klaus Fuchs qui est en RDA après avoir purgé dix ans de prison en Angleterre, et qui forme les atomistes chinois. Alexandre Radó, son collègue et ami au temps de la collecte de renseignements en Suisse, a été condamné à dix ans de goulag en 1945 : il avait cherché à déserter pour éviter le rapatriement en URSS.

Le premier mari de Ruth, Rudolf Hamburger, qui avait été envoyé par le GRU à Téhéran après avoir divorcé de Ruth en Suisse, a été condamné en 1943 à dix ans de goulag, puis est resté cinq ans en exil en Ukraine, avant de revenir en RDA, où il a contribué comme architecte à la construction du Wohnkomplex (quartier d'HLM) d'Hoyerswerda (Saxe).

Ruth est élue du SED (son frère Jürgen Kuczynski est membre du CC du parti quasi-unique de RDA, et y est connu pour son acrimonie), et siège à la Chambre du peuple, au « banc des anciens », presque jusqu'à sa mort.

Le à Berlin, Potsdamer Platz : huit mois après la destruction du mur et quelques heures avant le grand concert rock The Wall, on cherche à démolir un peu plus le symbole, ou en récolter des fragments.

Ruth reçoit l'ordre de Karl Marx en 1984. En , à 82 ans, elle prend la parole au Lustgarten lors de la chute du mur de Berlin : elle proclame qu'elle croit en un socialisme à visage humain et en Egon Krenz, qu'elle est optimiste.

En 1986, elle a reçu une médaille pour le « 40e anniversaire de la Victoire dans la Grande Guerre patriotique de 1941-45 » (cf illustration supra), et en 1987 une barrette. En 1990 elle est nommée présidente du « Conseil consultatif pour les personnes âgées ».

Elle est enterrée en 2000 au cimetière de Berlin Baumschulenweg. L'ordre de l'Amitié russe lui a été décerné à titre posthume.

Elle a été « sans doute le plus efficace des agents secrets soviétiques pendant la Deuxième Guerre mondiale »[4], et l'un des rares agents que Staline n'a pas fait disparaître.

Vue par les journalistes

Fin 1983, Vladimir Shlyahterman, un journaliste ami d'Alexandre Rado, vient rendre visite à Ruth Werner. Elle le reçoit cordialement dans son pavillon au jardin minutieusement tenu de la banlieue de Berlin[5]. Il est frappé par la vivacité physique et intellectuelle de Ruth, qui a cependant oublié le russe, faute de pratique depuis tant d'années. Ils échangent des souvenirs sur le couple Rado (Alexander est mort l'année précédente), qui l'a accueillie en Suisse. Quand Shlyahterman l'interroge sur ses actions en tant qu'espionne, elle le renvoie à son livre, "Sonjas Rapport". Elle appelle son mari, Leon Beurton, qui descend saluer le visiteur. Ils prennent le thé. Ruth a été invitée à Moscou pour la dernière commémoration de la Révolution d'Octobre, mais Len n'a pas reçu d'invitation. Ruth livre cependant quelques notes personnelles sur son passé : elle a été heureuse de quitter la Suisse en 1941, car le bruit courait que l'Allemagne allait l'envahir, et le sort d'une Juive-Allemande-espionne aurait été sombre. Quand elle était arrivée en Angleterre, son correspondant ne s'était pas présenté (il avait été victime d'un accident), et elle s'était angoissée pendant plusieurs semaines; mais sa radio était arrivée peu à peu, en pièces détachées, puis elle avait été contactée, et un rendez-vous lui avait été fixé. Mais il avait lieu dans une rue chaude de Londres, et les prostituées qui faisaient le trottoir avaient failli lui faire un mauvais parti en la voyant "lever un client". Par la suite, elle avait guidé l'atomiste Klaus Fuchs, et avait aussi trouvé amusant que l'OSS lui demande de dresser une liste de partisans germanophones fiables qui pourraient être parachutés en Allemagne (l'URSS était alors une "alliée" des Occidentaux) : certes les renseignements parviendraient plus vite à Moscou qu'à Washington ! À la demande de Shlyahterman, elle lui montre son uniforme de colonel, avec les deux ordres du Drapeau rouge , et les autres livres qu'elle a écrit.

La radio Deutschlandfunk a diffusé le un reportage de Sabine Mieder[6], et on a pu entendre Ruth Werner s'exprimer.

Sur ses stages de formation à Moscou : "Nous avons appris à construire un émetteur, primitif, mais qui nous permettait de contacter (le Centre) de presque n'importe quel endroit de Moscou, et j'ai appris à manipuler. J'étais une bonne manipulatrice, mais pas une bonne rédactrice de dépêches".

Sur ses grossesses : "Quand j'en ai parlé à mon mari, il a refusé tout net, en me disant que je n'avais aucune idée de fardeau que pouvait être un enfant. Je n'ai presque pas répondu, mais je me suis débrouillée".

Sur son engagement : "Alors les nazis sont arrivés, et il a été clair pour moi que j'avais tout perdu. Je n'avais plus de patrie".

Sur ses contacts TSF : "Pour moi, c'était toujours un soulagement quand j'émettais et que j'avais une réponse. C'était merveilleux. Je savais qu'un soldat de l'Armée Rouge était là-bas ( à Vladivostok quand nous étions à Shangaï, je ne sais où quand nous étions en Angleterre), assis, et il me répondait, et c'était bon pour moi".

Sur l'opération Barbarossa : "Oui, même par Rado. Je l'ai su, par Rado. Len (Beurton) est arrivé, et m'a dit que Rado était fou de rage, parce qu'on ne l'avait pas cru. Il avait annoncé l'attaque, et on ne l'a pas cru.".

Sur les purges : "Oui, ça allait mal. Pour tout le monde, pour tous ceux qui à ce moment travaillaient pour l'URSS. Même les chefs étaient suspectés…Et la disparition de ces 2 personnes (Rolf Hamburger et Alexander Rado), que je ne comprenais pas. Mais je me suis donné une explication : les capitalistes font tout ce qu'ils peuvent pour nous détruire, et il doit y avoir beaucoup de traîtres à Moscou. Et ce sont juste des traîtres. Et je l'ai avalé comme ça."

Sur la lutte pour le pouvoir au sein du parti. :"Si vous entrez dans la machine du parti, ou bien vous attrapez des ulcères gastriques, ou bien vous vous cassez le cou, ou bien vous succombez au poison de l'exercice du pouvoir."

Photos

Notes et références

Notes

  1. dans ses mémoires, Beurton parle d'un coup de foudre. Sonia dira qu'elle a obéi aux ordres du GRU. Pourtant, elle vivra avec Beurton pendant plus de 50 ans.
  2. L'invasion allemande n'eut pas lieu, mais bientôt, sous la pression du III° Reich, la Suisse va démanteler les réseaux d'espionnage pro-soviétiques travaillant sur son sol.
  3. l'URSS a fait détonner sa première bombe atomique en 1949, et sa première bombe H en 1953.

Références

  1. https://www.imdb.com/name/nm0921476/, IMDb
  2. http://www.9may.ru/album_adf/m5931
  3. l'article sur "Eric Henschke" de Wer war wer im DDR ? cite les noms de trois agents : les résistants Anton Ruh, Paul Lindner, Adolf Bucholtz. Cette opération, selon W.w.w. in DDR ? était dénommée « Operation Hammer ».
  4. Sie war die vielleicht erfolgreichste Kundschafterin der Sowjetunion im Zweiten Weltkrieg
  5. le paragraphe suivant est un résumé-traduction de la fin de l'article "Dora et Sonia" de Vladimir Shlyahterman
  6. http://www.dradio.de/dlf/sendungen/juni41/186369/
  7. http://www.wienerzeitung.at/themen_channel/wz_reflexionen/kompendium/101753_Sonja-Stalins-beste-Spionin.html

Annexes

Bibliographie

Liens externes

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