Totalité et Infini

Totalité et Infini est un essai d'Emmanuel Levinas, paru en 1961, sous-titré « essai sur l'extériorité ». Il est l'expression de la première forme de la pensée de Levinas, encore très influencée par la phénoménologie.Totalité et Infini constitue la Thèse universitaire de Levinas.

Totalité et Infini
Essai sur l'extériorité
Auteur Emmanuel Levinas
Pays France
Genre Essai
Éditeur Martinus Nijhoff
Collection Phaenomenologica
Lieu de parution La Haye
Date de parution 1961
Nombre de pages XVIII-284

Les sources intellectuelles et biographiques de l'œuvre

Levinas, qui a longuement étudié la phénoménologie avant la Seconde Guerre mondiale, a orienté sa pensée sur une réflexion à propos du génocide hitlérien. Son idée centrale, c'est que toute la pensée en Occident s'est efforcée de comprendre l'Autre en général, pour le ramener à soi, pour l'assimiler à nous. Et le génocide hitlérien pourrait être considéré comme l'aboutissement extrême de cette violence de la pensée occidentale. Mais à cette volonté de s'assimiler autrui en le comprenant, s'oppose une série d'expériences quotidiennes, banales ou extraordinaires.

L'impérialisme du Même sur l'Autre (section I)

Levinas nous rappelle que depuis Socrate, on sait que le processus de la connaissance, consiste précisément à ramener l'inconnu au connu, le différent au Même. Connaître ontologiquement c'est découvrir en quoi la chose (l'autre) n'est plus cet étant particulier, singulier et dès l'abord unique, mais ressemble par quelque côté, qu'on privilégie, à toute une série d'autres pour constituer des ensembles dénommés genres ou espèces. Sous la diversité, l'esprit humain recherche pour son repos l'unité du genre à travers la médiation :

L'Autre, en tant qu'étant singulier, se trouve dissous, objectivé dans le Même. Ce processus de fusion, qui est à la base du savoir mais aussi ultimement de la constitution récurrente de notre identité propre, en s'amplifiant s'exonère de toute limite chez Hegel dans l'identification ultime de l'identique avec le non identique au sein de l'esprit absolu. La Totalité, ainsi conçue, absorbe toutes les différences en dissolvant toute altérité.

Levinas cherche à dépasser la logique de cet enfermement et à réintroduire la possibilité du "Tout Autre", inassimilable à la Totalité, en faisant tout d'abord appel à l'idée d'infini philosophique qu'il trouve chez Descartes. L'idée d'infini qui s'accompagne d'un désir métaphysique, serait une idée innée, implantée dès l'origine, sans intentionnalité précise, dont la caractéristique serait, selon sa formule paradoxale, de contenir plus que ce qu'elle est capable de contenir[1]. Une application nous en est donnée à travers les mystères de la relation intersubjective entre le MOI qui fait face à un TOI, relation qui déborde le cadre des catégories. Pour Levinas Autrui qui se présente à Moi, considéré en lui-même dépasse toujours l'idée que je puis m'en faire, même en faisant appel à tout le savoir du monde. Le rapport entre humains n'est jamais une pure relation, ni le résultat d'un savoir rationnel, mais une proximité spontanée, asymétrique, infranchissable où Levinas situe le fondement de son Ethique.

Principales modalités du rapport à l'autre dans Totalité et Infini (section II)

L'absurdité de la haine

Pour Levinas, le bourreau des camps veut à la fois l'humiliation de celui qu'il torture et assassine, sa réduction au statut de chose et en même temps que la victime assiste en personne à son ravalement à l'état de chose. Le bourreau veut en même temps deux choses qui ne peuvent jamais coïncider : la réduction du sujet à l'état de chose et le fait pour le sujet d'y assister. Mais s'il est encore sujet, il n'est pas encore chose, et s'il est anéanti, il n'est plus sujet et ne peut assister à sa propre dégradation. L'impossibilité logique du dessein du bourreau est l'une des expériences nombreuses qui renvoient au caractère irréductible d'Autrui.

L'asymétrie éthique

Une autre de ces expériences est ce que Levinas appelle l'asymétrie éthique. Il est certain moment de la vie, peut-être par exemple dans le rapport des parents aux enfants, mais aussi dans des relations d'amitié ou dans le sursaut de courage qui m'amène à risquer ma vie pour une personne en train de se noyer, où je décide de me sacrifier pour autrui. Or si je peux exiger de moi-même ce sacrifice, il est hors de question que je le réclame en ma faveur. Cela signifie que l'autre et moi-même ne sommes pas dans le même système symétrique. Une situation de symétrie (comme l'objet et son reflet dans un miroir sans défauts), est une situation où je peux tirer entièrement d'un des côtés de la symétrie, les éléments de l'autre, au prix d'une simple conversion (la gauche de l'objet dans la réalité est la droite dans le miroir). Ce n'est pas cette symétrie qui préside aux rapports humains. L'asymétrie éthique signifie que l'autre et moi-même ne pouvons être inscrits dans un système homogène de part en part. L'asymétrie est éthique:ce que je me permets d'exiger de moi-même ne se compare pas à ce que je suis en droit d'exiger d'Autrui[2]

L'épiphanie du visage

L'épiphanie du Visage[3]est la troisième expérience de l'altérité absolue. Par certains aspects, le Visage d'un autre est quelque chose qui se prête à mon investigation. Je peux le photographier, en faire le portrait, l'étudier, le reconnaître, notamment à partir d'un portrait-robot. À cet égard, je peux capter l'autre, le réduire à mon ou mes pouvoirs, l'emprisonner dans l'image que je m'en fais et que j'exhibe en public (c'est de là que vient, sans aucun doute, le rejet par les Musulmans et les Juifs de toute image de Dieu et même des images humaines, peut-être aussi, chez les peuples plus "premiers", l'horreur de la photo).

Par un autre côté, le Visage est ce qui m'échappe. Sur cet espace du monde où se découpe le Visage, il y a un passage incessant de l'invisible au visible: telle jeune femme rencontrée dans la rue et qui pleure, un sourire, la colère, la peur, les cris ou la parole, l'écoute… Pleurs, écoute, parole montent d'un fonds invisible dont les éléments deviennent peu à peu visibles, mais sans que ce fonds soit jamais épuisé, sans que l'invisible soit un jour entièrement traduit dans le visible du Visage.

Il est frappant que Bernard Stiegler dise la même chose du mode d'apparaître des consciences: elles n'apparaissent qu'en disparaissant, ce qui donne le prix du lien que nous nous nouons avec une conscience : ce rapport est précieux car il est marqué par la finitude, chaque instant de communion ne l'étant que parce que l'on sait qu'il est voué à s'évanouir. Au contraire, Levinas fait de la rencontre avec l'Autre, la rencontre de l'Infini, de ce qu'il appelle Révélation, soit de ce à quoi je n'ai jamais aspiré, d'une Terre promise à laquelle je n'ai jamais songé, de ce dont mon cœur n'a jamais souhaité être comblé.

Cette épiphanie du visage, d'inspiration phénoménologique, sera critiquée par Derrida et sera remise en question dans Autrement qu'être ou au-delà de l'essence.

La parole

Quand je parle sauf - et encore -, lorsqu'il s'agit d'un discours tout préparé (comme le discours du trône par la Reine du Royaume-Uni), je livre à mon interlocuteur ma pensée. Mais cette pensée qui en vient à se figer et à se couler, en quelque sorte, dans des mots, je puis toujours en modifier et en préciser la teneur. Platon disait que la définition de la parole, c'est de se porter sans cesse secours à soi-même.

La caresse érotique

La caresse est une manière d'appréhender l'autre, de le « posséder » (on use de l'expression : « posséder sa femme », ce qui est peut-être l'expression d'une société machiste, c'est vrai, mais la possession est réciproque). La caresse qui vise à la possession et à la jouissance en est une forme singulière et paradoxale, car cette jouissance ne se clôture pas sur l'absorption mais (sauf le cas extrême du viol en un sens), sur le maintien de l'objet désiré, non sur sa suppression sur la suractivation de son désir. La caresse érotique marche à l'invisible dira Levinas. On pourrait ajouter que le désir sexuel est le désir du désir de l'autre.

L'idée de l'infini

Pour Levinas, la découverte de l'absurdité de la haine, la rencontre du Visage, l'asymétrie de l'expérience éthique, la caresse érotique peuvent être identifiées au fait de l'idée de l'infini en moi. Avoir l'idée de l'Infini, c'est avoir l'idée de ce dont je ne peux avoir l'idée puisque toute espèce de réalisation (au sens où l'on dit « je réalise enfin ce que vous voulez me dire »), de l'infini reste toujours en deçà de ce qu'est l'infini. Dans l'idée ou le concept de l'infini, je pense paradoxalement quelque chose qui reste toujours au-delà de ma pensée. Je pense, quand j'ai l'idée de l'infini, plus que ce que je ne peux penser. Avoir l'idée de l'infini, c'est avoir l'idée de ce dont je ne peux me faire aucune idée. L'idée de l'Infini c'est exactement, selon Levinas, la rencontre d'Autrui. Être en présence de l'autre, de son Visage, c'est avoir l'idée de l'infini et c'est la rencontre de ce que la religion traditionnelle appelle Dieu. Un Dieu que je ne peux que désirer.

Le Désir

Le Désir dont parle Levinas est un Désir qui, paradoxalement, n'est satisfait que dans la mesure où il ne l'est pas. Le Désir d'un verre d'eau, quand je veux me désaltérer, d'une nourriture quand je veux me rassasier, est un désir de jouissance et dont la fin est l'assouvissement par absorption de l'eau ou de la nourriture. Le Désir, qui a pour objet Autrui ou l'Infini, ne peut être « satisfait » qu'en ne se clôturant pas par un assouvissement qui livrerait l'autre à mes pouvoirs, comme l'objet convoité dans la faim ou dans la soif. Ce Désir peut être la bonté, le dévouement mais aussi le Désir sexuel qui vit, non d'être satisfait et de se clore, mais de renaître sans cesse puisque jamais l'objet convoité ne peut être assimilé. Dans le cas des relations sexuelles (mais en un sens aussi de toutes les relations humaines), il y a jouissance mais une jouissance paradoxale qui consiste à ne pas absorber l'autre. Cette structure de la jouissance sexuelle, selon Levinas, annonce, de manière relationnelle et non pas biologique, l'enfant.

En effet l'enfant est moi-même d'une certaine manière. On dit « Tel père, tel fils », au sens où l'on souligne la parenté de mon enfant et de moi-même, ma ressemblance avec lui, soit que ce constat de ressemblance vienne de l'entourage, soit qu'il vienne de l'enfant lui-même : « J'ai mauvais caractère mais de qui l'ai-je hérité? ». L'enfant est donc moi. La relation avec lui peut se comparer avec une relation de jouissance où je m'assimile l'eau bue, la nourriture digérée. Mais l'enfant est aussi un autre, un Visage dont l'altérité radicale m'échappe. Avoir un rapport avec quelqu'un qui soit, à la fois, un rapport de jouissance et de retour à soi, et un rapport de dévouement et de Désir, c'est être père ou mère ou amant ou ami.

Bibliographie

Notes

  1. Totalité et Infini, livre de poche p. 43
  2. Levinas 1961, p. 24
  3. " la manière dont se présente l'Autre, dépassant l'idée de l'Autre en moi, nous l'appelons, visage Tot et Inf page 43
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