Portrait littéraire
Le portrait est un genre littéraire dérivé du portrait pictural.
Cette imitation de la peinture se révèle à travers l’appellation même du genre qui est un terme de peinture. Les historiens de l’Antiquité connaissaient la tâche des portraits qui est la représentation. Et l’on trouve des prémices du portrait narratif chez Tite-Live et Tacite. Toutefois, le portrait commença à émerger comme une nécessité pour décrire soi-même (autoportrait) ou ses contemporains comme dans les Essais de Montaigne. Cet ouvrage développe un questionnement autour du déplacement de représentation de l’individu (ou d’une société) du mode pictural au mode discursif. Le portrait peut être réalisé en prose ou en vers. Ses objectifs varient selon les contextes: socioculturel, sociopolitique, historique, ou encore selon la subjectivité du portraitiste (l’homme de lettres). C’est ainsi que l’on peut dire qu’il y a des portraits fictifs (correspondants aux personnages qui peuplent l’univers fictif de chaque auteur) autant que réalistes (qui représentent des personnes qui ont réellement vécu). Le portrait oscille entre réalité et fiction, entre éloge et satire, entre portrait qui imite son original et un autre qui s’en éloigne (le cas du portrait caricatural que l’on trouve dans les journaux ou chez Molière). Toutefois, le portrait objectif qui décrit modérément les défauts et les qualités de l’individu représenté (ou même de l’objet ou de l’idée) est assez répandu. Enfin, n’oublions pas que le portrait littéraire évolue à travers les siècles et grâce aux hommes de lettres, critiques littéraires et théoriciens de la littérature.
Le portrait au XVIIe siècle
C’est à partir des années 1650 que le portrait commence à être défini comme un genre littéraire. Et cela, grâce à l’action sociale innovatrice des Précieuses telle la Grande Mademoiselle, influencée par les œuvres chargées de portraits de Madeleine de Scudéry, regroupe autour d’elle (en tant que salonnière) des hommes de lettres et transforme le portrait en un « divertissement de société ».
Le portrait s’attacha aux règles esthétiques essentielles du portrait pictural, c’est-à-dire, il devait décrire fidèlement l’individu (modèle) pour pouvoir le distinguer comme type à part. Néanmoins, on ne doit pas en déduire à une reconnaissance de l’individu représenté mais plutôt du style du portraitiste. Cette représentation narrative a la fonction de mettre en évidence des traits physiques et psychiques fixes et intemporels : comme l’on voit dans les pièces de Molière ou dans Les Caractères de La Bruyère. Il s’agit d’opérer par des couches de descriptions successives — comme en peinture — qui ne sont que des phrases distinctes décrivant les traits du modèle réel.
Le portrait au XVIIIe siècle
Une nouvelle phase s’annonce pour le portrait au siècle des Lumières. Il envahit la littérature et contamine même la musique. C’est ainsi que Mozart et Beethoven excellent dans ce genre de jeux de société. Toutefois, le portrait porta plus sur la psychologie du modèle représenté qu’à son apparence physique.
Chez Diderot, c’est précisément un portrait pictural qui est l’occasion d’un autoportrait narratif effectué sous forme de critique artistique des tableaux et statues qui ont été faits de lui. Ainsi, il n’aime pas le tableau de Louis Michel van Loo qui le représente : « Très vivant ; c’est sa douceur, avec sa vivacité ; mais trop jeune, tête trop petite, joli comme une femme, lorgnant, souriant, mignard, faisant le petit bec, la bouche en cœur […] Pétillant de près, vigoureux de loin, surtout les chairs. Du reste, de belles mains bien modelées, excepté la gauche qui n’est pas dessinée. On le voit de face; il a la tête nue ; son toupet gris, avec sa mignardise, lui donne l’air d’une vieille coquette qui fait encore l’aimable ; la position d’un secrétaire d’État et non d’un philosophe. La fausseté du premier moment a influé sur tout le reste. »
Le philosophe blâme la femme du peintre de l’avoir empêché d’être lui-même : « C’est cette folle de madame Van Loo qui venait jaser avec lui, tandis qu’on le peignait, qui lui a donné cet air-là, et qui a tout gâté. » Diderot se prend alors à imaginer ce qu’eût été son portrait « Si elle s’était mise à son clavecin, et qu’elle eût préludé ou chanté,
:Non ha ragione, ingrate,
:Un core abbandonato,
ou quelque autre morceau du même genre, le philosophe sensible eût pris un tout autre caractère ; et le portrait s’en serait ressenti. Ou mieux encore, il fallait le laisser seul, et l’abandonner à sa rêverie. Alors sa bouche se serait entr’ouverte, ses regards distraits se seraient portés au loin, le travail de sa tête, fortement occupée, se serait peint sur son visage ; et Michel eût fait une belle chose. » Après avoir fait la critique du portrait qui le dépeint comme « Mais que diront mes petits enfants, lorsqu’ils viendront à comparer mes tristes ouvrages avec ce riant, mignon, efféminé, vieux coquet-là ? », il prévient : « Mes enfants, je vous préviens que ce n’est pas moi. » et entreprend de tracer à l’écrit le « vrai » portrait de lui-même : « J’avais en une journée cent physionomies diverses, selon la chose dont j’étais affecté. J’étais serein, triste, rêveur, tendre, violent, passionné, enthousiaste ; mais je ne fus jamais tel que vous me voyez là. J’avais un grand front, des yeux très vifs, d’assez grands traits, la tête tout à fait du caractère d’un ancien orateur, une bonhomie qui touchait de bien près à la bêtise, à la rusticité des anciens temps. Sans l’exagération de tous les traits dans la gravure qu’on a faite d’après le crayon de Greuze, je serais infiniment mieux. J’ai un masque qui trompe l’artiste ; soit qu’il y ait trop de choses fondues ensemble ; soit que, les impressions de mon âme se succédant très rapidement et se peignant toutes sur mon visage, l’œil du peintre ne me retrouvant pas le même d’un instant à l’autre, sa tâche devienne beaucoup plus difficile qu’il ne la croyait. » Selon lui, seul un peintre a réussi à effectuer un portrait pictural de lui en lequel il se reconnaisse, c’est Jean-Baptiste Garand : par une apparente ironie du sort, cette réussite serait le fruit du hasard : « Je n’ai jamais été bien fait que par un pauvre diable appelé Garand, qui m’attrapa, comme il arrive à un sot qui dit un bon mot. Celui qui voit mon portrait par Garand, me voit. « Ecco il vero Pulcinella[1]. » »
Par ailleurs, la sphère semi-privée de la correspondance permet également l’esquisse de portraits en principe destinés au seul usage du destinataire de la missive. Ainsi, Marie Du Deffand, prenant les eaux de Forges peut-elle dresser un portrait acerbe et enjoué de Mme de Pecquigny, cette compagne que lui assigne le sort lors de sa cure : « La Pecquigny n’est d’aucune ressource, et son esprit est comme l’espace : il y a étendue, profondeur, et peut-être toutes les autres dimensions que je ne saurais dire, parce que je ne les sais pas ; mais cela n’est que du vide pour l’usage. Elle a tout senti, tout jugé, tout éprouvé, tout choisi, tout rejeté ; elle est, dit-elle, d’une difficulté singulière en compagnie, et cependant elle est toute la journée avec toutes nos petites mesdames à jaboter comme une pie. » Cependant, c’est moins son esprit — ou la façon dont elle en use — qui irrite Marie Du Deffand que les manies de la dame : « Mais ce n’est pas cela qui me déplaît en elle : cela m’est commode dès aujourd’hui, et cela me sera très agréable sitôt que Forment sera arrivé. Ce qui m’est insupportable, c’est le dîner : elle a l’air d’une folle en mangeant ; elle dépèce une poularde dans le plat où on la sert. ensuite elle la met dans un autre, se fait apporter du bouillon pour mettre dessus, tout semblable à celui qu’elle rend, et puis elle prend un haut d’aile, ensuite le corps dont elle ne mange que la moitié; et puis elle ne veut pas que l’on retourne le veau pour couper un os, de peur qu’on n’amollisse la peau ; elle coupe un os avec toute la peine possible, elle le rongea demi, puis retourne à sa poularde : cela dure deux heures. Elle a sur son assiette des monceaux d’os rongés, de peaux sucées, et pendant ce temps, ou je m’ennuie à la mort, ou je mange plus qu’il ne faudrait. C’est une curiosité de lui voir manger un biscuit ; cela dure une demi-heure, et le total, c’est qu’elle mange comme un loup : il est vrai qu’elle fait un exercice enragé. » Marie Du Deffand achève ce portrait d’une excentrique en le reliant à son interlocuteur : « Je suis fâchée que vous ayez de commun avec elle l’impossibilité de rester une minute en repos », avant de conclure, en conformité avec la philosophie de la résignation et de désintérêt qu’elle défend, au caractère temporaire de ce qu’elle aura à souffrir de cette « rencontre de vacances » : « Enfin voulez-vous que je vous le dise ? Elle est on ne peut pas moins aimable : elle a sans doute de l’esprit ; mais tout cela est mal digéré, et je ne crois pas qu’elle vaille jamais davantage. Elle est aisée à vivre ; mais je la défierais d’être difficile avec moi : je me soumets à toutes ses fantaisies, parce qu’elles ne me font rien ; notre union présente n’aura nulle suite pour l’avenir. »[2]
Le portrait au XIXe siècle
L’évolution du portrait narratif ne s’arrête pas au XIXe siècle, mais au contraire, il continue à s’affiner et prendre des nuances par l’intervention de Sainte-Beuve dans ses œuvres ou ses critiques tels Portraits littéraires.
En fait, le portrait trouve sa vraie place dans le roman où il représente non seulement des individus réels, mais aussi des individus fictifs (qui peuvent ou non être des symboles). C’est ainsi que le portrait devient la thématique prépondérante et récurrente dans l’œuvre de Balzac.
Le portrait au XXe siècle
Le portrait poursuit son cheminement à travers le XXe siècle avec le nouveau roman. Chez Nathalie Sarraute (dans le Portrait d’un inconnu), les traits ne sont plus fixes, la temporalité joue son rôle dans ce genre de portrait mouvant, évolutif, fragmenté, telle la vie d’un humain.
Notes et références
Notes
- Salon de 1767.
- Lettre au président Hénault, 9 juillet 1742.
Références
- Denis Diderot, Salon de 1767. Salon de 1769, Paris, Hermann, 1990.
- (en) Julie C. Hayes, « Diderot’s Elusive Self: The Portrait by Van Loo in the Salon de 1767 », Romance Quarterly, 1984, no 31 (3), p. 251-8.
- Jean-Philippe Miraux, Le portrait littéraire, Hachette, Coll. Ancrages, 2003, 128 p. (ISBN 978-2011455284)
Voir aussi
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