Monopoles du savoir
Les monopoles du savoir sont la monopolisation des moyens de communication et la centralisation du pouvoir qui en découle. Pour Harold Innis, le contrôle des moyens de communication et de la diffusion de l’information garantit le pouvoir. En ce sens, ceux qui détiennent le pouvoir ont intérêt à restreindre l’accès des masses à l’information.
Naissance du concept
Le concept des monopoles du savoir émane de l’inclusion de la culture et de la politique au concept de monopole économique. La monopolisation des ressources est la centralisation du capital[1]. L’analyse d’une société doit inclure l’analyse de son historique communicationnel propre[2]. Pour ce faire, Innis avance que les types de communication favorisés par une société nous informent sur les types de pouvoir qu’elle préconise[3]. Son concept de biais spatial et biais temporel fait la distinction entre deux tendances : les médias à biais temporel, qui favorisent la pérennité dans leur préservation de l’information; et les médias à biais spatial, qui favorisent la diffusion de l’information. Le biais temporel est présent dans les sociétés qui cherchent à perdurer dans le temps et à transmettre leurs savoir à postérité, tandis que le biais spatial est présent dans les empires qui souhaitent prendre de l’expansion physique et supplanter les autres cultures. Pour Innis, le succès et la longévité d’un empire dépendent de l’adoption d’un équilibre dynamique entre le biais spatial et le biais temporel[4].
Histoire occidentale
Innis souhaitait diviser l’histoire occidentale en deux périodes : l’écrit et l’imprimé[5].
L'écriture
Selon Harold Innis, l’écriture permet l’accumulation du savoir et la comparaison des idées[5]. Pour Ong, l’écriture libère l’esprit humain de la tâche de mémorisation et permet l’émergence de la pensée analytique, provoquant l’évolution de la pensée philosophique et scientifique moderne[6]. Ce qu’Harold Innis identifie comme la montée des Empires est le développement d’une culture alphabétisée, dont le mode d’organisation sociale s’appuie sur la bureaucratie et la centralisation du pouvoir[7]. Cette bureaucratie et l’existence d’une élite lettrée ne font pas partie des sociétés qui privilégient la tradition orale[5].
L'imprimerie
La presse à imprimer est le développement le plus révolutionnaire de l’histoire des médias[8]. La production mécanique des livres a permis une plus grande diffusion des savoirs[9], le début de l’industrialisation[3], et la démocratisation de l’accès à l’information[9]. Par son caractère reproductible et portable, le livre fut le premier moyen de communication de masse[8]. Selon Walter Benjamin, la presse à imprimer représente la dévaluation de l’art par sa duplication[10].
Application politique
Bien qu’ils aient été contemporains, Gramsci et Innis ne se connaissaient pas[11]. Les monopoles du savoir d’Innis et l’hégémonie culturelle de Gramsci adressent tous deux la question du contrôle social par l’emprise culturelle. Le concept d’hégémonie culturelle veut que la classe dirigeante dicte le cadre culturel d’une société et use de cette influence pour diriger la pensée des masses et les exploiter[12]. Innis s’était lui aussi intéressé aux modèles de centralisation du pouvoir dans son étude de la communication unidirectionnelle allant du centre vers les périphéries d’un empire[13]. Les deux théories laissent entendre l’idée d’un groupe marginalisé dont le statut est réduit par une incapacité à participer à la culture dominante[7].
Semblablement, Lévi-Strauss s’intéressait au rôle de l’expression écrite dans l’asservissement des cultures non-européennes[14]. Il argumente que l’intention première de l’écriture est l’oppression, que tout intérêt autre relié à l’écriture n’a pour but que de dissimuler l’intention principale.
Rôle des institutions académiques
Innis était d’avis que les universités se doivent d’assurer l’accès aux savoirs et de refuser l’édification des monopoles du savoir[15]. Durant les dernières décennies, la hausse des coûts d’abonnement aux revues scientifiques a mené le monde académique à point de crise. Les bibliothèques universitaires canadiennes déboursent entre 350,000 et 9 millions de dollars par année en coûts d’abonnement aux revues scientifiques[16]. Pour certaines universités, ces abonnements sont inabordables[17].
Selon Innis, « Il existe, dans [chaque civilisation], un processus par lequel se crée progressivement un monopole ou un oligopole du savoir qui se renforce constamment jusqu’à ce que survienne un point de rupture. »[18]. La part de marché des cinq plus grands éditeurs scientifiques a passé de 20% en 1973 à 50% en 2006[19]. Le marché de l’édition scientifique représente une concentration structurelle que Larivière, Haustein et Mongeon qualifient d’oligopole[19] .
La crise des revues scientifiques a alimenté le mouvement pour le libre accès[20]. Innis décrivait le point de rupture d’un empire comme l’inévitable résultat de la prédominance d’un type de biais. La dichotomie entre le libre accès et la législation du copyright sont devenues les nouveaux biais de l’empire de l’édition scientifique[21].
Nouveaux médias
Innis était conscient que les moyens de communication employés par une société influencent sa compréhension de la réalité par leur matérialité plutôt que par les messages qu’ils véhiculent[22]. En se détachant des limites du temps et de l’espace, l’internet retient une immense capacité de centralisation du pouvoir, tout en permettant l’émergence d’une globalisation qui démocratise et décentralise l’information d’une manière qui était inconcevable à l’époque où les médias traditionnels dominaient[23].
Les structures de pouvoir centralisées peuvent utiliser les nouveaux médias à leur avantage et ainsi maintenir leur pouvoir[24]. Bien que la méthodologie qu’il employait doit être réévaluée à l’ère numérique[25], l’équilibre impérial entre la gestion temporelle et le contrôle de l’espace dont parlait Innis peut être utile dans l’analyse de l’impact socio-culturel des nouveaux médias.
Notes et références
- (en) David McNally, « Staple Theory as Commodity Fetishism: Marx, Innis and Canadian Political Economy », Studies in Political Economy, 6, 1, , p. 35-63
- (en) Jérôme Bourdon, « The Case for the Technological Comparison in Communication History », Communication Theory, 28, 1, , p. 89-109
- (en) Harold A. Innis, Alexander John Watson, The bias of communication, Toronto, University of Toronto Press,
- (en) Megan Mullen, « Space Bias/Time Bias: Harold Innis, "Empire and Communications" », Technology and Culture Vol. 50, No. 1, , p. 175-186
- (en) Harold Adams Innis, Empire and communications, Victoria, Pr. Porcépic,
- (en) Walter J. Ong, Orality and literacy: The technologizing of the word, London New York, Routledge, , p. 41
- (en) Edward Comor, « Ubiquitous Media and Monopolies of Knowledge: The Approach of Harold Innis », Scholarship@Western,
- (en) Denis McQuail, McQuail's mass communication theory, London, Sage,
- McDaniel, R. (2015). The Spread of Knowledge via Print. In Western Oregon University. (2015). Disrupting society from tablet to tablet. Monmouth, Oregon: Western Oregon University.
- Benjamin, W. (2008). The Work of art in the age of Mechanical Reproduction. London: Penguin Books.
- Acland, C. R. (1999). Histories of Place and Power: Innis in Canadian Cultural Studies. In C. R. Acland & W. Buxton, Harold Innis in the New Century: Reflections and Refractions (pp. 243-260). Montreal: McGill-Queen's University Press.
- (en) Walter L. Adamson, Hegemony and revolution: A study of Antonio Gramsci's political and cultural theory, Berkeley, CA, University of California Press, .
- (en) C. R. Acland, « Harold Innis, Cultural Policy, and Residual Media », International Journal of Cultural Policy, 12, 2, , p. 171-185.
- Claude Lévi-Strauss, Tristes Tropiques, Paris, Plon, .
- Noble, R. (1999). Innis's Conception of Freedom. In C. R. Acland & W. Buxton, Harold Innis in the New Century: Reflections and Refractions (pp. 31-45). Montreal: McGill-Queen's University Press.
- MacDonald, A. & Eva, N. (2018). It’s time to stand up to the academic publishing industry. University Affairs. February 26, 2018. https://www.universityaffairs.ca/opinion/in-myopinion/time-stand-academic-publishing-industry/
- Howells, L. (2015, December 8). Memorial University to cancel thousands of journal subscriptions. CBC News. Retrieved from https://www.cbc.ca/news/canada/newfoundland-labrador/memorial-university-to-cancel-thousands-of-journal-subscriptions-1.3354711
- Innis, H. . (1er janvier 1983). L'Oiseau de Minerve. Communication Information, 5, 2, p. 268.
- Larivière, V., Haustein, S., & Mongeon, P. (2015). The Oligopoly of Academic Publishers in the Digital Era. Plos One, 10, 6.)
- Geschuhn, K., Vogler, A., & Osborne, R. (June 10, 2015). Disrupting the subscription journals’ business model for the necessary large-scale transformation to open access. Scienceopen Research.
- Whiteley, A. M. (2019). From Access to Praxis: The Case for Open Access in the Humanities and Social Sciences and the Public Good. University of Calgary, Calgary, AB.
- Martino, L. C. (January 01, 2012). Le concept de moyen de communication dans l'Ecole de Toronto. Canadian Journal of Communication, 37, 4, 595-611.
- Liebig, F. J. (2010). Beyond Time and Space? Reading the Possibilities of the Internet through Innis’s The Bias of Communication. Journal of Undergraduate Studies at Trent (JUST), 3(1), 5-17.
- Warf, B. (February 01, 2011). Geographies of global Internet censorship. Geojournal : Spatially Integrated Social Sciences and Humanities, 76, 1, 1-23.
- Chesher, C. (January 31, 2008). Binding time: Harold Innis and the balance of new media.
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