Méthode hypercritique
La méthode hypercritique est une méthode d'argumentation consistant en la critique systématique ou excessivement minutieuse des moindres détails d'une affirmation ou de ses sources[1]. Elle se distingue de la pensée critique qui est une utilisation de la raison ayant pour finalité d'affiner et de préciser les affirmations sans chercher par principe à les discréditer.
« Hypercritique » redirige ici. Ne pas confondre avec Supercritique.
Le champ d'application est vaste, mais les domaines polémiques comme les technologies et les idéologies en débat, l'intégrisme, le créationnisme, les nationalismes, les crimes historiques ou le négationnisme, sont particulièrement investis par les utilisateurs de la méthode hypercritique[2]. Par exemple, Pierre-André Taguieff, analysant le complotisme contemporain, relève la « tentation du relativisme radical, impliquant le règne du doute sans limites »[3].
Principe
Cette méthode revient généralement à une analyse suspicieuse et à charge de détails parfois insignifiants ou connexes à un sujet, ou de menues erreurs de citation, de date ou cartographiques, afin de disqualifier en bloc une thèse en la passant au crible, ou en faisant subir ce sort à ses sources[4], afin de repousser une théorie adverse, alors même que les preuves amenées par celle-ci ne sont, elles, pas négligeables :
« L’hypercritique. C’est l’excès de critique qui aboutit, aussi bien que l’ignorance la plus grossière, à des méprises. C’est l’application des procédés de la critique à des cas qui n’en sont pas justiciables. L’hypercritique est à la critique ce que la finasserie est à la finesse. Certaines gens flairent des rébus partout, même là où il n’y en a pas. Ils subtilisent sur des textes clairs au point de les rendre douteux, sous prétexte de les purger d’altérations imaginaires. Ils distinguent des traces de truquage dans des documents authentiques. État d’esprit singulier ! à force de se méfier de l’instinct de crédulité, on se prend à tout soupçonner. »
— (Charles-Victor Langlois, Charles Seignobos, Introduction aux études historiques, Paris, 1898, p. 107)
La méthode hypercritique est difficile à contrer, dans la mesure où elle lance un grand nombre d'affirmations péremptoires et parfois rapides à formuler, qui demandent du travail afin d'être vérifiées[source insuffisante][5]. La vanité de ces réfutations a été relevée à propos de la démarche négationniste qui en fait un large usage[6] et, plus généralement, en histoire par Henri-Irénée Marrou, qui y voit une « obstination dans l'incrédulité[7] » et qui rejoint Raymond Aron dans la conclusion selon laquelle « nous touchons au fond : la vérité historique n'est valable que pour ceux qui veulent cette vérité[8] ».
Michel Wieviorka souligne enfin le rôle des médias contemporains et de leur attente d'expertise dans certains succès de l'hypercritique en sciences humaines et sociales, celle-ci favorisant le spectaculaire et le provocateur[9].
Hypercritique historique
En histoire, la notion de méthode hypercritique renvoie essentiellement, à partir du XXe siècle, à celle d'une dérive de la critique des sources. Cependant, des Lumières à la fin du XIXe siècle, elle avait eu ses lettres de noblesse avec, en particulier, l'opposition des courants hypercritique et fidéiste (ou historiciste), face à la question des sources tardives ou légendaires de l'origine de Rome : le courant hypercritique, représenté notamment par Louis de Beaufort, puis Barthold Georg Niebuhr, Theodor Mommsen ou Ettore Pais, a dominé la question jusqu'à ce qu'au XXe siècle, les découvertes archéologiques viennent confirmer une partie des données légendaires[10]. Par la suite, le risque hypercritique a pu être opposé à celui, inverse, de l'hypocritique[11].
Henri-Irénée Marrou cite comme exemple de cas-limite de l'hypercritique : celui du père Hardouin[12], cet érudit entreprenant qui, au XVIIe siècle, avançait que les classiques de l'Antiquité avaient dû être inventés par des moines du Moyen Âge, car, disait-il, nous ne possédons aucun manuscrit antérieur à cette époque. Dans le même ordre d'idées, la Nouvelle Chronologie d'Anatoli Fomenko prétend au XXIe siècle réviser totalement l'histoire mondiale et faire de l'histoire de l'Antiquité une supercherie[13].
La thèse mythiste sur la non-historicité de Jésus de Nazareth est également régulièrement citée par des historiens comme Paul Veyne comme étant un exemple de négationnisme et de méthode hypercritique[14].
L'hypercritique est particulièrement utilisée dans les diverses formes de négationnisme[15] qui prennent, par exemple, en le dénaturant, Jean Norton Cru et son Témoins comme modèle[16]. En effet, elle permet, face au consensus des historiens et, en particulier, sur la validité du témoignage, de proposer le syllogisme suivant[17] :
- tels détails ne sont pas clairs ou sont contradictoires ;
- donc toute l'explication est fausse ;
- donc les preuves avancées pour cette explication en sont en fait des réfutations.
Pierre-André Taguieff voit d'une manière générale dans la littérature complotiste contemporaine une « mise en pratique imprévue et bien-sûr paradoxale [de l'hypercritique], en ce que la (re)mystification y implique la démystification[18] ». Jean-Bruno Renard fait quant à lui de l'hypercritique, avec la révélation d’une autre réalité et la dénonciation du complot, l'une des trois composantes des « rumeurs négatrices » telles que celles de la survie de Louis XVII, des faux atterrissages sur la Lune ou celles issues de l'Effroyable imposture de Thierry Meyssan[19]. Ce prolongement de l'hypercritique dans la théorie du complot est également souligné plus spécifiquement à propos du courant négationniste issu de Paul Rassinier[20].
Parodies
L'usage de la méthode hypercritique a suscité en France diverses parodies depuis le XIXe siècle, avec notamment l'ouvrage de Jean-Baptiste Pérès, Comme quoi Napoléon n'a jamais existé, écrit en réponse aux excès hypercritiques de Charles Dupuis et de son Origine de tous les Cultes, ou la Religion universelle, dans lequel celui-ci réduit toutes les figures religieuses à des représentations astronomiques symboliques. Pérès transforme parodiquement Napoléon en mythe solaire inventé par le peuple, en usant des mêmes méthodes[21].
Jacques Bergier, surpris par quelques levées de bouclier contre son ouvrage avec Louis Pauwels Le Matin des magiciens avait réagi par un texte humoristique reprenant le même type d'arguments dans un texte nommé La girafe n'existe pas[22].
Des parodies plus récentes s'appliquent également aux auteurs négationnistes[23].
Notes et références
- « Hypercritique », sur Cntrl
- André Jacob, En quête d'une philosophie pratique: De la morale à l'éthico-politique, L'Harmattan, 2007, 395 p. (ISBN 9782296036819) p. 357.
- Pierre-André Taguieff, Court traité de complotologie, Fayard, 2013, 440 p. (ISBN 9782755505344) [EPUB] emplacements 4334 et suiv. sur 9455.
- François Bédarida, « les responsabilités de l'historien "expert" », dans Jean Boutier, Dominique Julia, Passés recomposés. Champs et chantiers de l'histoire, Autrement, no 150-151, janvier 1995, 349 p. (ISBN 9782862605166), p. 138 ; voir également l'exemple des procédés hypercritiques de la thèse d'Henri Roques sur Kurt Gerstein, analysés par Pierre Bridonneau, Oui, il faut parler des négationnistes : Roques, Faurisson, Garaudy et les autres, Paris, Cerf, 1997 (ISBN 2-204-05600-6), p. 55-62.
- L'historien belge Maxime Steinberg consacre par exemple un ouvrage entier à la déconstruction de l'hypercritique de Robert Faurisson appliquée au journal de Johann Kremer, dans Les Yeux du témoin ou le regard du borgne, L'histoire face au révisionnisme. Lecture critique d'un génocide au quotidien, Paris, Cerf, 1990, 213 p. (ISBN 9782204041072) Lire en ligne.
- « Il est tout à fait frappant de constater qu'il n'y a aucun lien entre les progrès de la connaissance scientifique et le développement du négationnisme. Le fait que l'analyse historique s'affine n'a aucun effet sur le discours négationniste qui reste identique à lui-même. D'où l'inanité d'une quelconque "réponse" à ces discours autre que politique ou juridique. », Henry Rousso, « Le négationnisme est une parole de haine », dans L'Histoire, no 294, 2004, p. 58.
- « L’expérience de l’hypercritique nous met fréquemment en présence de ce que le théologien dans son domaine appellerait l’obstination dans l’incrédulité : il suffit qu’un historien soit animé de quelque passion profonde (et la simple curiosité, le moraliste le sait bien, peut devenir une passion redoutable) pour qu’avant de se décider à accorder sa créance il se mette à exiger toujours plus de ses documents, qu’il les examine d’un œil toujours plus soupçonneux, et c’en est fait de la possibilité de conclure ! Il existe de la sorte, un peu partout en histoire, des points cancéreux où la discussion s’éternise, s’envenime, la bibliographie prolifère – sans profit positif. », Henri Irénée Marrou, De la connaissance historique, Paris, Seuil, 1975 (ISBN 2020043017), p. 134.
- Henri-Irénée Marrou, « Tristesse de l'historien », dans Vingtième Siècle. Revue d'histoire, no 45, janvier-mars 1995, p. 125.
- « La pensée hypercritique s'affranchit aisément des impératifs de rigueur qui devraient être le propre des sciences sociales. Elle doit une partie de son influence, du moins dans un pays comme la France, à l'écho que lui donnent certains médias, auxquels elle apporte des articles dont la radicalité alimente le débat. » Michel Wieviorka, Neuf leçons de sociologie, Fayard, 2011, 329 p. (ISBN 9782818500750), ainsi que Les Sciences sociales en mutation, Sciences Humaines, 2007, 640 p. (ISBN 9782361061258).
- Jean-Pierre Martin, Alain Chauvot, Mireille Cébeillac-Gervasoni, Histoire romaine, Armand Colin, 2010, 480 p. (ISBN 9782200258382) ; Mouza Raskolnikoff, Histoire romaine et critique historique dans l'Europe des Lumières. La naissance de l'hypercritique dans l'historiographie de la Rome antique, École française de Rome, 1992 (Lire en ligne.
- Voir notamment Pierre Vidal-Naquet considérant que l'histoire de la Shoah avait pu être, avant les années 1980, parfois insuffisamment critique quant à ses sources, ce qui contribuerait à expliquer l'écho rencontré par l'hypercritique des négationnistes ; Pierre Vidal-Naquet, Les Assassins de la mémoire : Un Eichmann de papier » et autres essais sur le révisionnisme, Paris, La Découverte, 1987, 227 p. (ISBN 2707145459).
- Henri Irénée Marrou, De la connaissance historique, Seuil, 1975, (ISBN 2020043017), p. 130-139 Lire en ligne.
- Stéphane Encel, Histoire et religions : l'impossible dialogue ? Essai d'analyse comparative des grilles de lecture historique et monothéistes, L'Harmattan, 2006, 294 p. (ISBN 9782296148116), note 262, p. 93-94
- Normandie roto impr.), Les Grecs ont-ils cru à leurs mythes? : essai sur l'imagination constituante, Éd. Points, (ISBN 978-2-7578-4114-3 et 2-7578-4114-9, OCLC 881063860, lire en ligne)
- François Bédarida, Histoire, critique et responsabilité, Complexe, 2003, 357 p. (ISBN 9782870279823), p. 291.
- Voir notamment Annette Wieviorka, L'Heure d'exactitude : Histoire, mémoire, témoignagne. Entretiens avec Séverine Nikel, Albin Michel, 2011 (ISBN 9782226267535), 256 p., et Jean Christophe Prochasson, « Témoignages et expériences. Les usages du vrai et du faux de Jean-Norton Cru à Paul Rassinier », dans Christophe Prochasson, Anne Rasmussen, Vrai et faux dans la Grande guerre, La Découverte, 2010 (ISBN 9782707155597), p. 302-326.
- Voir par exemple dans le cas de Robert Faurisson, Barbara Lefebvre, Sophie Ferhadjian, Comprendre les génocides du 20e siècle : comparer-enseigner, Bréal, 2007, 319 p. (ISBN 9782749521411), p. 157.
- Pierre-André Taguieff, La Foire aux illuminés, Fayard, 2005, 616 p. (ISBN 9782755503944)
- Jean-Bruno Renard, « Les rumeurs négatrices », dans Diogène, no 213, 2006, p. 54-73 Lire en ligne.
- « Si, chez Norton Cru, le témoin se trompe le plus souvent avec sincérité, chez Rassinier ou Bardèche, il est dénoncé sous les espèces du menteur qui défend ses intérêts. La mauvaise foi est toujours soupçonnée. Quand Norton Cru s'interroge sur les conditions de la production du témoignage pour en comprendre les faiblesses, les négationnistes dégagent les mobiles du mensonge », Jean Christophe Prochasson, « Témoignages et expériences. Les usages du vrai et du faux de Jean-Norton Cru à Paul Rassinier », dans Christophe Prochasson, Anne Rasmussen, Vrai et faux dans la Grande guerre, La Découverte, 2010 (ISBN 9782707155597), p. 323.
- Jean-Baptiste Pérès, Comme quoi Napoléon n'a pas existé, Paris, 1827. Voir à ce propos Henri Irénée Marrou, De la connaissance historique, Paris, Seuil, 1975 (ISBN 2020043017), p. 131, ainsi que Jean-Bruno Renard, « Les rumeurs négatrices », dans Diogène, no 213, 2006, p. 65-66.
- La girafe n'existe pas, démonstration de Jacques Bergier.
- Voir notamment « Le débarquement en Normandie n'a jamais eu lieu ! », phdn.org, 2001 à propos de Robert Faurisson, et « Non, Roger Garaudy n’est pas mort », bibliobs.nouvelobs.com, 2012 à propos de Roger Garaudy.
Voir aussi
Bibliographie
- Henri Irénée Marrou, De la connaissance historique, Seuil, 1975, 318 p. (ISBN 2020043017)
- François Bédarida, Histoire, critique et responsabilité, Complexe, 2003, 357 p. (ISBN 9782870279823)
Articles connexes
Liens externes
- Sur la méthode hypercritique, extraits d'Henri Irénée Marrou, De la connaissance historique, site PHDN
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