César (photographe syrien)

César est le pseudonyme d'un ancien photographe légiste de la police militaire syrienne qui a fui la Syrie en emportant près de 45 000 photographies prises entre 2011 et 2013 illustrant notamment la torture et les décès dans les prisons du régime syrien, car elles montrent les corps de 1 036 soldats, 6 627 détenus, et 4 025 civils tués hors de prison.

Ces photographies ont été authentifiées, étudiées, classées et analysées dans un rapport. Elles ont permis à de nombreuses familles syriennes de rechercher et parfois connaître le sort d'un proche arrêté par les services secrets du régime ou victime de disparition forcée, elles ont servi, avec divers autres documents exfiltrés et témoignages, à des ONG de défense des droits humains d'établir des rapports sur les conditions de détention en Syrie, à l'ONU et certaines sont également utilisées par la justice, notamment lors du procès Al-Khatib.

Biographie

Travail de photographe légiste

« César » travaille comme photographe dans une unité de documentation de la police militaire syrienne, avant la révolution, son travail consiste à photographier les scènes de crimes et d'accidents qui impliquent des militaires.

Dès mars-avril 2011, et jusqu'à sa fuite en 2013, il doit photographier également de très nombreux cadavres de détenus et également les corps de civils[1]. Pendant cette période, de même que ses collègues, il photographie pour l'administration du régime les corps des plusieurs milliers de détenus morts sous la torture, parfois jusqu'à 50 par jour[2],[3],[4],[5],[6],[7]. Les corps qu'il photographie dans les hôpitaux militaires de Mezzeh et de Tichrine viennent de 24 centres de services de sécurité du gouvernorat de Damas[8]. César est chargé de photographier les hommes uniquement, pas les femmes ni les enfants[9].

Chaque personne décédée porte des numéros qui doivent être visibles sur les photographies. À son arrivée à l'hôpital, chaque corps porte son numéro de détenu et le numéro de la branche[note 1] où il est mort. Ces chiffres sont inscrits au feutre, sur un sparadrap collé sur le front ou sur le buste, ou à même la peau. Le médecin légiste, supérieur de César, attribue ensuite à chaque corps un troisième numéro pour son rapport médical, qui sert au classement et à l'archivage[1].

Le nombre et l'état des corps (dents cassées, coupures profondes, yeux arrachés, brûlures, plaies, corps ensanglantés...) qu'il doit photographier ne laisse aucun doute sur les exactions du régime[1]. Horrifié par son travail, au printemps 2011, il envisage de déserter et se confie à un ami[7]. Celui-ci a des contacts avec des membres de l'opposition syrienne, il persuade César de poursuivre son travail pour collecter le plus de clichés possible[10],[11]. Il accepte et commence à faire des copies de ses clichés et de ceux de son service, qu'il enregistre sur plusieurs clés USB, clandestinement et chaque jour au péril de sa vie, pendant deux ans[2].

Exfiltration et protection

En 2013, jugeant que des soupçons commencent à peser sur lui, il déserte avec l'aide son ami, qui a contacté un homme de l'Armée syrienne libre[10],[1]. Il gagne la Jordanie, puis trouve refuge en Europe[12],[3]. Il parvient à exfiltrer ce que ses amis pensent d'abord être 53 275 photos numériques prises à Damas entre avril 2011 et juillet 2013, avant de revoir le nombre de clichés à 45 000[13],[14].

Le nom de code « César » est utilisé afin de préserver son identité, par mesure de sécurité, de même que la non divulgation de son visage et de certaines informations personnelles[15]. S'il était retrouvé, il craint des représailles dirigées à son encontre, ou envers sa famille restée en Syrie.

Les photographies de César

Authentification

Les photographies prises par César sont remises au Courant national syrien, un mouvement de l'opposition politique établi en Turquie[2],[3],[12]. Pour les authentifier, le Qatar mandate un cabinet d'avocats londoniens, Carter-Ruck and Co[16]. Ce dernier engage trois anciens procureurs internationaux — Sir Desmond de Silva QC, ancien procureur général du Tribunal spécial pour la Sierra Leone, Sir Geoffrey Nice QC, ancien procureur au procès de Slobodan Milosevic, et le Professeur David Crane, qui a mis en accusation le président Charles Taylor — et trois experts en anthropologie médicale qui publient un rapport en janvier 2014 confirmant l'authenticité des images prises par César[16],[17]. Selon David Crane, « ces images prouvent l'existence d'une industrie de la mise à mort jamais vue depuis l'Holocauste »[15].

Conclusion et identifications

Le Courant national syrien annonce tout d'abord 55 000 photos prises par César et 11 000 morts en détention, mais ces chiffres ont été précisés  : les 45 000 photographies ne représentent pas toutes des corps de détenus[18]. Sur 18 000 des photos de César figurent en réalité les corps de 1 036 soldats, majoritairement morts au combat et de 4 025 civils, tués pour la plupart dans leurs maisons[18], tandis que 28 000 clichés concernent les détenus décédés dans les prisons du régime[18],[13],[19]. Chaque corps est photographié à quatre reprises et 6 786 victimes de mort en détention sont recensées[18],[13]. Le chiffre initialement annoncé de 11 000 morts en détention provient du fait que les numéros des médecins légistes sur les corps, qui sont des numéros qui se suivent, montrent que plus de 11 000 cadavres ont été numérotés par les médecins légistes au moment des dernières photographies de César.

Les photos des détenus ont été prises à deux endroits : à la morgue de l'hôpital de Tichrine, à Damas, et dans un hangar servant de garage à l'hôpital militaire 601 à Mezzeh, non loin du Palais présidentiel et juste à l'arrière du lycée français de Damas[20]. Les victimes viennent de 24 lieux de détentions localisés à Damas, mais plus de 80 % des corps proviennent des seules branches 215 et 227 des renseignements militaires[18]. Sur les 6 786 victimes dénombrées, 2 936 sont décharnées et ont souffert de la faim, 2 769 ont des marques de tortures et 455 ont les yeux énucléés[18]. Une seule femme, Rehab Allaoui, une étudiante de 24 ans, et un seul mineur, Ahmad al-Musalmani, 14 ans, figurent parmi les morts qui ont pu être identifiés parmi les détenus[18],[21],[22],[23],[13].

L'ONG Human Rights Watch examine « 28 707 de ces clichés qui révèlent, grâce au recoupement avec toutes les autres informations disponibles, qu’au moins 6 786 détenus sont morts en détention ou à la suite de leur transfert du centre de détention vers un hôpital militaire ». L'ONG interroge d'anciens détenus et des proches de disparus[24]. Elle examine plusieurs cas de personnes décédées dont les visages étaient reconnaissables sur les clichés, elle identifie 27 personnes et révèle le nom de 8 d'entre elles (de nombreuses familles refusant de rendre les noms publics, par crainte de représailles), dans un rapport de 86 pages publié en décembre 2015[25]. Des dizaines de familles de disparus et de personnes arrêtées par le régime ont reconnu leurs proches sur les photos exfiltrées par César et ainsi appris leur décès[26]. Parmi ceux-ci, certains ont été par la suite confirmés par des avis de décès émis par le régime au printemps et à l'été 2018[27],[28].

En juin 2020, Imad Eddine Rashid, fondateur de l'Association syrienne pour les disparus et les détenus d'opinion, qui suit la situation des victimes de guerre et des prisonniers syriens, déclare que 731 proches des victimes ont pris contact avec son association et que 85% d'entre eux ont partagé des informations personnelles sur les victimes, ajoutant que la moitié d'entre eux sont également prêts à témoigner devant la justice[29],[1],[30].

Réactions internationales

Le 12 janvier 2014, le dossier est présenté à huis clos devant 11 ministres des affaires étrangères[19] . Alors ministre des Affaires étrangères et du Développement international en France, Laurent Fabius confie en sortant de la réunion à un de ses collaborateurs : « C'est terrible. Abominable. Il va falloir travailler pour savoir la vérité concernant tous ces documents qui sont d'une extrême importance ». Un de ses proches ajoute « Des images qu'on n'avait pas vues depuis le génocide juif et les crimes khmers. La sophistication avec lequel le régime syrien documente et classe ses crimes nous ramène 70 ans en arrière. »[31]

La diplomatie française parle de « milliers de photos insoutenables, authentifiées par de nombreux experts, qui montrent des cadavres torturés et morts de faim dans les prisons du régime - [qui] témoignent de la cruauté systématique du régime de Bachar al-Assad »[32].

Justice

Sur la base notamment des documents exfiltrés par César et de témoignages, le parquet de Paris ouvre une enquête préliminaire pour crimes de guerre visant le régime de Bachar el-Assad[33]. En janvier 2015, Bachar el-Assad affirme que ce photographe militaire n'existe pas : « Qui a pris ces photos ? Qui est-il ? Personne ne sait. Aucune vérification de ces preuves n'a été faite. Ce sont des allégations sans preuves. »[34]

Parmi les avis de décès émis parmi le régime syrien à l'été 2018, figurent les noms de deux ressortissants franco-syriens, Mazen et Patrick Dabbagh, ce qui permet, à la suite d'une plainte de la famille en France, et grâce aux informations contenues dans le "dossier César", à la justice française d'établir trois mandats d'arrêts contre des dignitaires du régime accusés d'être impliqués dans ces morts[35].

Début 2019, l'enquête, ouverte notamment sur la base des images rapportées par César, a également amené à l'arrestation d'un tortionnaire présumé en France et de deux autres en Allemagne. Tous trois sont d'anciens agents présumés des moukhabarat, les services de renseignement du régime syrien, et sont accusés d'actes de tortures, crimes contre l’humanité et complicité, commis entre 2011 et 2013 en Syrie. Les photographies de César permettent aux enquêteurs de chercher sur les corps les marques permettant d'identifier chaque branche des services de renseignement[36]. L'ancien colonel, responsable d'une branche d'investigation (prison des services secrets où sont interrogés les détenus), la branche 251 d'Al-Khatib, Anwar Raslan, est jugé en Allemagne en 2020 pour crime contre l'humanité[19],[37]. Une centaine de clichés exfiltrés par César représente des détenus décédés dans la branche 251 pendant la période où Anwar Raslan en était le directeur[38].

Le "rapport César" constitue également une pièce maîtresse de l'ensemble de plus d'un million de documents (photographies, vidéos, images satellites, déclarations de victimes et témoins et documents divers) rassemblés par le mécanisme international des Nations unies chargé de faciliter les enquêtes sur les violations les plus graves du droit international commises en Syrie depuis mars 2011, et présentés lors de l’Assemblée générale de l’ONU du 23 avril 2019[39].

Association de familles de victimes

Des centaines de milliers de Syriens cherchent, parmi les photographies publiées par différents sites Internet de défense des droits humains, à reconnaître des proches, disparus ou détenus par le régime. L'association des Avocats libres de Syrie aide les familles dans leurs démarches.[29],[9] Afin de se soutenir, plusieurs familles décident de fonder une association. Le 26 janvier 2018, journée internationale pour le soutien aux victimes de la torture, la Caesar Families Association est fondée. Elle vise, selon son communiqué, à aider les familles des victimes à récupérer les restes de leurs proches pour pouvoir les inhumer, à fournir un soutien moral et psychologique aux familles des victimes, à connaître le sort des détenus et des disparus, et à présenter leurs responsables devant la justice[40].

Ouvrage de référence

« Avant la révolution, les prisonniers étaient torturés en prison. Tout le monde savait. Mais là, je n’ai jamais vu une torture pareille », affirme César à Garance Le Caisne, qui, après avoir couvert la guerre civile syrienne pendant quatre ans, recueille son témoignage, ainsi que ceux d'organisations des droits de l'homme et de plusieurs rescapés syriens, et les publie dans l'ouvrage "Opération César, au cœur de la machine de mort syrienne" en 2015[41]. Le livre est traduit et publié en anglais en 2018[42].

Liens externes

Articles connexes

Notes

  1. En Syrie, au sein des services de renseignement, chaque service est nommé une "branche", qui porte chacune un numéro. Par exemple, la branche 251 correspond à un service de renseignement de la Direction générale de la sécurité, située dans le quartier Al-Khatib, au centre de Damas.

Références

  1. Garance Le Caisne 2015 Opération César, p. 15, 35-38, 40, 146-149, annexes.
  2. Judith Chetrit, Le photographe "César considère avoir fait son devoir de Syrien", L'Express, 2 octobre 2015.
  3. Catherine Gouëset, La routine de l'horreur du régime syrien: l'histoire des photos macabres de "César", L'Express, 2 octobre 2015.
  4. Syrie: des clichés de César, photographe de la torture du régime, exposés, L'Express, 15 octobre 2014.
  5. Siobhán O'Grady, Les photos de Syrie exposées au musée de l'Holocauste de Washington ne sont pas sans rappeler les atrocités nazies, Slate, 29 octobre 2014.
  6. « SYRIE. 45.000 photos d'atrocités : "Ce livre montre le vrai visage de Bachar al-Assad" », Le Nouvel Obs, (lire en ligne)
  7. Jean-Pierre Perrin, « La Syrie sous la loi de César », sur Mediapart (consulté le )
  8. Nicolas Hénin, Jihad Academy, Fayard, (ISBN 978-2-213-68829-9, lire en ligne)
  9. « Des familles syriennes à la recherche de leurs proches - Radio », sur Play RTS (consulté le )
  10. « "César" : le photographe qui accable le régime Assad », sur LExpress.fr, (consulté le )
  11. Le Point magazine, « Syrie : César, le mystérieux archiviste des tortures du régime », sur Le Point, (consulté le )
  12. Le Caisne 2015, p. 150-158.
  13. Syrie : Témoignages sur les photos des détenus tués, Human Rights Watch, 16 décembre 2015.
  14. Opération César. Au cœur de la machine de mort syrienne., p. 159
  15. « Syrie: des clichés de César, photographe de la torture du régime, exposés », sur LExpress.fr, (consulté le )
  16. Le Caisne 2015, p. 30-31.
  17. Syrie : un rapport impute à Damas des massacres à grande échelle, Le Point avec AFP, 21 janvier 2014.
  18. Le Caisne 2015, p. 156-170.
  19. « César, archiviste de l’horreur des prisons syriennes », sur Les Jours, (consulté le )
  20. Le Caisne 2015, p. 47-49.
  21. Elise Lambert, Syrie : des victimes des atrocités du régime de Bachar Al-Assad identifiées, France info, 16 décembre 2015.
  22. Elise Vincent, Ahmad Al-Musalmani, 14 ans, « était juste un enfant », Le Monde, 16 décembre 2015.
  23. Luc Mathieu, En Syrie, les preuves des tortures par le régime, Libération, 16 décembre 2015.
  24. Human Rights Watch | 350 Fifth Avenue et 34th Floor | New York, « Syrie : Témoignages sur les photos des détenus tués », sur Human Rights Watch, (consulté le )
  25. « Syrie : de nouvelles preuves des pratiques de torture dévoilées », Le Monde, (lire en ligne, consulté le )
  26. Valérie Crova, « Torture en Syrie : "Je ne pouvais pas regarder les photos tant les corps étaient suppliciés" », sur www.franceinter.fr, (consulté le )
  27. « Prisons syriennes: les registres de la mort », sur LExpress.fr, (consulté le )
  28. « Garance Le Caisne : « Il fallait que César témoigne des horreurs commises en Syrie » – par Daniel Fontaine », sur Souria Houria - Syrie Liberté - سوريا حرية, (consulté le )
  29. (en) « Syrians confirm death of missing relatives by photos », AA, (lire en ligne)
  30. Ignace Leverrier, « En Syrie, les photos de César commencent à parler », sur Un oeil sur la Syrie, (consulté le )
  31. Garance Le Caisne, Opération César., p. 27-30
  32. « Syrie : une enquête ouverte en France pour "crimes de guerre" », sur France 24, (consulté le )
  33. Le Point magazine, « Syrie: enquête ouverte en France visant le régime Assad pour "crimes contre l'humanité" », sur Le Point, (consulté le )
  34. « Opération César : au coeur de la machine de mort syrienne », sur France Culture (consulté le )
  35. « Trois dignitaires syriens visés par des mandats d’arrêt émis par la justice française », Le Monde, (lire en ligne, consulté le )
  36. « Un tortionnaire syrien présumé arrêté en France », sur leparisien.fr, 2019-02-13cet21:45:39+01:00 (consulté le )
  37. « À la recherche d’Anwar Raslan, tortionnaire syrien », sur Les Jours, (consulté le )
  38. « Stephen Rapp: «Le procès de Coblence prouve que l’impunité pour la Syrie n’existe pas» », Le Temps, (ISSN 1423-3967, lire en ligne, consulté le )
  39. « Le vrai visage de Bachar al-Assad », L'obs, (lire en ligne)
  40. (en-US) « “Caesar Families” Association: A Step on the Road to Justice », sur Enab Baladi, (consulté le )
  41. « Torture sous Bachar al-Assad : un ex-militaire syrien témoigne dans un livre », Le Nouvel Obs, (lire en ligne)
  42. (en-GB) Kong Tsung-gan, « The best human rights books, January to April 2019 », sur Hong Kong Free Press HKFP, (consulté le )

Bibliographie

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