Annie Le Brun (2009).

Annie Le Brun, née à Rennes en 1942, est un écrivain, poète et critique française.

Essai critique

Les châteaux de la subversion, 1982

[...] un siècle avant le célèbre « salon au fond d'un lac » de Rimbaud, c'est soudain en pleine époque des Lumières, le précipice au milieu du salon. Et c'est assez pour que ces livres échappent au temps qui les a vus naître.
  • Il est ici question de l'émergence du roman noir.
  • Les châteaux de la subversion, Annie Le Brun, éd. Garnier Frères, coll. « Folio Essais », 1982  (ISBN 2-07-032341-2), p. 11
A d'autres la commodité de penser que le roman noir ne serait que le refoulé du siècle des Lumières. Au contraire, lieu mental que s'est trouvé et choisi cette époque-là, il constitue sans doute la première tentative — et sûrement la seule tentative plurielle — pour éclaircir une nuit dont nous ne sommes pas encore sortis.
  • Les châteaux de la subversion, Annie Le Brun, éd. Garnier Frères, coll. « Folio Essais », 1982  (ISBN 2-07-032341-2), p. 13
[...] il n'est pas de précipice vers lequel nous n'avons dévié glorieusement.
  • Les châteaux de la subversion, Annie Le Brun, éd. Garnier Frères, coll. « Folio Essais », 1982  (ISBN 2-07-032341-2), p. 14
[...] en 1835, Balzac, vraisemblablement encore troublé comme beaucoup par la vague déferlante de la première révolte absolue contre la condition humaine, éprouve le curieux besoin d'y mettre un terme avec son Melmoth réconcilié. Qu'on ne s'y trompe pas : ce n'est pas une fantaisie littéraire ni un exercice de style, c'est une mesure d'ordre. Comme d'autres l'on fait de la dialectique, ici Balzac remet le roman sur ses pieds.
  • Les châteaux de la subversion, Annie Le Brun, éd. Garnier Frères, coll. « Folio Essais », 1982  (ISBN 2-07-032341-2), partie I, « Melmoth réconcilié » ou le prix d'une entrée dans l'histoire, p. 25
Au héros de Maturin dont Baudelaire disait : « Melmoth est une contradiction vivante. Il est sorti des conditions fondamentales de la vie ; ses organes ne supportent plus sa pensée », à ce hérault du mal qui n'a pas assez des siècles ni de l'univers pour répandre sa malédiction, Balzac offre la dépouille d'un caissier de banque parisien qui, pour subvenir à des besoins d'argent grandissants, vend son âme au diable. La dégringolade est aussi terrible que significative. C'est l'imaginaire vaincu par l'ordre rationnel, c'est la métaphysique ramenée à la niche des religions, c'est la poésie disparaissant pour longtemps du roman, dès lors tout entier acquis au réalisme, c'est-à-dire livré à une surveillance sans relâche qui a pour but de déterminer comme unique référent l'empire du réel.
  • Les châteaux de la subversion, Annie Le Brun, éd. Garnier Frères, coll. « Folio Essais », 1982  (ISBN 2-07-032341-2), partie I, « Melmoth réconcilié » ou le prix d'une entrée dans l'histoire, p. 26
[...] ce n'est pas faute d'imagination mais bien par suite d'une farouche volonté de réalisme chez Balzac, que le malheureux caissier Castanier, devenu tout-puissant, se lasse très vite, trop vite de tout, à l'inverse de son modèle en malédiction, le Melmoth de Maturin. [...] C'est que privés de leur dimension imaginaire, tous les plaisirs tournent court [...]. Quelques jours et trois pages sufisent à ce pauvre bougre pour revenir de toutes les jouissances et de tous les crimes, de tous les temps et de tous les pays. Rien d'étonnant à cela : ce pacte avec le diable, le caissier du dixième arrondissement ne l'a signé que pour se dégager d'énormes dettes, d'emprunts frauduleux, mais jamais, au grand jamais, pour sortir des limites de la condition humaine.
  • Les châteaux de la subversion, Annie Le Brun, éd. Garnier Frères, coll. « Folio Essais », 1982  (ISBN 2-07-032341-2), partie I, « Melmoth réconcilié » ou le prix d'une entrée dans l'histoire, p. 26

Castanier est un maudit économique comme on est aujourd'hui licencié économique. Balzac ne cherche d'ailleurs pas à nous tromper sur ce point : « Castanier n'avait pas, comme son maître, l'inextinguible puissance de haïr et de mal faire ; il se sentait démon, mais démon à venir, tandis que Satan est démon pour l'éternité. » D'où la constante maladresse de Balzac à nous raconter l'histoire de ce démon intérimaire, coincé entre l'absolu et ses colonnes de chiffres. Melmoth réconcilié, c'est Satan chez les ronds-de-cuir, pris au piège de leur manque d'envergure. Tragédie à rebours : rien n'est plus dérisoire que d'avoir de grands moyens pour de petits besoins. Nous voilà bien loin du combat du ciel et de l'enfer. Ce n'est pas Dieu, comme le suggère Balzac, qui a ici raison de Satan, mais la médiocrité du monde comme il va, du monde réel.
La situation est d'ailleurs aussi inconfortable pour l'auteur que pour son héros. Empêché par son projet réconciliateur de faire au satanisme la partie belle, c'est-à-dire de se laisser gagner par la démesure nécessaire à une telle évocation du mal, Balzac se trouve également incapable de s'emparer de la quotidienneté avec cette brutalité avide qui lui permet souvent de sertir les êtres et les choses d'un bref éclat d'éternité.

  • Les châteaux de la subversion, Annie Le Brun, éd. Garnier Frères, coll. « Folio Essais », 1982  (ISBN 2-07-032341-2), partie I, « Melmoth réconcilié » ou le prix d'une entrée dans l'histoire, p. 27

En fait, le Melmoth de Maturin et le Melmoth réconcilié de Balzac sont des frères ennemis qui illustrent peut-être comme jamais encore cette opposition radicale du merveilleux et du fantastique : autant la soif d'absolu du premier Melmoth ne cesse-t-elle d'appeler en tout lieu, en tout moment, l'infini de l'espace imaginaire, autant le conte de Balzac, aboutissant à circonscrire, et du même coup à anéantir, la toute-puissance de son héros dans l'espace exigu d'un grenier de la rue Saint-Honoré, pourrait se confondre avec une opération essentiellement réductrice.
Plus de fuite vers l'imaginaire, plus de recherche de l'absolu, toutes les passions de la créature humaine sont désormais localisables, mesurables. Le sens devient dès lors une valeur qui se contrôle comme les autres, plus que les autres. Et puisque la malédiction n'a plus cours, c'est justement tout ce qui échappe à l'évaluation réaliste qui se trouve par là même frappé de malédiction, c'est-à-dire de non-existence.

  • Les châteaux de la subversion, Annie Le Brun, éd. Garnier Frères, coll. « Folio Essais », 1982  (ISBN 2-07-032341-2), partie I, « Melmoth réconcilié » ou le prix d'une entrée dans l'histoire, p. 31
Aussi, en convertissant la dépossession métaphysique de Melmoth en simple besoin de possession pour le caissier Castanier, Balzac s'est-il improvisé le triste changeur de la rationalité en esthétique de l'offre et de la demande. Le réalisme constitue, sans aucun doute, le meilleur placement esthétique car il suppose un rendement idéologique considérable. A prétendre en effet décrire le monde tel qu'il est, on lui substitue simplement ce qu'on veut qu'il soit. Implicitement ou réellement les issues sont bloquées les unes après les autres, jusqu'à exclure, nier tout ce qui, par nature, se soustrait à cette emprise objective. [...] Proposition monstrueuse qui, à vouloir dire la vérité de tous, nie la vérité de chacun. Et non sans raison : en déterminant caractère, type, filiation, milieu, on a pour but de quadriller et de maîtriser toute la réalité. C'est le règne de la classification avant d'être celui de la police.
  • Les châteaux de la subversion, Annie Le Brun, éd. Garnier Frères, coll. « Folio Essais », 1982  (ISBN 2-07-032341-2), partie I, « Melmoth réconcilié » ou le prix d'une entrée dans l'histoire, p. 32
A en croire la critique extasiée, le monde de Balzac serait encore celui où nous vivons. Mais ne serait-ce pas parce que Balzac, profondément acquis à ce monde-là, a engagé ses prodigieuses qualités d'observateur à en asseoir les fondements ? Une fois le sens ainsi fixé, c'est le plus et le moins, l'économie et la dépense qui vont écrire l'histoire et les histoires. Par bonheur, Balzac joue le jeu jusqu'au bout : en cherchant à dépister la raison de la folie, il rencontre en chemin la folie de la raison. Trop passionné serviteur de la raison marchande, le voilà qui se laisse emporter par la folie du nombre. Et c'est cette seule folie qui fait sa grandeur, qui transforme l'observateur en visionnaire, éclairant parfois le réel de tous les feux de ce qui n'est pas. Néanmoins, on ne saurait se laisser abuser par la stature du personnage : c'est avec lui et par lui que le roman commence à se confondre avec le bilan. Bilan d'une époque, bilan d'une société, bilan d'une vie. Le monde de l'argent a trouvé son genre littéraire par excellence qui répercutera ses brillances, ses brutalités, ses subtilités, ses cruautés, ses contradictions dans l'espace de la fiction. Jusqu'à ce que la raison marchande en crise au début du XXe siècle dépose son bilan en même temps que ses romans.
  • Les châteaux de la subversion, Annie Le Brun, éd. Garnier Frères, coll. « Folio Essais », 1982  (ISBN 2-07-032341-2), partie I, « Melmoth réconcilié » ou le prix d'une entrée dans l'histoire, p. 34
Peut-on rêver plus stupéfiante construction que ce décor adossé au vide pour ouvrir, aux guetteurs que nous sommes, ses fenêtres battantes sur l'énigme de nos vies ? Monument d'interrogation infinie, indifféremment modelé par les orages du cœur et les rafales du temps, voilà ce qui fascine Breton dans cette construction toujours en suspens : « Oui, il doit exister des observatoires du ciel intérieur. Je veux dire des observatoires tout faits, dans le monde extérieur naturellement. Ce serait, pourrait-on dire du point de vue surréaliste, la question des châteaux. »
  • Sur la question des châteaux dans l'art moderne, Annie Le Brun mentionne un passage de La Clé des champs d'André Breton (1953).
  • Les châteaux de la subversion, Annie Le Brun, éd. Garnier Frères, coll. « Folio Essais », 1982  (ISBN 2-07-032341-2), partie I, « A flanc d'abîme... le château étoilé », p. 49

Nul doute que le projet exhaustif de répertorier toutes les perversions sexuelles en cent vingt journées, au bout desquelles « il y a eu trente immolés et seize qui s'en retournent à Paris », exige de sérieuses précautions. Mais autant les plus sévères mesures d'isolement paraissent inévitables dans pareil cas, autant l'inquiétante application de Sade à clore hermétiquement le château de Silling, à le couper définitivement du monde sans aucune possibilité de retour, annonce une démarche apparemment aussi étrangère à la logique libertine qu'à toutes les attitudes des innombrables personnages qui vont et viennent alors autour du même château imaginaire [...].
En fait, c'est la réalité — et non le monde — que les plus libertins des libertins mettent tant de soin à quitter. Ici, il n'y a de clôture que déréalisante. Et comme l'architecture sadienne obéit toute entière à ce mécanisme d'un enfermement sans terme, le processus de déréalisation ne connaît pas de limite. A tel point que ce n'est plus seulement le réel mais le mode de penser le réel — dont la pensée libertine constitue d'ailleurs la plus audacieuse figure — que Sade incite à abandonner sans retour [...].
Là commence la violence poétique en même temps qu'une critique sans merci de la pensée libertine.

  • Les châteaux de la subversion, Annie Le Brun, éd. Garnier Frères, coll. « Folio Essais », 1982  (ISBN 2-07-032341-2), partie I, Un rêve de pierre, p. 63
Sade décrit l'espace de ce qui ne devait pas, ne pouvait pas en avoir, comme s'il faisait apparaître sous le langage la texture organique de l'imaginaire. Car, à l'inverse de la trajectoire libertine qui décrit un lieu fermé et l'explore pour en prendre possession, la pensée de Sade se développe en structure cellulaire qui, par leurs tourbillons, dévoie la clôture vers la prolifération, la possession vers le manque, le nombre vers le vide. Le cérémonial de Sade est tout entier dans ce jeu tragique où l'indifférent devient à son insu fanatique, serait-ce fanatique de l'indifférence.
  • Les châteaux de la subversion, Annie Le Brun, éd. Garnier Frères, coll. « Folio Essais », 1982  (ISBN 2-07-032341-2), partie I, Un rêve de pierre, p. 66
[...] ce château que la pensée libertine ne cherche qu'à remplir d'expériences, de certitudes, cette forteresse que la protestation sociale ne cherche qu'à remplir d'ignominies pour justifier sa véhémence, cette ruine que le courant sentimental ne cherche qu'à remplir d'émotions, Sade le vide. Mais avec pour précaution initiale une magnificence d'idées, d'objets, de corps, comme pour rendre plus bouleversante cette annulation lyrique.
  • Les châteaux de la subversion, Annie Le Brun, éd. Garnier Frères, coll. « Folio Essais », 1982  (ISBN 2-07-032341-2), partie I, Un rêve de pierre, p. 75
Sade joue son existence à mettre en place une prestigieuse machine qui n'imite ni ne crée, qui ne reproduit ni ne produit, mais qui n'en fonctionne pas moins à un régime intensif.
  • Les châteaux de la subversion, Annie Le Brun, éd. Garnier Frères, coll. « Folio Essais », 1982  (ISBN 2-07-032341-2), partie I, Un rêve de pierre, p. 79

[...] la répétitivité obsédante de l'univers de Sade n'est que cette interrogation en ricochet, qui, faisant tournoyer les certitudes, laisse voir l'insondable vérité de l'illusion. L'obstruction de Sade à l'assurance des Lumières va alors jusqu'au refus de s'assurer les puissances du nombre : il les laisse libres, sans aucune utilité, sans aucun point d'application, libres de dévoyer le réel et c'est à partir de cet imaginaire numérique qu'il trouve l'audace de bâtir sur le terrain de la production le château de l'illusion.
Château fermé pour empêcher l'absorption des apparences dans une réalité fonctionnelle, château de proie pour ramener toute réalité dans la jungle de apparences et l'arracher à la loi de la valeur. La déréalisation va de pair avec la dévalorisation. Ce que Sade préserve là, c'est moins l'unique contre le nombre que la liberté imprescriptible du regard. Machine inactuelle, machine à fabriquer l'inactualité, ce jeu optique retire les êtres et les choses de la circulation des biens pour les confronter au néant au bord duquel tourne la ronde de leurs apparences.

  • Les châteaux de la subversion, Annie Le Brun, éd. Garnier Frères, coll. « Folio Essais », 1982  (ISBN 2-07-032341-2), partie I, Un rêve de pierre, p. 79
Quelque chose commence et finit dans le château de Sade. Ce qui finit, c'est l'assujettissement de l'objet à l'idée, mais en même temps l'asservissement de l'imaginaire à l'ordre du monde. Ce qui commence, c'est une suspicion infinie des apparences et à travers le plus dangereux jeu de miroirs la rencontre de la couleur noire.
  • Les châteaux de la subversion, Annie Le Brun, éd. Garnier Frères, coll. « Folio Essais », 1982  (ISBN 2-07-032341-2), partie I, Un rêve de pierre, p. 80
Peu à peu, forêts, orages, montagnes enserrent personnages et lecteurs dans un réseau d'angoisses d'abandon et de fusion. Jusqu'à ce qu'enfin désertée de toute trace d'humanité, la nature s'ouvre béante comme un dangereux appel de vide entraînant vers une série d'identifications archaïques.
  • Il est ici question du roman noir.
  • Les châteaux de la subversion, Annie Le Brun, éd. Garnier Frères, coll. « Folio Essais », 1982  (ISBN 2-07-032341-2), partie III, p. 173
Qu'on ne s'y trompe pas : un même mécanisme régit la lente montée vers le château et la descente involutive à l'ombre de ses murailles. Et voilà peut-être une des insupportables découvertes que le siècle s'efforce de ne pas faire. Non pas que l'asile soit une prison, que les choses ne soient jamais ce qu'elles semblent être. Ce qui équivaudrait à une expérience systématique du leurre dont l'intérêt serait bien mince au milieu d'une époque rompue à tous les arts de l'apparence. Mais tout acquiert une dimension autrement inquiétante quand il s'avère que le leurre porte sur la réalité elle-même, ou plutôt sur toutes les données psychiques, intellectuelles, sensibles qui fondent alors l'idée même de la réalité.
  • Il est ici question du roman noir.
  • Les châteaux de la subversion, Annie Le Brun, éd. Garnier Frères, coll. « Folio Essais », 1982  (ISBN 2-07-032341-2), partie III, p. 181
Tout d'abord, quand ils ont quittés les contrées habitées pour ne plus rencontrer que de rares paysans ou ermites hébétés, vivant déjà en-deçà du langage, n'est-ce pas la possibilité de communiquer qui s'est refermée derrière eux ? Puis le monde s'est progressivement clos : les tempêtes, les orages, les forêts ont été autant de murailles de feu, d'eau, de ténèbres conjuguant leurs pouvoirs pour les prendre au piège d'un mécanisme de plus en plus rapide. Une fois le seuil du château franchi rien ne change : la topographie intérieure est calquée sur celle de la forêt. L'enchevêtrement des souterrains égare comme l'enchevêtrement végétal, l'apparition du moindre flambeau déchire la nuit et inquiète avec la même fulgurance que les orages du dehors... Seulement, à l'intérieur, tout devient insupportablement concentré et ostentatoire.
  • Il est ici question du roman noir.
  • Les châteaux de la subversion, Annie Le Brun, éd. Garnier Frères, coll. « Folio Essais », 1982  (ISBN 2-07-032341-2), partie III, p. 182
[...] le fait que le roman noir devienne le lieu imaginaire où la prison est niée par l'idée d'un plaisir obscur et souverain, garanti par l'enfermement, prend une valeur révolutionnaire qui déjoue cependant une fois encore tout ancrage historique. Comme si là contre tout espoir, la sensibilité plurielle offrait à chacun de déterminer inconsciemment son espace, au plus loin de la cité et de son ordre, là où l'écume naît indifféremment de la décomposition ou de l'effervescence de la vie.
  • Les châteaux de la subversion, Annie Le Brun, éd. Garnier Frères, coll. « Folio Essais », 1982  (ISBN 2-07-032341-2), partie III, Sans lieu ni date, p. 222
[...] cette confusion des lieux de peur et des lieux de plaisir dans l'imaginaire européen, qui donne à chacun l'occasion de se rendre fantasmatiquement maître de l'espace destiné à l'asservissement du nombre, préfigure paradoxalement la fête révolutionnaire alors conçue comme « l'éveil d'un sujet collectif qui naît à lui-même, et qui se perçoit en toutes ses parties, en chacun de ses participants ». Et quand la première fête révolutionnaire aurait été la prise de la Bastille, c'est-à-dire la prise de possession collective d'un lieu clos ou bien l'abolition d'un décor qui sépare, le roman noir propose la même fête, mais à l'intérieur d'un décor où la séparation ne se serait maintenue que pour exalter la souveraineté de tous ceux qui s'en rendent fantasmatiquement maîtres. Ainsi niant à la fois le caractère exclusif de la fête aristocratique et le caractère collectif de la fête révolutionnaire, l'architecture noire ouvre un espace de subversion où le nombre délimite négativement le champ d'affirmation de l'unique pour en faire une prison, de même que l'unique y vient nier la possibilité d'un plaisir partagé, excluant tout ce qui s'oppose à sa propre satisfaction. Car illustrant l'idée fort répandue en cette fin de siècle que « l'extrême liberté de quelques-uns attente à la liberté de tous », les demeures du roman noir exposent aussi que la liberté de tous porte atteinte à la liberté de chacun dont elles esquissent les perspectives illimitées.
  • Annie Le Brun cite ici à deux reprises Jean Starobinski (in l'Invention de la liberté).
  • Les châteaux de la subversion, Annie Le Brun, éd. Garnier Frères, coll. « Folio Essais », 1982  (ISBN 2-07-032341-2), partie III, Sans lieu ni date, p. 222

Il n'est pas de roman noir qui ne mette spectaculairement en scène l'absence ou l'imprécision du tourmenteur.
Absence ostentatoire qui fait en quelque sorte basculer la question du mal dans l'imaginaire. Dans la mesure où le scélérat du roman noir en acquiert une toute-puissance cosmique qui met paradoxalement le mal à la portée de tous. Il est ici, il est là, il est dans l'air comme une redoutable énergie avec laquelle il va falloir se mesurer. Du même coup, le voilà rendu à l'état de nature, le voilà rendu à son innocence première.

  • Les châteaux de la subversion, Annie Le Brun, éd. Garnier Frères, coll. « Folio Essais », 1982  (ISBN 2-07-032341-2), partie III, Sans lieu ni date, p. 226
Je n'oublie pas que les premières manifestations du roman noir sont liées aux conquêtes de la Révolution anglaise de 1688 et déjà au rejet du catholicisme. Cependant, la réalité beaucoup plus violente de la Révolution française, surtout en ce qui concerne la question religieuse, permet de voir le véritable enjeu, celui de la souveraineté individuelle s'opposant à toute transcendance spirituelle ou temporelle.
  • Les châteaux de la subversion, Annie Le Brun, éd. Garnier Frères, coll. « Folio Essais », 1982  (ISBN 2-07-032341-2), partie III, Sans lieu ni date, p. 232
Qu'une telle affirmation de la criminalité soit liée à la solitude monacale, n'est pas sans importance au moment où la représentation révolutionnaire ne retient que ce qui se passe sur la scène éclairée de l'histoire. L'« inconvenance majeure » du roman noir est précisément d'exposer par cet artifice la solitude terrible de l'individu affronté à sa propre violence intérieure, solitude que l'idéologie révolutionnaire nie en la rejetant dans l'ancien monde et en inaugurant, sous le prétexte de fonder la « nation », une complicité de fait qui se referme sur la criminalité de chacun.
  • Les châteaux de la subversion, Annie Le Brun, éd. Garnier Frères, coll. « Folio Essais », 1982  (ISBN 2-07-032341-2), partie III, Sans lieu ni date, p. 238
[...] alors que Sade s'emploie déjà à inventorier toutes les variantes de la soumission et de la domination pour n'en pas finir de rencontrer à chaque fois le néant au-delà de la jouissance, l'expérimentation noire ne vise qu'à discerner l'obscur engrenage qui broie lentement l'image de l'homme normal.
  • Les châteaux de la subversion, Annie Le Brun, éd. Garnier Frères, coll. « Folio Essais », 1982  (ISBN 2-07-032341-2), partie III, Un engrenage de néant, p. 249
[...] à mesure qu'on croit entrevoir la possibilité de reconstruire vraiment une nouvelle image de l'homme, même si l'on a besoin pour ce faire de se référer à quelque modèle antique, l'imagination plurielle entreprend à l'ombre des constructions les plus frénétiquement naturelles une dislocation mécanique de la personne humaine. On n'en est plus à vouloir masquer le néant de l'engrenage mais bien au contraire on apprend à voir sous la continuité des apparences un engrenage de néant.
  • Cette citation vien justifier l'existence du roman noir à la fin du XVIIIè siècle.
  • Les châteaux de la subversion, Annie Le Brun, éd. Garnier Frères, coll. « Folio Essais », 1982  (ISBN 2-07-032341-2), partie III, Un engrenage de néant, p. 256

Retrouvant et expérimentant partout le pouvoir négateur de son être, Melmoth a l'audace de le découvrir jusque « dans les conditions fondamentales de la vie », comme le dit Baudelaire. Alors Melmoth le voyageur va parcourir l'espace et le temps pour aller au-devant de lui-même. L'enjeu du voyage est tel qu'aucun lieu, qu'aucun personnage, qu'aucune époque ne peut arrêter Melmoth dans sa course. Doté du pouvoir surhumain que lui donne l'insupportable conscience de son néant, Melmoth avance solitaire, portant le poids de sa souveraineté comme une arme absolue. Il ne lui importe plus, comme aux scélérats du roman noir, de se rendre maître à travers la possession d'une ou plusieurs personnes, des lieux qu'il traverse. Unique, il ne se mesure qu'à l'univers.
Jamais espace poétique n'avait été conçu plus orgueilleusement : immense boule de ténèbres, capable de rivaliser avec les astres et de participer de leurs révolutions, englobant tous les points de fuite de la pensée humaine, ce serait le seul miroir où celle-ci consentirait enfin à se reconnaître.

  • Les châteaux de la subversion, Annie Le Brun, éd. Garnier Frères, coll. « Folio Essais », 1982  (ISBN 2-07-032341-2), partie III, Un engrenage de néant, p. 270

Poésie

Le Carreau sans cœur, 1964

Je garde une préférence inconditionnelle pour la durée du jeu de mes doigts à saute-mouton dans la laine de ta chaleur
Il ne s'agit déjà plus de tendresse.

  • « Le Carreau sans cœur », Annie Le Brun, La Brèche, nº 7, Décembre 1964, p. 58

Si les bateleurs du cœur vivent vraiment à la crête de l'obscurité des embardées du vent
C'est à eux que je jette la poignée d'herbe rouge arrachée aux fibres de la vitesse
La fièvre sans fureur des femmes-louves de la savane.

  • « Le Carreau sans cœur », Annie Le Brun, La Brèche, nº 7, Décembre 1964, p. 58

Les pneus dispersent la petite monnaie de mes ongles d'avant le jour
Les cerises éclatées des lumières en chaîne filent sur les gaules des ravaudeurs de linge noir
La boue du Rhin monte en serpent d'automne autour de mes jambes croisées haut sur la dernière cervelle des draps gonflés
Et les quatre directions du décor glissent impondérables entre nos bras en écharpe.

  • « Le Carreau sans cœur », Annie Le Brun, La Brèche, nº 7, Décembre 1964, p. 58

Je voudrais tellement être toi sous la barrière de craie dessinée sur le feutre de tes reins
A l'ouverture des portes de verre de ton retour
T'accompagner dans la confusion des cannes croisées
Comme le cliquetis des cailloux blancs dans la bouteille de vin rouge
Comme le petit haricot qui germe sous le troisième doigt de la main en gants blancs
Comme le marc de café que tu lèches sous les écailles des rues malfamées
Je voudrais tellement accrocher les mauvaises pistes dans les paniers que les putains jettent en riant sur les grabataires.

  • « Le Carreau sans cœur », Annie Le Brun, La Brèche, nº 7, Décembre 1964, p. 58

Quand je tiens sous la lanière de mes talons de sarcelles les lions apprivoisés dans la conque du téléphone
Vous souriez.

  • « Le Carreau sans cœur », Annie Le Brun, La Brèche, nº 7, Décembre 1964, p. 59

Le soleil enfonce ses peignes dans la taupe de nos nuits
Mains ouvertes des morts sous les feuilles de la forêt auxquelles j'agrippe mes langues obsédantes de fourmi rouge
Nefs renversées où je déchiquète péniblement les mitaines des fourreurs collées à mon dos
A ce prix, à ce prix le plaisir
Les cerceaux pèsent le poids des oranges amères.

  • « Le Carreau sans cœur », Annie Le Brun, La Brèche, nº 7, Décembre 1964, p. 59

Là-bas mes félins reviennent avec des charpies d'eau blanche dans la gueule
C'est que je tue
Je tue pour rien, je tue pour rire
Quand la clé tourne mal dans la serrure déliée de mes épaules fracassées.

  • « Le Carreau sans cœur », Annie Le Brun, La Brèche, nº 7, Décembre 1964, p. 59
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