Quatrième Bucolique

La Quatrième Bucolique est la plus célèbre du recueil et celle qui connaît le plus grand nombre d’exégèses. Composée en 40 av. J.-C., elle a, dès l’Antiquité, suscité des interprétations allégoriques et même une interprétation chrétienne, puisqu’elle annonce qu‘on verra refleurir l’âge d’or à la venue d’une Vierge et d’un enfant prédestiné. Bien des commentateurs ont cherché à identifier l’enfant, mais il faut probablement chercher une réponse métaphorique et symbolique plutôt qu’historique.

Quatrième Bucolique

Illustration de la Quatrième Bucolique (1709)
pour une traduction de John Dryden

Auteur Virgile
Genre Poésie pastorale
Version originale
Langue latin
Titre P. Vergili Maronis eclogia quarta
Lieu de parution Rome
Date de parution -39
Chronologie

La construction du poème est rigoureuse. Elle suit les étapes de la vie de l’enfant et les bienfaits qui en découlent : dès son enfance, la condition de l’homme s’améliore ; lorsqu’il devient un adolescent, la nature redevient généreuse ; lorsqu’il est un homme, un nouvel âge d’or règne sur terre, rendant le travail inutile, et Virgile souhaite que le souffle et le temps lui soient donnés pour célébrer ces grands événements.

Le ton de ce poème est très différent de celui des autres églogues, beaucoup plus solennel. Même si la thématique pastorale est présente, ici, pas de bergers ni de troupeaux. Virgile ne donne pas la parole à des personnages, mais s’exprime directement, comme poète inspiré, dans un chant fondateur, un discours messianique et prophétique.

Présentation

La Quatrième Bucolique s’inscrit dans un contexte historique précis. Plus que dans d’autres, Virgile y anticipe les thèmes de son œuvre future[1]. Porté par son sentiment d’un monde qui bascule, il y témoigne d’une aspiration fervente à la paix que les nouveaux maîtres du pouvoir promettent de satisfaire[2] : il s’adresse au consul Asinius Pollion, négociateur (pour Marc Antoine) de la paix de Brindes avec Octavien en 40 av. J.-C.[3]. Cette trêve dans la longue succession des guerres civiles romaines ouvre une période de prospérité, un retour de l'âge d’or veut croire Virgile[4], dont la naissance de cet enfant, accomplissement de prophéties, est en quelque sorte le garant[3].

Les Anciens avaient une conception cyclique du temps, et la notion de l’Âge d’or, déjà chanté par Hésiode dans Les Travaux et les Jours (v. 109-121)[2], est reprise à Rome par Lucrèce et Catulle, chacun avec des variantes personnelles[5]. Or Virgile innove. Il situe cette période heureuse non, comme eux, dans un passé lointain ou, comme Horace[N 1], dans une région indéfinie, mais dans son présent   hic et nunc  même s’il lui attribue des caractéristiques idéales, voire empreintes de merveilleux : le travail rendu inutile tant la nature est généreuse, la disparition de la violence des prédateurs, le rapprochement entre les dieux et les hommes[7],[N 2].

La forme de cette Bucolique est inédite. Dès le prologue, Virgile revendique l’emploi d’un « registre plus élevé », qui a même des accents épiques[9] pour annoncer la venue de cet enfant miraculeux, même s’il n’abandonne pas les thèmes et motifs traditionnels de la poésie bucolique[10].

Bien des hypothèses ont été proposées autour de l’identité de cet enfant : un fils de Pollion[N 3] ? l’enfant d’un autre personnage illustre[N 4] ? Finalement, l’important n’est pas de savoir qui est cet enfant, mais ce qu’il signifie. Il est le symbole de ce nouvel âge d’or qui coïncide avec l’âge d’or initial, mais ne peut s'identifier à lui, car, à cause de l'écoulement du temps, il n’est pas sur le même plan : celui-ci, les hommes l’ont mérité par leurs souffrances (celles, historiques, de la guerre civile)[13].

Une autre originalité de ce poème est la situation d’énonciation : Virgile ne met pas en scène des personnages fictifs qui dialoguent ou monologuent, c’est le poète lui-même qui s’exprime[7], s’adressant directement à l’enfant avec exaltation, surtout lorsqu’il évoque sa dimension cosmique (v. 48-52) ou exprime ses propres aspirations poétiques (v. 53-59), et avec émotion dans sa conclusion[10].

Plan du texte

Après un prologue de trois vers, le poème suit une progression chronologique qui peut se diviser en trois parties, imaginant le développement de l'enfant en parallèle avec les étapes de l'installation du nouvel âge d'or[10].

  • Naissance (v. 4-25). Environnée de prodiges (v. 4-10), sous le consulat de Pollion (v. 11-14) ; aperçus de sa vie future (v. 15-17) parallèlement à l'émergence de l'âge d'or (v. 18-25)
  • Croissance, formation et maturité (v. 26-47), en parallèle avec l'installation de l'âge d'or dans la durée, en deux tableaux successifs : la formation (v. 26-36) puis la maturité (v. 37-45) ; l'évocation est conclue par le message des Parques (v. 46-47).
  • Souhaits du poète (v. 48-63) : accompagner ce temps et pouvoir chanter ce nouvel âge d'or, en trois étapes : adresse à l'enfant dans sa dimension cosmique (v.48-52) ; hautes aspirations poétiques personnelles : surpasser Orphée et Linus (v. 53-59) ; adresse à l'enfant nouveau-né (v. 60-63)[10].

Postérité de l'œuvre

Les quatre Sibylles messianiques (celle de Cumes est à droite). Fresque de Raphaël, ~ 1514, Basilique de la Sainte Trinité (Florence).

Interprétations

Aucun autre poème antique n'a suscité autant d'exégèses[14]. Très tôt la lecture rationnelle est discutée : pour les lecteurs chrétiens des premiers siècles les allusions mystiques, comme les prophéties de la Sibylle de Cumes, le serpent écrasé par une vierge, l'avènement d'un millénaire de paix ne pouvaient qu'annoncer le Christ incarné dans cet enfant miraculeux[14].

Au début du IVe siècle Lactance propose cette interprétation allégorique dans ses Divinae institutiones (Livre VII)[15] et Constantin le Grand, en 323, cite Virgile parmi les annonceurs du Christ, au même titre que les prophètes de l'Ancien Testament[16]. Dans les années 420 Saint-Augustin, dans le livre X de La Cité de Dieu reprend l'idée, mais considère Virgile comme un simple vecteur des prophéties sibyllines dont il ne saisissait pas toute la portée[17] : « Il est bien évident que nous n'avons pas là une invention de Virgile ; lui-même l'indique au quatrième vers de cette églogue quand il dit voici déjà venu le dernier âge prédit par la prophétie de Cumes ; d'où il apparaît sans hésitation possible qu'en cet endroit le poète a parlé d'après la Sibylle de Cumes »[18]. Pour Fulgence de Ruspe, au début du VIe siècle, l’Enfant devient une sorte de représentation prophétique du Christ, avec quarante ans d’avance[19]. Au XIIIe siècle le très doctrinaire Innocent III présente comme un article de foi chrétienne l'annonce messianique de la Quatrième Bucolique[17]. Aussi, durant tout le Moyen Âge, était-on persuadé que Virgile avait bénéficié d'une intuition d'origine divine pour annoncer la venue du Christ[14]. Au XIVe siècle, dans sa Divine Comédie Dante cite même, en les traduisant, les vers 4 à 7 de la Quatrième Bucolique, quand il présente Virgile comme « celui qui va de nuit, portant derrière son dos une lumière ; et à lui elle ne sert, mais il instruit ceux qui le suivent, quand [il a] dit : Le siècle se renouvelle ; la justice revient, et le premier âge de l’homme ; du ciel descend une race nouvelle »[20].

Voute de la chapelle Sassetti, œuvre de Domenico Ghirlandaio.

L'iconographie chrétienne n'est pas en reste : Virgile est représenté dans des psautiers et des livres de prières, souvent légendé d'une citation de la Quatrième Bucolique[17]. Et la Sibylle ou plutôt les Sibylles  associées ou non à Virgile  deviennent elles-mêmes un motif religieux majeur[21], surtout à partir du Quattrocento quand on redécouvre l'Antiquité. En témoignent, entre autres, la chapelle Sassetti dans la basilique Santa Trinita à Florence, dont la voute est ornée de quatre sibylles dont trois tiennent des phylactères précisant le rôle prophétique que Virgile a, selon l'interprétation chrétienne, assigné à celle de Cumes : Hec teste Virgil Magnus – In ultima autem etate – Invisibile verbum palpabitur germinabit[N 5], mais aussi la Salle des Sibylles des Appartements Borgia dans le palais du Vatican, la fresque de Raphaël dans l'église Santa Maria della Pace à Rome, ou celle du plafond de la chapelle Sixtine.

Voltaire évoque, dubitatif mais sans trop ironiser, cette croyance dans l'article « Sibylle » de son Dictionnaire philosophique[21] :

Michel-Ange, Sibylle de Cumes, plafond de la Chapelle Sixtine.

« Enfin ce fut d’un poëme de la sibylle de Cumes que l’on tira les principaux dogmes du christianisme. Constantin, dans le beau discours qu’il prononça devant l’assemblée des saints, montre que la quatrième églogue de Virgile n’est qu’une description prophétique du Sauveur […] On crut voir dans ce poëme le miracle de la naissance de Jésus d’une vierge, l’abolition du péché par la prédication de l’Évangile, l’abolition de la peine par la grâce du Rédempteur. On y crut voir l’ancien serpent terrassé, et le venin mortel dont il a empoisonné la nature humaine entièrement amorti. On y crut voir que la grâce du Seigneur, quelque puissante qu’elle soit, laisserait néanmoins subsister dans les fidèles des restes et des vestiges du péché ; en un mot, on y crut voir Jésus-Christ annoncé sous le grand caractère de fils de Dieu. Il y a dans cette églogue quantité d’autres traits qu’on dirait avoir été copiés d’après les prophètes juifs, et qui s’appliquent d’eux-mêmes à Jésus-Christ : c’est du moins le sentiment général de l’Église. Saint Augustin en a été persuadé comme les autres, et a prétendu qu’on ne peut appliquer qu’à Jésus-Christ les vers de Virgile. Enfin les plus habiles modernes soutiennent la même opinion[22]. »

Au début du XIXe siècle, qui voit, après la tourmente révolutionnaire, la réhabilitation du christianisme avec l'œuvre de Chateaubriand, la lecture chrétienne de Virgile redevient à la mode et fait de lui un passeur, un prophète[23]. Le jeune Victor Hugo, qui admire infiniment le poète latin[24], reprend aussi le thème d'un Virgile « préchrétien », prophète et messie, dans le poème XVIII desVoix intérieures :

C'est que, rêvant déjà à ce qu'à présent on sait,
Il chantait presque à l'heure où Jésus vagissait.
C'est qu'à son insu même il est une des âmes
que l'Orient lointain teignait de vagues flammes.
C’est qu’il est un des cœurs que, déjà sous les cieux,
Dorait le jour naissant du Christ mystérieux[25].

À la fin du XXe siècle coexistent deux courants d'interprétation : un « orientaliste »  qui y voit les traces d'un culte solaire (celui d'Hélios, célébré annuellement à Alexandrie), avec des éléments de textes ésotériques hébraïques  et un « romaniste » qui rattache le thème à la tradition d'Hésiode et de Théocrite, contaminée par la tradition millénariste  qui a cours chez les Grecs, les Étrusques et les Romains  transmise par les livres sibyllins[14].

Traductions

Valéry, sollicité par le Dr Roudinesco pour écrire une traduction en vers des Bucoliques[N 6], a analysé dans Variations sur les Bucoliques « les problèmes d’un créateur confronté à la difficulté de transcrire le discours d’un autre créateur dans sa langue à lui [et] analyse avec beaucoup de lucidité à la fois ce qui fait la genèse d’une écriture, et ce qui scelle en même temps l’impossibilité d’une traduction non mutilante ou réductrice pour l’original »[27]. Il a fait une traduction en alexandrins non rimés que certains, comme Jacques Perret, considèrent particulièrement réussie, mais dont lui-même n’était pas très satisfait. En 1958 Marcel Pagnol propose une traduction rimée[28],[N 7].

Notes et références

Notes

  1. Dans l'Épode XVI « Au peuple romain », v. 41-66, il situe l'Âge d'or sur les îles « fortunées »[6].
  2. Auguste, qui n’était alors que le triumvir Octavien, utilisera dans sa propagande cette notion familière de retour de l’âge d’or pour asseoir son pouvoir et la Pax Romana, mais va imposer en réalité un ordre fondé sur l’idée, novatrice à l'époque, d’un progrès : le progrès vers une perfection dont il sera l'incarnation, le divin Auguste[8].
  3. Caius Asinius Gallus, un fils de Pollion, s’en attribuait le mérite, mais il était né avant 40 av. J.-C.[11].
  4. À l’époque Scribonia était enceinte d’Octavien, Octavie de son premier mari, Marcellus, Cléopâtre d’Antoine….[12].
  5. Texte à l'orthographe latine simplifiée (hec, etate) : « Virgile le Grand en témoigne : Dans l'âge ultime (cf. v. 4 ultima aetas), le Verbe invisible deviendra tangible, germera ».
  6. Le pédiatre Alexandre Roudinesco (1883-1974) était un amateur d'art et un bibliophile. Il a postfacé cette traduction, précédée de Variations sur les Bucoliques, de Valérie. Il en existe une édition de 1953 avec des lithographies originales en couleurs de Jacques Villon[26].
  7. La traduction de la Quatrième Bucolique par Paul Valéry est reproduite par Joël Thomas, à partir de la page 143[29] et celle de Marcel Pagnol à partir de la page 145[30].

Références

  1. Xavier Darcos 2017, p. 45.
  2. Virgile 2019, p. 96.
  3. Virgile 2015, p. 1091.
  4. Virgile 2015, p. XXXI.
  5. Virgile 2019, p. 98.
  6. Virgile 2019, note 10, p. 99.
  7. Virgile 2019, p. 99.
  8. Xavier Darcos 2017, p. 120.
  9. Joël Thomas 1993, p. 27.
  10. Virgile 2019, p. 100.
  11. Virgile 2015, p. 1093.
  12. Virgile 2015, p. 1094.
  13. Joël Thomas 1993, p. 30.
  14. Virgile 2019, p. 97.
  15. Virgile 2019, note 3, p. 97.
  16. Xavier Darcos 2017, p. 115.
  17. Xavier Darcos 2017, p. 116.
  18. La Cité de Dieu, tome II, livre X, chapitre 27, traduction Jacques Perret, Classiques Garnier, 1960.
  19. Joël Thomas 1998, p. 110.
  20. Divine Comédie, Le Purgatoire, chant XXII, v. 67-72, traduction de Lamennais.
  21. Xavier Darcos 2017, p. 117.
  22. Voir : Dictionnaire philosophique/Garnier (1878)/Index alphabétique/S.
  23. Xavier Darcos 2017, p. 118.
  24. Joël Thomas 1998, p. 118.
  25. Les Voix intérieures, XVIII : « Dans Virgile parfois, dieu tout près d'être un ange… », daté de la nuit du 21 au 22 mars 1837 (v. 2-8).
  26. « Les Bucoliques de Virgile. Lithographies originales en couleurs ».
  27. Joël Thomas 1998, p. 125-126.
  28. Joël Thomas 1998, p. 127.
  29. Joël Thomas 1998, p. 143-144.
  30. Joël Thomas 1998, p. 145-147.

Bibliographie

Bibliographie primaire

  • Virgile (trad. Jeanne Dion, Philippe Heuzé, Alain Michel, préf. Jeanne Dion), Œuvres Complètes, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », , 1986 p. (ISBN 978-2-07-011684-3). Édition bilingue, précédée d'une introduction, pages X à LXXXIX.
  • Virgile (trad. Anne Videau), Bucoliques, Paris, Les Belles Lettres, coll. « Commentario », , LVIII + 358 p. (ISBN 978-2-251-24002-2), édition bilingue (premier tirage : 2014). Introduction, commentaire et annotations d'Hélène Casanova-Robin.

Bibliographie secondaire

  • Joël Thomas, VIRGILE- Bucoliques, Géorgiques, ELLIPSES, (lire en ligne), [PDF] sur HAL/archives ouvertes, avril 2018
  • Xavier Darcos, Virgile, notre vigie, Paris, Fayard, coll. « Sciences humaines », , 288 p. (ISBN 978-2-213-70457-9)

Lien externe

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