Pouvoirs spéciaux en Belgique

Les pouvoirs spéciaux sont, en Belgique, des modalités particulières d'exercice de l'autorité permettant au pouvoir exécutif (gouvernement fédéral, régional ou communautaire) d'adopter des dispositions qui devraient normalement faire l'objet de lois, en vue de faire face à des situations difficiles pour lesquelles la procédure parlementaire n'est pas adaptée.

Les pouvoirs spéciaux ne doivent pas être confondus avec les pouvoirs extraordinaires qui ont été accordés aux gouvernements en temps de guerre : dans le premier cas le Parlement délègue une partie de ses pouvoirs tout en continuant à les exercer, dans le second l'ensemble du pouvoir législatif est exercé par le gouvernement, le Parlement n'étant plus en mesure de se réunir.

Régime juridique

Fondement et étendue des pouvoirs spéciaux

Le régime des pouvoirs spéciaux est fondé, pour l'autorité fédérale, sur l'article 105 de la Constitution qui dispose : "Le Roi n'a d'autres pouvoirs que ceux que lui attribuent formellement la Constitution et les lois particulières portées en vertu de la Constitution même" et, pour les gouvernements régionaux et communautaires, sur l'article 78 de la loi spéciale du de réformes institutionnelles.

Il permet, en cas de circonstances exceptionnelles, au pouvoir législatif, le Parlement, d'habiliter le pouvoir exécutif, le Roi ou le gouvernement, d'adopter des dispositions qui en temps normal devraient figurer dans des textes de rang législatif. Ce dernier peut dès lors abroger, compléter, modifier ou remplacer les lois existantes par arrêté[1].

L'habilitation est donnée pour une durée limitée et pour des finalités et des objectifs déterminés, elle peut également être restreinte à certaines modalités particulières.

Les pouvoirs spéciaux ne peuvent pas être accordés dans des matières que la Constitution réserve à la loi, telle que les libertés fondamentales, l'organisation territoriale de l'État, ou les finances publiques[2],[3].

Contrôles démocratiques

Le régime des pouvoirs spéciaux constitue une exception au régime parlementaire, c'est pourquoi il fait l'objet d'un important mécanisme de balance des pouvoirs.

Contrôle parlementaire

La loi d'habilitation ne dessaisit pas le pouvoir législatif de ses compétences.

Les membres du pouvoir législatif peuvent interpeller le gouvernement sur l'utilisation des pouvoirs spéciaux[4]. Le Parlement peut, en application de la procédure législative ordinaire, adopter une loi pour modifier ou abroger un arrêté de pouvoirs spéciaux[5].

La coutume impose également au gouvernement de faire un rapport aux chambres sur l'usage qu'il fait des pouvoirs spéciaux[5].

Enfin, la plupart des lois d'habilitation requièrent que le Parlement ratifie les arrêtés de pouvoirs spéciaux[6].

Contrôle juridictionnel

Tant qu'ils n'ont pas été confirmés par le Parlement, les arrêtés de pouvoirs spéciaux ont une valeur réglementaire et sont soumis au contrôle prévu pour ce type de norme. D'une part, lorsque le juge judiciaire constate que l'arrêté de pouvoirs spéciaux n'est pas compatible avec la Constitution ou la loi d'habilitation, il doit invoquer l'exception d'illégalité et refuser de l'appliquer[7]. D'autre part, les arrêtés peuvent être annulés par le Conseil d'État.

S'ils sont confirmés par le Parlement, les arrêtés de pouvoirs spéciaux acquièrent le rang de norme législative. Ils sont alors contrôlables par la Cour constitutionnelle[8].

Applications

Les pouvoirs spéciaux ont été accordés à divers reprises dans l'histoire de la Belgique, principalement pour affronter des situations de crise économique ou d'urgence sanitaire[9].

La Première Guerre mondiale

Le , les armées allemandes pénètrent en Belgique. Le même jour, les Chambres adoptent une loi[10] autorisant le Roi à adopter une série de mesures visant à gérer les biens nécessaires à l'alimentation de la population et à la défense nationale.

Par la suite, Albert Ier et le gouvernement Broqueville furent séparés du Parlement par l'avancée des troupes ennemies et exercèrent les pouvoirs extraordinaires[11].

L'instabilité monétaire de 1926

Les pouvoirs spéciaux sont accordés pour la première fois en temps de paix le [12] au Gouvernement Jaspar.

La Belgique connaît alors une instabilité monétaire et une crise de la dette publique[9]. L'objectif est de "sauver le franc" qui a subi une dévaluation importante.

La large base parlementaire de ce gouvernement d'union nationale, qui réunit catholiques, socialistes et libéraux est alors perçue comme une garantie contre les abus[13].

La Grande Dépression

Durant la crise économique des années 1930 et l'instabilité politique consécutive, les pouvoirs spéciaux sont accordés à trois reprises au gouvernement catholique-libéral de Broqueville : le , le et le (cette dernière habilitation étant elle-même prolongée par les lois du , du et du ). Il s'agit à chaque fois de redresser les finances publiques[14].

Ces lois bénéficient d'un moindre soutien politique que la loi de 1926 : les socialistes les rejettent et les prétendent inconstitutionnelles[13].

C'est à partir de la loi de 1934 que la pratique d'une confirmation législative des arrêtés de pouvoirs spéciaux est mise en place. Elle ne concerne alors que les arrêtés relatifs aux impôts, à la procédure administrative et contentieuse et à la répression de la fraude[14].

Le gouvernement Vanden Boeynants

Le gouvernement Vanden Boeynants reçoit des pouvoirs spéciaux en 1967.

Les gouvernements Martens-Gol

Les gouvernements Martens-Gol utilisent abondamment la technique des pouvoirs spéciaux au cours des années 1980[15].

L'adoption de l'euro

Lorsque la Belgique ratifie le traité de Maastricht, elle ne remplit pas les critères de convergence nécessaires à l'adoption de l'euro. Le Gouvernement Dehaene reçoit les pouvoirs spéciaux afin d'adopter les réformes économiques permettant d'atteindre cet objectif[16].

La pandémie de grippe A/H1N1

En 2009, en prévision de la pandémie de grippe A (H1N1), le gouvernement Van Rompuy reçoit les pouvoirs spéciaux. Ceux-ci permettent notamment de réquisitionner des professionnels de santé pour aider en cas de vaccination massive ou la possibilité d'organiser des distributions massives de médicaments[17].

La pandémie de Covid-19

En 2020, la Belgique connaît une grave pandémie de Covid-19. Le gouvernement de Sophie Wilmès en place au moment de l'apparition de la maladie est en affaires courantes, ce qui limite sa marge de manœuvre. Afin de lui permettre de réagir, le Parlement lui accorde sa confiance, de sorte qu'il devient un gouvernement de plein exercice. Dans la foulée, il reçoit les pouvoirs spéciaux pour une durée de six mois afin d'adopter les mesures sanitaires et économiques pour faire face à la crise provoquée par la maladie et le confinement qui en a suivi[18].

Parallèlement, les pouvoirs spéciaux ont été octroyés au sein des entités fédérées au profit du gouvernement de la Région wallonne[19], du gouvernement de la Communauté française[20], du gouvernement de la Région bruxelloise[21], du Collège réuni de la COCOM[22], du Collège de la COCOF[23] et, ensuite, du gouvernement de la Communauté germanophone[24]. La Communauté flamande est la seule entité fédérée à ne pas octroyer les pouvoirs spéciaux à son gouvernement.

Notes

  1. Bernard 2020, p. 373
  2. Article 170 de la Constitution, article 171 de la Constitution.
  3. Leroy 2014, p. 490.
  4. Article 101 de la Constitution, article 70 de la loi spéciale du 8 août 1980 de réformes institutionnelles.
  5. Leroy 2014, p. 498.
  6. Leroy 2014, p. 499.
  7. Article 159 de la Constitution.
  8. Leroy 2014, p. 489.
  9. « Pouvoirs spéciaux », sur vocabulairepolitique.be (consulté le ).
  10. Loi du 4 août 1914 concernant les mesures urgentes nécessitées par les éventualités de guerre, Moniteur belge du 5 août 1914
  11. Belleflamme 2019, p. 654
  12. Loi du 16 juillet 1926 relative à certaines mesures à prendre en vue de l'amélioration de la situation financière
  13. Sägesser 2016, p. 38
  14. Yernault 2013, p. section 51.
  15. Sägesser 2016, p. 39
  16. https://www.rtbf.be/info/belgique/detail_coronavirus-la-chambre-va-octroyer-ce-jeudi-des-pouvoirs-speciaux-au-gouvernement-wilmes?id=10467768 (Consulté le 22 juin 2020)
  17. Loi du 16 octobre 2009 accordant des pouvoirs au Roi en cas d'épidémie ou de pandémie de grippe
  18. Bernard 2020, p. 372
  19. Décret wallon du 17 mars 2020 octroyant des pouvoirs spéciaux au Gouvernement wallon dans le cadre de la crise sanitaire du Covid-19 (Moniteur belge du 18 mars 2020) ; décret wallon du 17 mars 2020 octroyant des pouvoirs spéciaux au Gouvernement wallon dans le cadre de la crise sanitaire du Covid-19 pour les matières réglées par l'article 138 de la Constitution (Moniteur belge du 18 mars 2020).
  20. Décret de la Communauté française du 17 mars 2020 octroyant des pouvoirs spéciaux au Gouvernement dans le cadre de la crise sanitaire du Covid-19 (Moniteur belge du 20 mars 2020).
  21. Ordonnance bruxelloise du 19 mars 2020 visant à octroyer des pouvoirs spéciaux au Gouvernement de la Région de Bruxelles-Capitale dans le cadre de la crise sanitaire du Covid-19 (Moniteur belge du 20 mars 2020).
  22. Ordonnance de la COCOM du 19 mars 2020 visant à octroyer des pouvoirs spéciaux au Collège réuni de la Commission communautaire commune dans le cadre de la crise sanitaire du Covid-19 (Moniteur belge du 20 mars 2020).
  23. Décret de la COCOF du 23 mars 2020 accordant des pouvoirs spéciaux au Collège de la Commission communautaire français dans le cadre de la pandémie de COVID-19 (Moniteur belge du 3 avril 2020).
  24. Décret de crise 2020 (II) de la Communauté germanophone du 27 avril 2020 étendant le décret de crise 2020 du 6 avril 2020 (Moniteur belge du 7 mai 2020)

Bibliographie

  • François Belleflamme et Évelyne Maes, Origine et cheminement du principe de légalité en droit public belge : gouvernement par la loi ou État de droit ?, Bruxelles, Larcier, , 623-693 p. (ISBN 9782807913073)
  • Nicolas Bernard, « Les pouvoirs du gouvernement fédéral en période de crise : le gouvernement Wilmès face à l'épidémie de Covid-19 », Journal des Tribunaux, no 6814,
  • Michel Leroy, « Les pouvoirs spéciaux en Belgique », Administration publique (Trimestriel), no 4, (lire en ligne)
  • Caroline Sägesser, « Législatif, exécutif et judiciaire. Les relations entre les trois pouvoirs », Dossiers du CRISP, no 2, (lire en ligne)
  • Dimitri Yernault, L'État et la propriété - Permanences et mutations du droit public économique en Belgique de 1830 à 2011, Bruxelles, Larcier, (ISBN 9782802740605).

Voir aussi

Articles connexes

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