Peste de Justinien

La peste de Justinien, dite aussi pestis inguinaria ou pestis glandularia en latin, est la première pandémie connue de peste (les « pestes » précédentes restent incertaines quant à leur nature exacte). Elle a sévi à partir de 541 jusqu'en 767, dans tout le bassin méditerranéen, avec un épisode paroxysmique jusqu'en 592. Des analyses menées en 2012 lors de la fouille d'une nécropole en Bavière ont confirmé que l'agent pathogène était Yersinia pestis[1].

L'empire byzantin en 550, une décennie après la peste de Justinien, avec les conquêtes de Justinien en vert.

Témoignages historiques

Selon l'historien byzantin Procope de Césarée, l'épidémie débute en Égypte en 541 pour atteindre Constantinople au printemps 542 où elle fait plus de 10 000 morts par jour[2] ; elle suit les voies de commerce du Bassin méditerranéen, ravage à plusieurs reprises l’Italie, les côtes méditerranéennes, remonte le Rhône et la Saône, atteint même l’Irlande et la Grande-Bretagne[3]. Par la suite, elle se propage aussi à l'est, ravageant la Syrie ou la Mésopotamie[4].

Selon Évagre le Scholastique dans son Histoire ecclésiastique, l'épidémie débute en Éthiopie, puis remonte en Égypte, puis en Palestine, en Syrie pour atteindre Constantinople en 542, lors de la quinzième année du règne de Justinien.

Grégoire de Tours en parle plusieurs fois dans son Histoire des Francs. Il la signale en Arles en 549 : « Cette province est cruellement dépeuplée », et à Clairmont (aujourd'hui Clermont-Ferrand) en 567 : « Un certain dimanche, on compta 300 cadavres dans la cathédrale »[5].

Pendant l’hiver de 589, la peste de Justinien frappe lourdement Rome et lorsque le pape Pélage II, atteint à son tour, meurt le , la terreur des Romains est à son comble. Grégoire de Tours qui rapporte le fait, parle de la maladie des aines[6].

Réactions sociales

Musulmans

Après 620, les populations musulmanes attribuent la peste à la main de Dieu qui punit seulement les infidèles en faisant des croyants des martyrs (chahid) gagnant le paradis. D'où une sorte de fatalisme : il ne fallait pas entrer dans une ville pesteuse, ni la fuir si on s'y trouvait. Il n'y a pas de contagion et le port d'amulette peut repousser les esprits qui répandent la peste[7].

Selon une anecdote rapportée par les chroniqueurs arabes, un chef Abbasside parle en public à Damas, vers 750, pour annoncer que l'arrivée au pouvoir des Abbassides est une faveur divine, puisqu'elle coïncide avec la disparition de la peste. Un partisan des Omeyyades lui répondit que c'était le contraire, Dieu ayant remplacé la peste par les Abbassides[8].

Chrétiens

Les chrétiens byzantins pensent que l'Apocalypse est proche. Ils cherchent refuge dans les églises et sur les lieux de pèlerinage, auprès des tombeaux de saints, des reliquaires, et des astrologues. L'Église d'Orient n'organise pas de réponse collective[7].

L'Église d'Occident est plus réactive. Les évêques organisent des liturgies spéciales, des pèlerinages, et des processions miraculeuses de reliques et d'images de la Vierge ou des saints, dans toutes les villes. À Rome, en 590, le pape Grégoire Ier conduit une procession fameuse qui termina la peste, et où l'on vit dans le ciel l'Archange Michel remettant au fourreau son épée distributrice de peste[7].

En Occident, un moyen préventif nouveau apparait dans un texte isolé : une lettre de l'évêque de Clermont à l'évêque de Cahors, entre 650 et 655, qui montre qu'au moins une fois, des évêques ont tenté d'arrêter la peste en interdisant la circulation des voyageurs et des marchandises[8].

Selon J.N Biraben, dans l'histoire des mentalités et des épidémies, la peste de Justinien marque la fin de l'Antiquité et le début du Moyen-Âge. Les superstitions païennes restent encore très répandues : utilisation de signes magiques, oniromancie, incantations, amulettes... comme en Auvergne en 543. Le Haut Moyen-Âge apparait comme un monde mental en gestation. Des moyens magiques, comme l'oniromancie, vont disparaître mais la plupart vont être adaptés, christianisés ou islamisés selon les régions[8].

Analyse moderne

Les témoins historiques donnent l’Éthiopie et l’Égypte comme point de départ de la pandémie. Les auteurs modernes penchent pour une origine asiatique (foyer endémique originel d'Asie centrale) parvenant en Méditerranée orientale par la route de la soie. Si la diffusion d'Égypte vers l'Occident est bien documentée, on ne sait pratiquement rien de son développement oriental au-delà de la Perse et vers l'Inde.

La pandémie s'est déroulée de 541 à 767[9],[10], en une vingtaine de poussées successives de périodicité d'environ 9 à 13 ans, périodes dont le mécanisme reste énigmatique. La peste circule par transport commercial (maritime de port à port, et le long des côtes par voie terrestre ou par cabotage) ou déplacements militaires. En Occident, la diffusion à l'intérieur des terres est relativement restreinte, contrairement à ce qu'il se passera pour la peste noire du Moyen Âge. La peste se limite aux abords des fleuves côtiers méditerranéens, comme le bassin du ou l'axe Rhône-Saône. Les points de pénétrations et les voies de diffusions révèlent les échanges commerciaux et les zones de peuplement des VIe et VIIe siècles[8].

Selon J.N. Biraben, vers le nord, la pandémie n'a pas dépassé la Loire, ni les régions de Dijon et de Trêves. Les épidémies décrites dans les îles Britanniques (notamment par Bède le Vénérable) n'étaient pas la peste. Il n'est pas possible encore (2019) d'expliquer pourquoi la pandémie s'est arrêtée après deux siècles ni comment elle a disparu d'Europe. Le dépeuplement des régions touchées, une baisse de virulence du germe causal sont des facteurs plausibles mais insuffisants.

Il est possible que la multiplication des monastères ait favorisé la diffusion de la peste en raison de la promiscuité qui y régnait[11].

En ce qui concerne les pertes humaines, les témoins historiques parlent d'un tiers à la moitié de la population. À l'échelle d'une ville particulière, cela est possible en raison de la concentration de population et de la contagion associée. On ne peut cependant extrapoler à la population européenne totale, vu l'extension relativement limitée de la pandémie. Toutefois celle-ci a certainement affaibli le peuplement des régions méditerranéennes[8].

En 2012, une étude de paléomicrobiologie dans une nécropole en Bavière (Aschheim, près de Munich) datée de 500-700 ap. J.-C., a permis de confirmer la présence de Yersinia pestis. Ses éléments génétiques ont été recherchés dans la pulpe dentaire de squelettes inhumés dans des tombes multiples (2 à 5 individus ensemble) de la deuxième moitié du VIe siècle. L'analyse phylogénétique du matériel retrouvé confirme l'origine asiatique de la pandémie (souche génétique d'origine mongole), et infirme l'hypothèse minoritaire d'une origine africaine (à partir d'un foyer angolais). Cette étude apporte aussi un élément nouveau, elle montre que la pandémie (poussées 2 à 5) a franchi les Alpes de l'Italie à la Bavière[1], prolongeant un axe de pénétration déjà connu Constantinople - Ravenne - Vérone. Elle confirme aussi que les Bavarois étaient les alliés des Lombards lors de l'invasion de l'Italie, et que la peste ne fait pas de distinction entre les belligérants.

Conséquences historiques

La peste de Justinien aurait eu des conséquences majeures pour l'histoire de l'Europe et de la Chrétienté. L'intensité de ces conséquences est toutefois contestée par plusieurs historiens ou chercheurs[12],[13].

Empire byzantin

L'épidémie surgit à une période cruciale pour l'Empire byzantin. Celui-ci, à son apogée sous Justinien, était en voie de reconquérir l'Italie et la côte occidentale de la Méditerranée ; cela aurait signifié, en cas de succès, le retour à un Empire romain unifié, pour la première fois depuis 395. La peste met un coup d'arrêt aux visées de Justinien en frappant ses troupes, dès lors incapables de se déplacer. Quand l'épidémie s'apaise, ses troupes restent en Italie mais ne pourront faire mouvement vers le nord.

Justinien parvient à conserver l'Italie mais, après sa mort, celle-ci est perdue pour l’Empire romain d'Orient qui n'en conserve que la partie méridionale. L'invasion des Lombards au nord de l'Italie inaugure un très long cycle de guerres et de divisions pour la péninsule face aux visées des puissances italiennes, période qui ne s'achève qu'au XIXe siècle avec la réunification de l'Italie ;

En affaiblissant durablement l'Empire byzantin mais aussi l'Empire sassanide, elle aurait joué un rôle non négligeable dans la rapide expansion de l'islam quelques décennies plus tard, lors des guerres arabo-byzantines et de conquête musulmane de la Perse[14].

Elle aurait aussi favorisé la pénétration des slaves dans les Balkans[7].

Europe du Nord

En affaiblissant l'Europe méridionale (dépopulation, pertes commerciales et économiques), elle favorise l'Europe du Nord : meilleure croissance démographique, nouveaux courants d'échanges entre la Gaule du nord, l'Angleterre et les pays scandinaves. Cet essor commercial traduit un basculement économique du sud au nord de l'Europe, avec notamment un renforcement des rois francs qui tournent le dos à la Méditerranée, des marchands frisons et des Anglo-Saxons[15].

Certains chercheurs ont suggéré que la peste de Justinien s'est étendue au nord en facilitant la conquête anglo-saxonne de la Grande-Bretagne. Son apparition a coïncidé avec les offensives saxonnes renouvelées dans les années 550, tandis qu'auparavant les Saxons étaient contenus. Maelgwn Gwynedd, roi du Pays de Galles, est supposé mort de la « peste jaune de Rhos » autour de 547. Et vers 548-549, la peste a aussi dévasté l'Irlande, selon la chronique de Bède le Vénérable. Les sources saxonnes de cette période sont silencieuses, car il n'y a pas de documents en vieil anglais au VIe siècle.

Les Britto-Romains auraient été beaucoup plus affectés que les Anglo-Saxons, en raison de leurs contacts commerciaux avec la Gaule, et du type de peuplement facilitant la transmission de la peste par le rat. Les effets différentiels peuvent avoir été exagérés, du fait de l'existence de seules sources britanniques, d'autant qu'il existe des indices de relation commerciale entre eux, impliquant un risque élevé de transmission de peste. Cependant L. Lester dans Their Plague and the End of Antiquity: The Pandemic of 541-750, considère que les dommages de la peste sur les Britto-Romains étaient plus grands que ceux subis par les Anglo-Saxons : il donne l'exemple de la disparition soudaine, probablement due à la peste de Justinien, de l'importante ville romaine de Calleva autour de 560. Devenu aujourd'hui Silchester, le lieu a longtemps gardé une réputation de « ville maudite » pour les Anglo-Saxons.

Notes et références

  1. (en) Nora J. Besansky, Michaela Harbeck, Lisa Seifert, Stephanie Hänsch, David M. Wagner, Dawn Birdsell, Katy L. Parise, Ingrid Wiechmann, Gisela Grupe, Astrid Thomas, Paul Keim, Lothar Zöller, Barbara Bramanti, Julia M. Riehm et Holger C. Scholz, « Yersinia pestis DNA from Skeletal Remains from the 6th Century AD Reveals Insights into Justinianic Plague », PLoS Pathogens, vol. 9, no 5, , e1003349 (ISSN 1553-7374, DOI 10.1371/journal.ppat.1003349, lire en ligne).
  2. Alain J. Stoclet Les sociétés en Europe du milieu du VIe à la fin du IXe siècle : Mondes byzantin, slave et musulman exclus : choix de textes Presses universitaires de Lyon, 2003 (ISBN 2-7297-0732-8 et 9782729707323)
  3. « La peste de Justinien », Histoire de France racontée par les cartes, sur lafautearousseau.hautetfort.com (consulté le )
  4. Anne-Marie Flambard Héricher et Yannick Marec, Médecine et société de l'Antiquité à nos jours, Publication univ. Rouen Havre, 2005, p. 33
  5. Cf. Grégoire de Tours : Histoire des Francs - Livre quatrième : de la mort de Théodebert Ier à celle de Sigebert Ier, roi d’Austrasie (547 – 575) :
    «  … on compta, un dimanche, dans une basilique de saint Pierre [Note : ville de Clermont], trois cents corps morts. La mort était subite ; il naissait dans l’aine ou dans l’aisselle une plaie semblable à la morsure d’un serpent ; et ce venin agissait tellement sur les hommes qu’ils rendaient l’esprit le lendemain ou le troisième jour ; et la force du venin leur ôtait entièrement le sens. »
  6. Sur wikisources :
    « La quinzième année du roi Childebert (en 590), notre diacre revenant de la ville de Rome avec des reliques de saints, rapporta qu’au neuvième mois de l’année précédente, le fleuve du Tibre avait couvert la ville de Rome d’une telle inondation que les édifices antiques en avaient été renversés, et les greniers de l’État emportés ; on y perdit plusieurs milliers de mesures de grains. Il arriva aussi qu’une multitude de serpents et un grand dragon semblable à une grosse solive, descendirent à la mer entraînés par les eaux du fleuve ; mais ces animaux étouffés dans les flots orageux de la mer salée, furent rejetés sur le rivage. Aussitôt après survint une contagion qu’ils appellent maladie des aines. Elle arriva vers le milieu dit onzième mois, et selon ce qu’on lit dans le prophète Ézéchiel (9, 6) : Commencez par mon sanctuaire, elle frappa d’abord le pape Pélage, qui en mourut presque aussitôt. »
  7. (en) Joseph P. Byrne, Encyclopedia of the Black Death, Santa Barbara (Calif.), ABC-CLIO, , 429 p. (ISBN 978-1-59884-253-1), p. 198-199.
  8. J.N Biraben, Les hommes et la peste en France et dans les pays européens et méditerranéens., t. I : La peste dans l'histoire, Paris/La Haye/Paris, Mouton, , 455 p. (ISBN 2-7193-0930-3), p.25-48
  9. J-N Biraben (trad. de l'italien), Les maladies en Europe, Paris, Seuil, , 382 p. (ISBN 2-02-022138-1), p.303.
    dans Histoire de la pensée médicale en Occident, vol.1, Antiquité et Moyen-Age, M.D. Grmek (dir.).
  10. F. De Lannoy, Pestes et épidémies au moyen-âge, Ouest-France, , 128 p. (ISBN 978-2-7373-6719-9), p. 22.
  11. Danielle Gourevitch, Lester K. Little, Plague and the End of Antiquity. The Pandemic of 541-750, 2007 (compte-rendu), L'Antiquité Classique, Année 2008, 77, pp. 580-582
  12. Ainsi J. Biraben 1975, op.cit, p. 44, reconnait que l'Empire byzantin a été affaibli par la peste, mais qu'il parait prématuré d'en faire la cause principale de son déclin dès le VIe siècle.
  13. Lee Mordechai, Merle Eisenberg, Timothy P. Newfield, Adam Izdebski, Janet E. Kay et Hendrik Poinar, « The Justinianic Plague: An inconsequential pandemic? », PNAS, no 51, (DOI 10.1073/pnas.1903797116, =https://www.pnas.org/content/116/51/25546)
  14. (en) Within decades, Rome and Persia were so plague-weakened that the armies of Islam, formed in one of the only parts of either empire to remain plague free, could conquer Mesopotamia, the Middle East, North Africa, Spain, and most of Asia Minor
  15. R. Le Jan, Histoire de la France : origines et premier essor, 480-1180., Hachette, (ISBN 978-2-01-145774-5), p.65-67

Bibliographie

  • (en) Lester K. Little, Plague and the End of Antiquity: The Pandemic of 541–750, Cambridge Univ. Press, 2007.

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