Orthodoxie et hétérodoxie en économie

Dans le domaine des sciences, une orthodoxie apparaît quand une théorie ou un paradigme acquiert une place dominante au niveau institutionnel au point de marginaliser les autres. Le paradigme dominant est alors l'ensemble des théories considérées comme les moins mauvaises par une majorité, dans une science donnée et à un instant donné. En première approche, une hétérodoxie est alors toute théorie ou tout paradigme qui diffère du paradigme dominant.

Appliqué à la recherche en économie depuis le XVIIIe siècle, le libéralisme économique se positionne comme le paradigme dominant.

Étymologie

L'orthodoxie, du grec όρθός orthós (droit) et δόξα dóxa (opinion) est « une doctrine considérée comme norme de la vérité, et enseignée officiellement »[1]. Au contraire, l'hétérodoxie qualifie ce qui s'éloigne de cette doctrine. Ces termes sont originellement utilisés dans le domaine de la religion, et notamment pour l'Église orthodoxe.

Distinction controversée

Il est pratiquement impossible de définir exactement les contours exacts d’une orthodoxie, et donc une hétérodoxie. De plus, les termes orthodoxie et hétérodoxie sont souvent utilisés de façon polémique. Les partisans d’une théorie dominante font de son orthodoxie un argument d'autorité en soulignant qu’elle est soutenue par le plus grand nombre. Ses adversaires parlent au contraire d’orthodoxie pour mettre en avant leur propre originalité et pour insinuer que ses partisans la soutiennent plus par conformisme que par une véritable réflexion critique. Il n’existe pas de définition communément admise de ce qui constitue l’orthodoxie à un moment donné.

Une théorie orthodoxe : un paradigme dominant

Un paradigme ou programme de recherches est un "noyau dur" d’énoncés non soumis à réfutation, une « ceinture protectrice » d’hypothèses auxiliaires soumises à réfutation, et une heuristique positive visant à enrichir le paradigme, mais sans remettre en cause son noyau dur (Travaux de Imre Lakatos).

La difficulté est de déterminer le noyau dur et la ceinture protectrice du paradigme dominant.

Selon John Atkinson Hobson, un des premiers à se considérer comme un hérétique en économie, l'orthodoxie est l'acceptation de théories et d'opinions qui font autorité. Se plaçant sur le plan mental, il estime que c'est « une attitude de sécurité mentale et sociale, une disposition à nager avec le courant et à jouir des bienfaits de la respectabilité… Mais cela conduit à une inertie, à une difficulté de questionner et de critiquer, de sorte que cette tendance pacifique est une ennemie du progrès. Car le progrès peut seulement venir d'une rupture avec une autorité ou une convention »[2].

Une théorie hétérodoxe: une théorie non intégrée au paradigme dominant

Par définition, toute nouvelle théorie (exemples de la physique classique dominée par la pensée de Galilée et Newton, avant d’être supplantée par celle d’Einstein) est une hétérodoxie et sera validée à condition qu’elle soit cohérente avec le paradigme central fondateur de la science contemporaine. Paul Feyerabend ira encore plus loin en constatant que le savoir scientifique procède souvent davantage de l’accord entre les membres d’une communauté que de faits et de preuves incontestables.

Les hétérodoxies mineures sont les théories compatibles avec le noyau dur de l'orthodoxie et peuvent y être intégrées. Les hétérodoxies majeures ou radicales remettent en question ce noyau dur et sont en concurrence avec le paradigme dominant pour expliquer les faits.

La difficile délimitation de l'orthodoxie en économie

Le paradigme de l'économie orthodoxe, généralement avancé par ceux qui le critique, serait constitué des hypothèses et des méthodes de la théorie néo-classique et notamment :

  1. Les agents économiques, producteurs et consommateurs, se comportent de façon rationnelle en maximisant la valeur de leur fonction d'utilité. Ces hypothèses sont le fondement de la Théorie du choix rationnel ;
  2. La méthode applicable est la méthode hypothético-déductive, comme dans les autres sciences ;
  3. L’outil de raisonnement privilégié est la modélisation mathématique;
  4. On s’intéresse principalement à l’étude des équilibres ;
  5. Les techniques statistiques de l’économétrie sont utilisées pour analyser les données de l’observation.

Le premier énoncé est une hypothèse de nature ontologique (ce dont parlent les économistes). Les énoncés 2 à 5 sont des prescriptions méthodologiques (comment doivent travailler les économistes).

Les énoncés 1 à 4 caractérisent l’approche walrasienne de l’équilibre général, qui est le paradigme fondateur de l’économie orthodoxe actuelle. L’énoncé 5 se rapporte plutôt à l’héritage keynésien, qui a été intégré en partie au paradigme dominant entre 1936 et 1960.

On peut donc considérer que seules les positions ontologiques et méthodologiques forment le noyau dur de l’orthodoxie. Non seulement ce sont les plus largement partagées, mais ce sont elles qui définissent la discipline en elle-même aux yeux des économistes orthodoxes, en leur permettant de reconnaître un autre économiste comme tel et d’avoir avec lui un dialogue constructif qui peut éventuellement aboutir à l’incorporation de ses thèses dans le paradigme dominant.

La supériorité de l'économie néo-classique viendrait donc du fait qu'elle décrit et explique mieux le fonctionnement de l'économie que les approches hétérodoxes. Cette opinion s'appuie sur une position épistémologique dont l'un des principaux représentants est Karl Popper. Deux hypothèses sous-tendent cette démarche.

  1. Les facteurs socio-économiques et culturels n'interviennent pas pour déterminer la validité des propositions issues de la science économique. L'économie est une science dure, et les implications idéologiques de cette science sont une question distincte. Elles ne doivent pas interférer avec elle, et d'une manière générale, la méthode scientifique, la réfutation et l'expérimentation permettent de se mettre à l'abri des biais idéologiques.
  2. Lorsqu'une théorie est reconnue comme valide par la majorité des économistes, c'est parce que c’est elle qui explique le mieux la réalité. En effet, comme les théories économiques les plus récentes et les plus reconnues ont été sélectionnées en subissant les tests de réfutation avec le plus de succès, la science économique évolue vers un réalisme toujours croissant. Ce qui suppose que la communauté des économistes applique le critère de réfutabilité et la méthode scientifique de manière adéquate. Dans cette optique, on fait confiance aux institutions et à la communauté des économistes.

Les positions hétérodoxes

Les positions hétérodoxes sont représentées dans des courants divers et par un certain nombre de critiques envers les théories dites orthodoxes.

Les courants hétérodoxes

Plusieurs courants se réclament d'être hétérodoxe : l'économie marxiste, l'économie socialiste, l'institutionnalisme, l'économie évolutionniste, le georgisme, l'économie autrichienne, l'économie féministe, la socioéconomie ou le post-keynésianisme.

En France, un certain nombre d'économistes se revendiquant hétérodoxes se sont regroupés dans le groupe des économistes atterrés.

Les principales critiques faites aux théories orthodoxes

Les hétérodoxies radicales réfutent les bases ontologiques et méthodologiques de l’économie orthodoxe selon deux démarches principales :

  • en contestant la validité scientifique de l'économie. C’est la position parfois appelée de « anti-économie » ;
  • en contestant l'économie orthodoxe pour des raisons purement épistémologiques. C’est la position des économistes de la tradition dite autrichienne.

Le dogme de l'orthodoxie économique

Certains estiment que l'orthodoxie serait davantage une idéologie qu'une science. Elle se composerait pour l'essentiel d'un ensemble de propositions dogmatiques, c'est-à-dire non soumises à débat et évaluation par ses partisans comme l'exige la démarche scientifique (voir ci-dessous la section méthodologie).

Le dogme de l'orthodoxie économique est également utilisé pour désigner les politiques économiques menées par les institutions financières, monétaires ou politiques (e.g., FMI, Banque Mondiale).

Sur le caractère scientifique de l'économie, Jean Tirole estime "qu’il est vrai que les économistes ne savent pas tout, loin de là. Comme l’ingénieur, l’économiste développe des modèles pour comprendre l’essentiel de la situation, en teste la robustesse par rapport aux hypothèses et en mesure la validité économétriquement ou en laboratoire. L’économie se situe à cet égard au niveau de la de la climatologie ou de la médecine, qui a réalisé des progrès remarquables, mais parfois ne parvient toujours pas à guérir un rhume. Le caractère scientifique de l’économie n’est pas en question, mais il s’agit d’une science complexe, que l’on ne comprend pas toujours".

Les modèles dominants seraient "irréalistes"

Une critique régulièrement adressée aux économistes est que les hypothèses de leurs modèles sont irréalistes. David Romer répond que « le but d’un modèle n’est pas d’être réaliste. En effet, nous possédons déjà un modèle complètement réaliste : c’est le monde réel lui-même. Or ce ‘modèle’ est trop compliqué pour être compréhensible. … Ce n’est que lorsqu’un postulat simplificateur aboutit à un modèle qui fournit des réponses incorrectes aux questions auxquelles il est censé répondre que son manque de réalisme peut être considéré comme une imperfection. … [Sinon] son manque de réalisme est alors une vertu. Dans ce cas, le postulat simplificateur permet d’isoler certains effets et d’en faciliter la compréhension » [3].

D'autres estiment qu'il est impossible de découvrir des lois universelles en sciences sociales et la validation des théories se heurte à une réalité trop complexe.

L'utilisation des mathématiques en économie est aussi régulièrement remise en cause.

Les modèles dominants seraient "rejetés par les faits"

Il est régulièrement reproché à la méthodologie dominante de ne pas confronter ses modèles aux faits économiques.

Jean Tirole dans un mémo Assumption in economics : « La théorie fournit le cadre conceptuel. C'est également la clé pour comprendre les données. Sans théorie – c'est-à-dire sans système d'interprétation – les données sont au mieux un ensemble d'observations et de corrélations intéressantes, sans implications claires pour la politique économique. Inversement, une théorie est enrichie de preuves empiriques, qui peuvent invalider ses hypothèses ou ses conclusions et peuvent ainsi l'améliorer ou la renverser. Ce travail empirique s'est étendu pour dominer l'économie dominante est en fait une bonne nouvelle pour la théorie, en raison de leur complémentarité ».

Pierre Cahuc et André Zylberberg avancent que « l'économie est devenue une science expérimentale »[4]. Comme dans les autres domaines de la science, par exemple la recherche médicale, l'analyse économique compare des groupes tests où une mesure est mise en œuvre avec des groupes témoins.

La science économique aurait donc permis, dans les dernières années ou les dernières décennies, de dégager certains principes qui présentent toutes les garanties scientifiques. Par exemple, au sujet de la politique des pôles de compétitivité, les études montrent que l'intervention des pouvoirs publics via la subvention et la sélection de projets spécifiques n'améliore pas véritablement les performances des entreprises. Quant aux abaissements de charges, ils sont efficaces mais à condition d'être concentrés au voisinage du salaire minimum.

Critiques des institutions de la recherche en économie

Une critique régulièrement émise par des économistes hétérodoxes est que l'une des causes de la domination de l'orthodoxie seraient à rechercher dans le fonctionnement de la communauté scientifique et notamment le processus de publication des articles académiques.

Selon Pierre Cahuc et André Zylberberg[4], les études publiées dans des revues académiques, ayant subi un processus de relecture par les pairs, permettent, lorsqu'elles produisent des résultats convergents, de produire l'image la plus fiable sur l'état du monde. Le « négationnisme scientifique », notamment économique, est alors l'attitude de ceux qui s'opposent sans justification, selon les auteurs, à ces résultats, prétendant souvent s'opposer à la « pensée unique » ou mettre en lumière des failles de la recherche « orthodoxe » : les auteurs citent comme exemples le discours des industriels du tabac autrefois, aujourd'hui de certains grands patrons ou économistes « hétérodoxes » tels que « les Économistes atterrés ». Ils précisent que « des résultats qui apparaissent pour la première fois dans des rapports ou des livres, même à gros tirage, n’ont aucune fiabilité ».

En 2015, certains chercheurs en sciences sociales, notamment du groupe des "économistes atterrés", souhaitaient la création au sein du Conseil national des universités d'une section « Institutions, économie, territoire et sociétés ». Jean Tirole s'oppose à celle-ci dans une lettre ouverte à la ministre chargée de l'Enseignement supérieur, Najat Vallaud-Belkacem, dans laquelle il considère qu'elle serait "une catastrophe pour la visibilité et l’avenir de la recherche en sciences économiques dans notre pays". "Il est indispensable que la qualité de la recherche soit évaluée sur la base de publications, forçant chaque chercheur à se confronter au jugement par les pairs. C’est le fondement même des progrès scientifiques dans toutes les disciplines. Chercher à se soustraire à ce jugement promeut le relativisme des connaissances, antichambre de l’obscurantisme. Les économistes autoproclamés « hétérodoxes » se doivent de respecter ce principe fondamental de la science. La création d’une nouvelle section du CNU vise à les soustraire à cette discipline". La section en question ne sera finalement pas créée.

Travaux orthodoxes pour légitimer une idéologie politique

Pour Pierre Bourdieu (1998) il existe un lien entre théorie économique et politique économique. L'orthodoxie économique a une fonction de légitimation des politiques économiques et tend à reproduire les rapports de force qui animent une société en maintenant la domination d'une classe sociale sur une autre.

Manque de pluridisciplinarité dans l'approche orthodoxe

Une critique de l'économie dominante est qu'elle n'intégre pas l'analyse des autres sciences sociales et humaines. Cette critique ne semble plus fondée tant les économistes "mainstream" ont adopté une pluralité d'approches.

Ainsi, Jean Tirole estime notamment dans une tribune dans le journal "Le Monde" que "L’homo economicus a vécu". Il estime que "les chercheurs de demain devront être formés aux différentes méthodes et outils de toutes les sciences sociales et en comprendre les points de vue afin de mieux les combiner et ainsi atteindre une compréhension et une analyse de l’humain plus justes et plus précises. La réunification nécessitera de la part des différentes communautés scientifiques beaucoup de temps, d’efforts, d’ouverture aux techniques et aux idées des autres disciplines, ainsi que le développement d’institutions de recherche et de formation allant dans ce sens".

Par ailleurs, un certains nombre de prix Nobel d'économie viennent d'autres sciences sociales ou humaines, comme des psychologues (Daniel Kahneman, Richard Thaler, Herbert Simon), de sciences politiques (Elinor Ostrom).

L'École autrichienne

Les bases épistémologiques et méthodologiques de la tradition autrichienne reposent sur:

  1. le dualisme méthodologique : les phénomènes économiques ne sont pas reproductibles. L’expérimentation contrôlée est impossible en économie, donc la méthode hypothético-déductive des sciences physiques n’est pas applicable. En revanche, puisque les faits fondamentaux de l’économie sont relatifs au comportement humain, dont nous avons une connaissance directe, il est possible d’établir des lois économiques par pur raisonnement logique à partir de cette connaissance, dont dérivent certains axiomes qui sont nécessairement vrais (méthode a priori) ;
  2. le réalisme : les hypothèses relatives au comportement humain qu'utilise l’économie doivent être cohérentes avec notre expérience quotidienne de nous-mêmes et avec les résultats des autres sciences humaines et non postulées ex nihilo à seule fin de permettre le raisonnement ;
  3. la causalité : l’économie doit rechercher les lois qui relient des causes à leurs effets et gouvernent les processus de changement, et non des relations fonctionnelles qui ne sont vraies que dans des situations d'équilibre ;
  4. le refus des mathématiques : il n’existe pas en économie de grandeurs mesurables au sens strict du mot, donc les lois économiques ne peuvent être que qualitatives et le raisonnement mathématique y est inapplicable ;
  5. le refus de la séparation entre microéconomie et macroéconomie. Les phénomènes collectifs sont des phénomènes émergents qui résultent des interactions entre les agents élémentaires et ne peuvent être expliqués que par celles-ci. La pertinence des agrégats dont traite la macroéconomie est le plus souvent au mieux douteuse.

En revanche, les Autrichiens considèrent que la validité des propositions issues de la science économique peut être déterminée indépendamment des facteurs socio-économiques et culturels, tout en disant que cette validité ne peut pas être établie expérimentalement, mais par déduction logique à partir de quelques axiomes irréfutables. Ils considèrent également que ces propositions, quand elles sont validées, sont vraies indépendamment de la situation, des objectifs et des motivations des acteurs (value-free, qu’on pourrait traduire par « lois indépendantes des valeurs »).

Ces positions sont celles de l'École classique, et formaient l’orthodoxie jusqu’au début du XXe siècle. Les Autrichiens voient donc l’orthodoxie actuelle comme une regrettable aberration historique dont ils espèrent qu’elle se résorbera au plus vite pour revenir aux conceptions épistémologiques et méthodologiques des classiques.

Sur le plan doctrinal, contrairement à la plupart des autres hétérodoxes, les Autrichiens sont opposés à l’intervention de l’État en économie, ou plutôt d'une forme d'intervention non limitée, car il est à noter que Friedrich Hayek était pour que l'état intervienne en cas de problèmes environnementaux et dans une logique de protection sociale, voir l'article sur La Route de la servitude, livre salué, entre autres par Keynes. Ils considèrent de plus que cette position libérale est une conséquence logique de leurs positions épistémologiques (en plus d’être l'application du principe philosophique général de liberté aux actes économiques). Comme les autres hétérodoxes, ils critiquent donc fortement l’influence des économistes sur les actes politiques des gouvernements et des autres institutions gouvernementales, mais c’est pour leur reprocher d’intervenir trop alors que la plupart des autres hétérodoxes leur reprochent de ne pas intervenir assez.

Notes et références

  1. Trésor de la Langue Française
  2. Hobson, 1938, p.90
  3. .Romer, David. 2001. Advanced Macroeconomics. 2nd edition. Boston, MA: McGraw-Hill. (Traduction française : Romer, David. 1997. Macroéconomie approfondie. Paris : Ediscience.)
  4. Pierre Cahuc et André Zylberberg, Le négationnisme économique : et comment s'en débarrasser (2016),

Bibliographie

  • John Atkinson Hobson, 1938, Confessions of an Economic Heretic, George Allen Unwin LTD
  • Liem Hoang Ngoc, 2011, "Les théories économiques, petit manuel hétérodoxe", La Dispute.
  • Steve Keen, L’Imposture économique (traduit de Debunking Economics (en)), Les Éditions de l'Atelier, 2014

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