Nedjma (roman)

Nedjma est un roman de Kateb Yacine publié en 1956.

Pour les articles homonymes, voir Nedjma.

Nedjma
Auteur Kateb Yacine
Pays Algérie
Genre roman
Éditeur Éditions du Seuil
Lieu de parution Paris
Date de parution 1956
Nombre de pages 256
Yacine Kateb, auteur de Nedjma.

Résumé

Ce roman raconte l'histoire de quatre jeunes hommes (Mustapha, Lakhdar, Rachid, Mourad) dans l'Algérie coloniale qui tombent amoureux de Nedjma, fille d'un Algérien et d'une Française.

Analyse

Ce roman s'inscrit dans un univers mythique : celui de Keblout, chef d'une tribu dont descendent les principaux protagonistes. Sa caractéristique est d'inclure des éléments pastoraux qui peuvent être familiers à la fois aux lecteurs européens et algériens. Tout en empruntant la forme romanesque et le français propres à la culture du colon, l'écriture la modifie selon un rythme propre à l'Algérie[1],[2].

Nedjma, entre interstitialité, représentation et effacement de soi

La lecture de Nedjma, de par sa structure même, apparaît comme un roman complexe à aborder. En effet nous remarquons dès les premières pages que cette œuvre, bien qu’écrite en français, répond à des attentes purement inhérentes au peuple algérien alors que leur pays subissait le pouvoir colonial français. Bien que le personnage de Nedjma offre son nom au texte, nous prenons rapidement conscience que cette dernière jouera un rôle symbolique, qu’elle sera l’objet permettant aux divers personnages, Lakhdar, Mustapha, Mourad et Rachid, de prendre en charge le discours et de s’octroyer une parole qui leur était jusque là, de par leur statut de colonisés, totalement confisquée. Si nous creusons en ce sens, et considérons que Nedjma puisse passer comme un élément émancipateur, nous pouvons, en replaçant l’œuvre dans son contexte, voir cette dernière comme une représentation même de la Nation à venir, celle qui catalyse autour d’elle les points de vues mais aussi le langage même. Cependant, cette femme apparaissant perpétuellement comme un rêve, un personnage hybride et mystérieux, une « chimère », dénote en grande partie l’incapacité que le peuple algérien a à se représenter par le biais d’une identité propre. Aussi, de quelle manière l’auteur parvient-il à lier les notions d’interstitialité, de représentation de soi et, paradoxalement, d’effacement de soi afin de rendre le plus réel possible l’existence d’une Algérie émancipée ?

Partant du principe que nous avons évoqué plus haut nous comprenons que l’écriture, même en déconsidérant ce qu’elle peut porter en termes de sens, est la principale façon d’exister, de se créer une tradition et de se libérer d’une emprise suprémaciste. En effet le roman Nedjma est extrêmement prolifique en termes de narration, les registres s’entremêlent et les épisodes se superposent au rythme des points de vues engendrés par une plurivocité nous faisant dès lors penser que l’œuvre de Kateb Yacine agit comme une autobiographie collective constitutive de la création d’une nation.

Cependant comment recréer son identité nationale ? Il semblerait que la solution apportée par le texte serait son rapport à la temporalité. Nous notons effectivement que la narration ne suit pas un cours linéaire, mais bien plus qu’il s’agirait d’une temporalité basée sur les sensations, les souvenirs, le passage d’un épisode à l’autre se faisant non pas sur la ligne du temps mais sur celle de la conscience de soi. Ainsi le roman s’articule sur une temporalité circulaire qui, malgré tout, semble perpétuellement se décentrer du fait de l’inévitable échec de la représentation de soi en dehors des cadres imposés. Or, et bien que le roman se boucle sur la séparation des principaux personnages toujours en quête de sens, le roman français s’en trouve tout de même profondément subverti. La subversion du roman français s’opère selon un principe déjà énoncé par Julia Kristeva[3], et qui nous semble pertinent de développer concernant Nedjma, à savoir que le sémiotique (en tant que représentation du rapport fusionnel à la Mère et de l’ouverture du sens) vient court-circuiter le symbole qui dans la théorie de Kristeva se réfère à la loi du Père, celle qui ordonne le langage, et donc, par extension, au colon occidental. À cette théorie s’ajoute aussi, et ce tout au long du roman, toute une dimension œdipienne et incestueuse pouvant être rapidement raccordée à ce désir de (re)création de soi et d’identification par le retour en arrière et la réminiscence/recherche des souvenirs durant le passage de la culture maghrébine à la culture occidentale. Effectivement, tous les personnages sont issus de la même tribu, « l’inceste est notre lien, notre principe de cohésion depuis l’exil du premier ancêtre »[4] .

Enfin, il semblerait tout de même que de la représentation de tout ces échecs, ajoutant à cela toute la fertilité narrative et la temporalité cyclique découle une réelle identité, celle que les colons autant que les colonisés se refusent à voir de part tout les rapports de forces mis en jeu dans la situation algérienne de la deuxième partie du XXe siècle à savoir « Une Algérie multiple et contradictoire, agitée des soubresauts de sa longue et violente histoire, une Algérie jeune et âgée, musulmane et païenne, savante et sauvage. À l’image d’un monde réel que l’imagerie de la guerre froide a longtemps occulté et qu’on s’étonne de retrouver aujourd’hui à feu et à sang, tel qu’en lui même [5]».


I. Parler pour exister

Nous l’avons évoqué durant notre introduction, le roman de Kateb Yacine apparaît comme une expérience collective, une autobiographie de groupe qui agit pour recouper les multiples identités afin de les mêler de sorte à rendre compte du monde dans lequel évolue les personnages principaux. Nous pouvons dès lors diviser les quatre personnages en deux catégories, à savoir que Lakhdar et Mustapha représentent la catégorie des paysans et leurs compagnons Mourad et Rachid les citadins. Cependant, bien que chacun jouit d’une identité propre, les barrières entre les individus semblent poreuses et les font se rassembler à plusieurs reprises permettant ainsi d’établir une dépendance inter-individuelle relevant d’une forme de parole commune émanant des diverses couches de la société colonisée. De plus, la fonction de narrateur traditionnel est fortement mise à mal, à noter que celui ci disparaît très souvent au profit de la parole des personnages principaux. La multiplication des paroles et points de vue relève totalement de la quête de sens et, bien plus encore, de la quête d’une forme de vérité, d’une représentation de la réalité algérienne laquelle ne peut s’expliquer d’un point de vue unique et omniscient. De ce fait « mauvaise foi » du romancier qui semblait, selon Jean-Paul Sartre, nécessaire à la rédaction d’une œuvre se voit court-circuitée dès la base, permettant de rendre compte de l’expérience collective et donc de noter une «véritable fiction objective dans la conduite du récit ». Ici, le narrateur n’apparaît uniquement dans sa fonction d’introduction, de mise en situation des personnages et ce d’une manière fondamentalement descriptive, sans l’enrober du lyrisme et des passions qui sont omniprésentes dans les paroles des personnages qui s’écrivent et se racontent à la première personne. Nous noterons par ailleurs que Marc Gontard qualifie l’écriture du narrateur comme une « écriture blanche », « anonyme » s’éloignant de la notion de narrateur-démiurge depuis longtemps intériorisé par la littérature de langue française mais bien plutôt occupant la place d’un maître du jeu ne pouvant entraver des personnages qui semblent lui échapper.

La liberté de parole délivrée aux personnages permet dès lors de rendre le récit extrêmement prolifique et fertile. En effet, la présence de plusieurs personnages prenant la parole et d’un narrateur opérant comme maître du jeu permet la mise en place d’une narration extrêmement complexe permettant une écriture à divers degrés. Nous notons par exemple que la majeure partie du roman se déroule sous la forme du monologue intérieur permettant une narration au deuxième degrés nous ouvrant à l’intériorité des personnages. Le degrés de narration se creuse encore plus lors de la première partie du troisième grand chapitre, à savoir que Mourad essaye de reconstituer les échanges qu’il a pu avoir avec Rachid pour encore plus se creuser lorsque ce dernier passe par la voix de Mustapha afin d’en apprendre plus sur Rachid « De Mustapha, j’appris que Rachid était tombé dans la misère […] Il l’avait remarqué une nuit, qui déambulait sur les quais, avait tenté de lui parler, puis s’était éloigné, le type aux lunettes noires ayant tout juste répondu à son salut. À cette description j’avais reconnu Rachid[6]». Nous tombons donc ici dans une narration au quatrième degrés, et que nous retrouvons encore lorsque Rachid se remémore et dévoile devant Mourad, durant sa crise, les révélations qu’il obtint de Si Mokhtar lors de leur pèlerinage raté à la Mecque.

Comment pourrions nous expliquer cette multiplicité, cette sur-productivité du langage que nous retrouvons dans les accès lyriques des personnages ainsi que dans la multiplication des points de vue ? Nous pourrions dès lors nous interroger sur la nature même de ces individus, à savoir que leur parole s’efface du fait que ces derniers agissent dans le domaine de la littérature mineure, laquelle sous-entend différents points qu’il est nécessaire n’énumérer. Le premier consiste en le fait que les personnages se représentent comme minorités au sein d’une langue majeure, aussi une déterritorialisation s’opère d’un point de vue du sémantique, à savoir comment se représenter, en tant qu’opprimé dans la langue des oppresseurs qui, finalement, ne nous est pas autorisée du fait de notre culture qui est fondamentalement différente ? Partant de cette interrogation nous pouvons aisément en conclure que la représentation de soi dans la langue du colon porte en elle une immense valeur politique, ainsi chaque parole, chaque acte relaté par la littérature de Kateb Yacine relève du domaine du politique, de la revendication d’un moi minoritaire, d’un je pluriel qui tend à faire surgir le groupe opprimé et à le créer dans une sorte d’interstice. Cette interstitialité est telle que les personnages ne peuvent plus se représenter réellement comme appartenant à une nation algérienne car colonisés, mais aussi, du fait de ce statut de subalterne, non plus comme appartenant à la nation française. Le personnage de Si Mokhtar rend parfaitement compte de cette situation d’entre deux, que l’on peut aisément considérer comme une situation de blocage lorsque Rachid se remémore les exhortation de ce dernier « Tu dois songer à la destinée de ce pays d’où nous venons, qui n’est pas une province française, et qui n’a ni bey ni sultan[7]...».

à la crise identitaire s’ajoute une crise culturelle mais aussi une lutte des classes. Le plus frappant à cet égard reste la manière dont est traitée la narration lorsqu’il s’agit de mettre en scène des personnages blancs, comme par exemple M. Ricard dans la première partie du roman. En effet l’écriture se veut rigide, très descriptive, nous retombons dans la narration blanche », neutre, du maître du jeu « A sept heures, M. Ricard se met au volant de son car de trente trois places. [..] Après quelques instants de mutisme, M. Ricard demande une cigarette, mine de rien.[…] M. Ricard prend la cigarette. Il rit[8].». Le fait de ne pouvoir entrer dans l’intériorité des personnages blancs relève de cette incapacité que le peuple algérien colonisé aura à se faire intégrer en tant que membres à part entière de la communauté française. De plus, le roman s’organise autour d’une boucle, à savoir « Lakhdar s’est échappé de sa cellule [9]», rendant ainsi compte de la nécessité de libérer une parole mineure au sein d’une langue majeure, tout comme le meurtre de M. Ricard par Mourad vient introduire un désordre dans ce que Rancière appelle la police, le lieu de l’ordre et de la loi.

La police se voit d’autant plus ébranlée dans la manière dont Kateb Yacine a de traiter la structure du roman. Son caractère fragmentaire engendré par la sur-multiplication des points de vue et des degrés narratifs, son commencement abrupt ne permettant pas d’identifier les personnages que l’on apprendra à connaître qu’en fonction de souvenirs, de moments déclencheurs et de symboles dénote complètement le refus de s’inscrire dans une tradition littéraire « française » basée sur la linéarité tout comme dans la prêche de la parole unique laquelle ne permet pas de rendre parfaitement compte de la représentation du peuple algérien.

Partant de ce constat, et plus particulièrement de ces refus accompagnés de toute une charge politique nous nous heurtons à un questionnement visant à s’interroger sur la manière dont un.e individu.e colonisé.e peut récupérer son statut d’individu.e libre. Il semblerait que Kateb Yacine rende compte de ce problème au travers du traitement de la temporalité tout au long de l’œuvre. Effectivement la traitement du temps ne se fait pas selon une ligne passé-présent-futur mais bien plus sur une superposition de strates temporelles introduites par ce que nous pourrions appeler l’écriture de l’esprit. Cependant il semblerait que le retour vers le passé ne puisse se faire totalement tant et si bien que les personnages se retrouvent perpétuellement dans une impasse identitaire.


II. Temporalité cyclique

Nous pourrions voir, au travers de la structure du roman, un rapport à établir entre l’écriture de Kateb Yacine et celle des nouveaux romanciers. En refusant d’être aliéné par le discours littéraire dominant l’auteur détruit en tout point les normes du roman réaliste. En effet, comme nous l’avons évoqué plus haut, la temporalité sera traitée par strates, par retour en arrières puis avancements dans le temps. Marc Gontard est parvenu à effectuer, dans Nedjma de Kateb Yacine, Essai sur la structure formelle du roman, un diagramme du récit, lequel débute au printemps 1947 pour ensuite remonter jusqu’à 1950, 1956 et repartir en 1947 pour enfin reculer jusqu’en 1924, voire 1140 lorsqu’il s’agit d’évoquer la tribu de Keblout. Aucun ordre n’est respecté, la temporalité est liée aux individus, et tout particulièrement à leur intériorité profonde, à la conscience que ces derniers ont d’eux-mêmes. Partant de là, nous pouvons considérer que l’effacement de l’ordre cartésien du roman se fait au profit d’une écriture méta-logique, laquelle se calque sur le vécu de la conscience et non de l’ordre établi par une loi qui se voudrait immuable et émanent directement du discours colonial. Nous pouvons aussi ajouter à cela que le retournement du temps sur lui même au profit de l’affirmation de soi permet de mettre en exergue toute la modernité ainsi que l‘actualité du roman. En effet il est vrai que la compréhension de soi peut se faire sur le retour vers ce qui nous a construit, or il semblerait que la base même de la construction des personnages soit la rupture, la séparation même d’une tribu laquelle ne peut désormais plus se reformer. Aussi nous pourrions aisément parler non pas d’une temporalité parfaitement cyclique mais bien plus d’une représentation du temps en ellipse car son centre ne cesse de se déplacer et de mener à des échecs. Les personnages sont en perpétuel mouvement et ne sont rattachés à leur passé uniquement par la figure de Nedjma laquelle apparaît uniquement comme quelqu’un d’inatteignable et d’impalpable, comme un rêve.

Partant de ce constat d’échec la représentation de soi dans le passé nous semble avoir pour fonction celle d’un refuge lequel permettrait, comme le précise Marc Gontard d’opérer une « tentative de réappropriation par la mémoire, d’un lieu fondé et habité par l’enfance, espace intime, chaleureux, cloisonné, univers autonome où échapper aux contingences du réel, aux agressions de l’extérieur [10]» et de la société dans laquelle les personnages évoluent. Car si le passé est le meilleur moyen d’exister c’est bien parce que dans leur présent les personnages de Kateb Yacine ne sont que des ombres errantes que même le lecteur aura du mal à saisir dans leur entièreté, ou tout au moins ne parviendra pas à se les représenter du fait de leur statut de subalternes et de représentants mineurs d’un peuple dont on a détruit les traditions.

Cependant, bien que nous pouvons voir dans la circularité du temps une forme de libération des contraintes de la réalité cela se voit très rapidement court-circuité de manière relativement radicale. Il paraît nécessaire de noter que certains retours dans le passé, deux plus particulièrement, sont aussi constitutifs de l’état dans lequel se trouve le pays algérien au moment de l’écriture du roman, permettant de rendre compte de l’actualité et de la reproduction de schémas mise en place dans l’histoire algérienne. Les deux retours les plus symboliquement chargés sont ainsi l’histoire de Keblout et Jugurtha permettant d’ancré les personnages dans une culture arabo-berbères et situant les racines des personnages dans la province du Nadhor, en une tribu qui s’est vue mettre « à feu et à sang » par la colonisation, permettant ainsi un autre retour dans un passé plus proche, à savoir le massacre de Sétif. En effet nous notons que ce thème de la déchirure, de la séparation, se reflète dans d’autres épisodes comme par exemple la séparation même des quatre personnages principaux partant soit en errance soit vers les villes de leur passé, ou bien encore dans la fonction même de Nedjma laquelle, en suscitant le désir, éloigne les personnages et se sépare d’eux après s’être faite enlevée pour retourner au sein de la tribu. Ainsi la temporalité est à la fois un lieu de réconfort mais aussi un lieu de répétition des traumas, et ce non pas uniquement à l’échelle individuelle mais bien à l’échelle collective. Tout comme la prise de parole des personnages permet une collectivisation des informations et la création d’une conscience collective les traumas subis par les individus d’un point de vue historique les construit collectivement et ce de manière culturelle laquelle pourrait être qualifiée de culture de l’ireprésentativité. La forme même du roman et son traitement du passé rend parfaitement compte du tremblement ontologique révélant l’époque de la fin de la colonisation de l’Algérie ainsi que la crise identitaire ayant mené à la guerre d’indépendance. Le passé se veut agir comme moteur à l’explication de la destruction du présent. En cela Rachid semble apparaître comme le représentant de cette destruction. Effectivement son rapport au passé, son refuge, se fait exclusivement par la prise de hashish qui l’enfermera dans sa solitude au fond d’un fondouk jusqu’à perdre totalement la parole qui lui était octroyée. En cela Rachid pourrait apparaître en quelque sorte comme la ruine qu’est devenue l’Algérie, et plus particulièrement le peuple algérien du fait de la colonisation française, une Algérie en quête de ses racines qui désormais, tout comme le personnage de Nedjma, peuvent être évoqués mais non plus atteintes sauf dans le rêverie. Ajoutant à cela que le rêve empêche la construction de soi, et que chaque personnage peut apparaître comme représentation du passé brisé de l’Algérie le renouvellement de sens de la quête introspective se voit stoppé net au profit d’une situation soit végétative soit d’errance (en effet, le « haut lieu » des réminiscences du passé semble être la prison dans laquelle Mourad et Lakhdar seront enfermés).

Ainsi, l’éclatement du point de vue, associé à la négativité du temps, à la dislocation de la durée ainsi que l’incertitude permanente qui pèse sur le récit rendent compte du climat social et politique mettant en question les origines, les races, les liens familiaux tout en utilisant les thèmes de l’inceste et du métissage que nous allons développer en lien avec la théorie psychanalytique et la fonction du sémiotique dans le langage.


III. Subvertir le symbole par le sémiotique, œdipe et effacement de soi

A la lecture de Nedjma nous pouvons entrevoir une théorie psychanalytique avancée dans un premier temps par Lacan puis développé plus tard par Julia Kristeva. En effet il semble assez clair que nous pouvons, dans l’étude de ce roman, mettre en lien le devenir du sujet et le devenir du langage car, considérant, comme Julia Kristeva, et en le constatant tout au long de Nedjma, que le sujet est par essence mouvant, celui ci vient forcément remettre en cause la nature monolithique et stable du langage. Partant de là, et considérant que le sujet est fondamentalement clivé nous comprenons que le personnage de Nedjma représente le désir métonymique de la nation en devenir. De plus, celle ci étant sujet désiré, qui plus est par des membres de sa tribu, cette dernière représente le tabou de l’inceste, du principal interdit. Aussi nous voyons que la nation algérienne constitue le principal interdit tant pour les colons que les colonisés, que le désire d’atteindre ce tabou se verra mis en échec par l’enlèvement de Nedjma par « le nègre » . Or, il nous faut considérer que dans la littérature mineure la notion d’œdipe porte en elle un sens tout particulier. Deleuze et Guattari voient en la littérature de Kafka non pas un fantasme œdipien lorsque celui ci dit « l'épuration du conflit qui oppose pères et fils et la possibilité d'en discuter[11] » mais bien plus un programme politique. Dans Nedjma le thème de l’œdipe, et plus particulièrement de l’inceste revêt lui aussi une dimension touchant au politique, à savoir que Nedjma, en tant que représentation d’un ordre bourgeois métissé se voit déterritorialisée afin d’éviter la consommation de la relation incestueuse laquelle pourrait aboutir à la création de la nation algérienne. En ne réglant pas le conflit opposant les différents membres de leur tribu les personnages se retrouvent donc en échec et seule la parole et ce qu’elle sous-tend pourrait leur permettre une libération. Nous le voyons tout particulièrement dans les passages poétisés ou lyriques, et plus particulièrement dans les métaphores qui viennent auréoler la personne de Nedjma, laquelle se fait nommer « chimère », « l’apparition [12]» ou encore « invivable consomption du zénith[13] ».

Si nous en revenons à la théorie développée par Kristeva dans Le sujet en procès nous voyons que l’ouverture poétique permet aussi l’ouverture du sens. Partant de là Kristeva remet en question la théorie lacanienne selon laquelle la culture et plus particulièrement le langage serait structuré autour de la loi du Père, ce que Lacan nomme le symbolique, qui agirait comme loi qui s’obtiendrait par la répudiation des rapports primaires au corps maternel et au refoulement des pulsions libidinales de l’enfant. Cependant cette création du symbolique, de la loi du langage lui en supprime ses significations plurielles, lesquelles rappelant la multiplicité libidinale caractéristique du rapport primaire au corps de la mère. Cependant, et nous l’avons précédemment évoqué, la littérature de Kateb Yacine, tout comme une grande partie de la littérature maghrébine de langue française, se veut en rupture avec les règles littéraires, avec la loi imposée par le Père qui, alors, est représenté par la nation colonisatrice. Ainsi l’ouverture au lyrisme et la représentation de l’individue désirée sous la forme métaphorique rend compte de ce désir de cohésion et de (re)création de soi qui ne peut se retrouver qu’au travers d’un rapport à la fois fusionnel et multiple permettant l’ouverture du sens et de s’émanciper de la loi occidentale ?

Cependant, et si nous en revenons à notre théorie selon laquelle le temps cyclique se décentrerait perpétuellement nous pouvons noter que de par son métissage et l’enlèvement qu’elle subit, de par son bovarysme bourgeois et sa volatilité, Nedjma agirait comme un anti-oedipe, à savoir que le désir de retour à la figure maternelle voulu par les personnages s’inscrit déjà dans une dynamique (post)coloniale avortant de fait toute tentative de retour au lien primaire, à l’ « Âge d’or » de la tribu avant que celle-ci ne soir détruite et dispersée en quatre groupes donc chaque personnage, Lakhdar, Mustapha, Mourad et Rachid sont désormais les symboles. Or ces symboles portent en eux l’ouverture engendrée par la déterritorialisation, une ouverture forcée permettant la quête de sens et la plurivocité de ce dernier, rendant ainsi compte de la situation interstitielle des individus subalternes devant s’approprier, en même temps qu’une langue, une identité à la fois propre et collective laquelle ne peut plus se construire sur les ruines d’un rapport fusionnel à une Mère disparue.

Il est vrai que le personnage maternel de Nedjma agit comme le catalyseur de représentation des personnages en ça que c’est elle qui confère à chacun d’eux leur pouvoir narratif et leur force de surgissement au sein de l’œuvre. en tant qu’individus ne vivant pas exclusivement sous la coupe du père/colon. En plus de cela Nedjma représente un espace transitionnel dans l’histoire culturelle de l’Algérie à savoir le passage du monde arabo-berbère à celui de l’occident, de l’industrialisation et du capitalisme exacerbé par le contexte de la guerre froide, d’où la violence ressentie par les personnages à chaque apparition de cette dernière « l’apparition s’étire, en vacillant, et le commissionnaire pèse sur son siège, comme pour retenir le véhicule ; dupe de l’intensité qui fait vibrer sa poitrine à la façon d’un moteur, le commissionnaire craint-il se s’envoler pour atterrir auprès d’elle[12] ? ». Ici nous avons plusieurs éléments, le premier, que nous avons évoqué plus haut, est le désordre intérieur que produit la rencontre avec Nedjma, apparaissant comme aussi violente que les émeutes de Sétif, le second, quant à lui est la crainte engendrée par la personne de Nedjma sur les personnages, et tout particulièrement cette crainte de suivre ce personnage conceptuel, diégétique et méta-diégétique, qui apparaît aux yeux de tous, occidentaux comme algérien, comme la solution à la recherche de sens, ou plutôt qu’une solution, un palliatif au non-sens qui enveloppe a petite échelle la quête de soi des individus et à grande échelle la création d’un présent collectif et fédérateur. En soi, Nedjma (et ses apparitions) agit comme une incursion de l’autre dans la liberté du moi, un autre qui attire en même temps qu’il repousse créant ainsi une force gravitationnelle autour d’elle expliquant dès lors la situation d’entre-deux du peuple algérien en même temps que la structure cyclique ainsi que la temporalité négative et régressive du roman de Kateb Yacine. Cependant, il semblerait que le fait de s’approcher trop près de Nedjma comporte le risque d’en être plus violemment éloigné et de devoir trouver un palliatif à cette figure désirée, nous le voyons tout particulièrement avec le cas de Rachid qui, après l’évocation de la relation incestueuse avec Nedjma et la mort de son père éprouve un besoin de retour vers la mère et sombre dans la drogue. Ainsi nous pourrions dire, pour définir de manière extrêmement schématique l’œuvre. que nous venons de traiter, que celle ci est la représentation même d’un enfer colonial Œdipien, une impasse totale au sein de laquelle se met en place un mouvement entropique d’épuisement d’individus qui, n’ayant plus de repères précis s’offrent à l’errance la plus totale et à la quête d’un présent qui leur a été dérobé.

Ainsi nous avons pu voir que le roman de Kateb Yacine soulève autant de problèmes que de paradoxes, à savoir un désir viscéral d’exister au travers d’une écriture qui se démultiplie tant sur le plan de la narration que sur celui des points de vues, d’autant que la création d’une représentation collective ne peut passer que par la nécessité d’écrire et de se libérer d’une condition que l’on pourrait qualifier d’ « animale » afin de se voir conférer une dignité jusqu’alors confisquée.

Cette prise de parole se doit d’ailleurs de rompre avec le discours hégémonique et suprémaciste des colons, d’où un traitement différent et transgressif de la structuration du texte qui alors ne répond plus aux règles de linéarité du temps ou bien encore à la mise en place de portraits fixes des personnages mis en scène au profit d’une esquisse impressionniste permettant de les saisir dans leur conscience d’eux même et dans le vide sémantique qu’ils semblent représenter. Or la subversion de la langue et de la littérature permet une ouverture du sens, une forme d’émancipation de soi et de saisissement d’une esthétique propre à un groupe qui se voit évoluer comme mineur au milieu d’une langue majeure et de fait oppressive. Kateb Yacine disait d’ailleurs, concernant son utilisation de la langue française que « La francophonie est une machine politique néo-coloniale, qui ne fait que perpétuer notre aliénation, mais l'usage de la langue française ne signifie pas qu'on soit l'agent d'une puissance étrangère, et j'écris en français pour dire aux français que je ne suis pas français[14] ».

Cette ouverture du sens opérée par le sémiotique sur le symbole, ajoutée aux représentations de la figure éponyme du roman, Nedjma, nous raccroche aux principes psychanalytiques du retour œdipien à la mère, cependant, et dans un contexte colonial tel que celui de l’Algérie il semblerait que le retour soit impossible et que l’idée de se constituer en nation ne soit qu’un concept inaccessible qui, de fait, ne peut survenir autrement que comme un rêve, ne pouvant se créer dans le futur puisque le passé a disparu et que le présent n’est que destruction et déterritorialisation perpétuelle.

Ce que nous voyons à l’œuvre dans Nedjma est un engagement collectif à la représentation même du no-man’s-land que peux représenter un territoire colonisé, et ce en le considérant dans ses moindres plis et replis, son intériorité la plus profonde et l’extériorité qui vient poser ses divers accidents disloquant et effaçant individus et groupes condamnés à ne plus pouvoir se représenter dans leur autonomie désormais inatteignable.



Réception

Nedjma est une des quatre œuvres au programme du concours de l’École normale supérieure de Lyon en 2009.

Notes et références

  1. Encyclopædia Universalis, « NEDJMA », sur Encyclopædia Universalis (consulté le )
  2. « Nedjma, Kateb Yacine - Fabrique de sens », sur www.fabriquedesens.net (consulté le )
  3. KRISTEVA, Julia, « Le sujet en procès », Polylogue, Paris, Seuil, 1977.
  4. Nedjma, p.186
  5. Messaoud, Ammari, L’étoilement symbolique dans Nedjma, 2015, p.9
  6. Nedjma, p.103.
  7. Nedjma, p.128
  8. Nedjma, p.18.
  9. Nedjma, p.15 et p.273
  10. Gontard, Marc, Nedjma de Kateb Yacine, p.79
  11. Deleuze, Gilles et Guattari, Félix, Kafka, pour une littérature mineure, p.30
  12. Nedjma, p.71
  13. Nedjma, p.76
  14. Kateb Yacine, Interview, 1966

Annexes

Bibliographie

  • Œuvre de référence Kateb, Yacine. Nedjma, éd. du Seuil, coll. Points, 1956.
  • Corpus de recherche Abdoun, Ismaïl « Quelques remarques sur le mythe des ancêtres chez Kateb Yacine ou comment le Nègre « providentiel » de Nedjma bouleverse la mythologie identitaire », Recherches & Travaux [En ligne], 81/2012. Abdoun, Ismaïl. Lecture(s) de Kateb Yacine, Casbah éditions, 2006. Bellakhdar, Saïd. La passion entre trauma et langage dans l'œuvre de Kateb Yacine, Topique, vol. 120, no. 3, 2012, pp. 67-79. Bonn, Charles. Kateb Yacine, Nedjma. L’harmattan, 1990. DELEUZE Gilles et GUATTARI Félix, Kafka. Pour une littérature mineure. Ed. de Minuit, 1996. GONTARD, Marc, Nedjma de Kateb Yacine, Essai sur la structure formelle du roman. L’harmattan, 1985. KRISTEVA, Julia, « Le sujet en procès », Polylogue, Paris, Seuil, 1977. Messaoud, Ammari, L’étoilement symbolique dans Nedjma, 2015.

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