Mission Dakar-Djibouti

La mission Dakar-Djibouti est une célèbre expédition ethnographique menée en Afrique, sous la direction de Marcel Griaule, de 1931 à 1933.

Les membres de la Mission Dakar-Djibouti en , au Musée d'ethnographie du Trocadéro. De gauche à droite : André Schaeffner, Jean Mouchet, Georges Henri Rivière, Michel Leiris, le prince Oukhtomsky[note 1], Marcel Griaule, Éric Lutten, Jean Moufle, Gaston-Louis Roux, Marcel Larget (coll. particulière).

Contexte

Dès le mois de mai 1930, Marcel Griaule propose aux directeurs de l'institut d'ethnologie Paul Rivet et Georges Henri Rivière (muséologue) une mission de Dakar à Djibouti qui passe par Kayes, Bamako, Tombouctou, Ansongo, Niamey, Zinder, le lac Tchad, fort Archambault, Bangui, Redjaf, Pays des Rivières, Khartoum, Rosières, le lac Tana, Addis-Abeba[1]. Une loi du crée une Mission ethnographique et linguistique Dakar-Djibouti [2] ; son objet officiel est de compléter les collections du musée d'ethnographie du Trocadéro afin de créer une vitrine savante de la colonisation[3]. Pour financer la mission les organisateurs s'adressèrent aux parlementaires qui accordent 700 000 francs, institutions scientifiques et différents mécènes du domaine privé, notamment des fabricants de parfums et de savons pour obtenir des objets à valeur d'échange[1]. Le budget total de la mission s'élève à 1,3 million de francs[1].

Parmi les membres de l'équipe de départ, deux participent de façon éphémère. Jean Moufle démissionne le et le prince Oukhtomsky tombe malade et est évacué le . Outre Marcel Griaule, les membres permanents de la mission sont Michel Leiris, Éric Lutten (photographe, cinéaste), et Marcel Larget (logistique), s'y adjoignent cinq membres temporaires, André Schaeffner (musicologue), Deborah Lifchitz (linguiste), Jean Mouchet (linguiste), Gaston-Louis Roux (peintre) et Abel Faivre (naturaliste) qui rejoint l'équipe en octobre 1931[4].

Il s'agit pour cette équipe de traverser le continent d'ouest en est, du Sénégal à l'Éthiopie, afin de collecter un maximum de données ethnographiques.

Pour préparer cette collecte, Michel Leiris rédige des Instructions sommaires pour les collecteurs d’objets ethnographiques[5], elles sont inspirées du contenu des cours de Marcel Mauss et seront utilisées par les membres de l'expédition, elles pourront également servir aux administrateurs des colonies ou à toute personne susceptible d'obtenir des objets au sein de ces territoires[6]. L'un des objectifs de la mission est de récolter tout objet usuel ou rituel témoignant de la culture rencontrée, la constitution d'une collection d’œuvres d'art y est hors de propos[7].

À l'époque, la collecte d'objets est une priorité pour les missions ethnographiques, Marcel Mauss dans son cours de 1926 à l'institut d'ethnologie insiste sur ce point : « Les collections à former sont d’une extrême urgence. Tout disparaît avec rapidité ». Cette priorité disparaitra durant les décennies suivantes, la sociologie descriptive devenant alors l'objectif principal[8].

Les étapes de l'expédition

La mission embarque à Bordeaux, le à bord du cargo à vapeur Saint-Firmin. Après une escale à Las Palmas (îles Canaries), le , il mouille en rade de Port-Étienne (aujourd'hui Nouadhibou, en Mauritanie) le 28, et arrive à Dakar le .

La mission gagne Marseille, après une traversée à bord du vapeur D'Artagnan des Messageries maritimes du 7 au .

Déroulement

La mission comporte plusieurs volets : l'ethnographie au sens strict, l'ethnologie musicale, l'ethnobotanique, l'ethnozoologie, les enquêtes linguistiques et la collecte d'objets dont les méthodes généreront de nombreuses critiques[11].

Pendant deux bonnes années, la mission pille le patrimoine africain : « au cours de leur mission ethnologique, Griaule et ses compagnons ratissent complètement l'Afrique, achetant à vil prix par-ci, rackettant par-là, dépouillant en somme les autochtones de tous les symboles de leur culture, au profit des musées hexagonaux[12] ».

Le journal tenu par Michel Leiris et publié sous le titre L'Afrique fantôme détaille tous les événements survenus durant la mission.

Bilan

Avec plus de 3 000 objets rapportés et déposés au musée d'ethnographie du Trocadéro, 6 000 photographies, 1 600 mètres de films et 1 500 fiches manuscrites, la mission recueille une masse considérable d’informations.

Ethnographie[13]

Pour la majorité des populations rencontrées (ethnographie extensive) :

  • études des institutions religieuses, de la magie, de l’organisation des sociétés,
  • études plus particulières des pratiques de circoncision et d’excision,
  • recueil de techniques usuelles (constructions, alimentation, agriculture, chasse, pêche, poterie, cordonnerie,tissage, travail du fer et du bois, …).

Étude approfondie de la société Dogon de la région de Sanga (ethnographie intensive) :

  • cérémonies et danses funéraires (30 danses étudiées et filmées),
  • totémisme, religion, magie, sorcellerie, croyances diverses, ...,
  • jeux (300 jeux décrits),
  • organisation politique,
  • cérémonies de naissance, mariage et mort,
  • techniques (agriculture, élevage, chasse, alimentation, habitation, vêtement, poterie, instruments de musique, …).

Étude approfondie des peuples dits "Kirdi" (ethnographie intensive) : institutions religieuses, organisation politique, musique, techniques.

Funérailles d’Ayaléo à Gondar (26 clichés photographiques accompagnés de descriptions)[14].

Ethnologie musicale

André Schaeffner participe à la mission d’octobre 1931 (en pays Dogon) à février 1932 (Cameroun)[15], il décrit cérémonies et événements traditionnels, rédige des fiches descriptives d’instruments de musique, recueille des mélodies par notation musicale, étudie les pratiques musicales[16] et réalise 25 enregistrements sur cylindre[17] (4 minutes chacun).

Ethnobotanique

Abel Faivre constitue un herbier des plantes rencontrées dans les régions traversées avec fiches descriptives (nom, noms vernaculaires, description et usages locaux)[18].

Ethnozoologie

La mission rapporte[13] :

  • quelques animaux vivants qui sont confiés au Museum d’histoire naturelle,
  • un nombre important d'oiseaux naturalisés ((200 rien que pour l’Éthiopie), et environ 5000 insectes.

Elle recueille les techniques et savoirs zoologiques locaux, les techniques d'élevage et rédige des fiches descriptives par espèce animale (usages, chasse, pêche, élevage, rites, croyances, magie, présages, représentations en masques).

Enquête linguistique

Pour ses enquêtes linguistiques, la mission utilise les Instructions d’enquêtes linguistiques de Marcel Cohen qui précisent les méthodes de transcription phonétique des langues et des termes vernaculaires[19].

Elle étudie 26 langues ou dialectes[13], recueille chants, devinettes, contes, prières, récits locaux et documente les rituels[19].

Collecte d’objets

Les objets sont maintenant rassemblés au Musée du Quai Branly. Chaque objet collecté fait l’objet d’une fiche muséographique.

Plus de 3500 objets sont collectés dans des conditions plus ou moins honorables[20] :

Ce projet scientifique en grande partie financé par le gouvernement français (loi du ) avait des visées scientifiques, politiques et économiques : rattraper le retard pris par la France en ethnologie[21], asseoir la position française en Afrique, notamment en Afrique de l'Est, et s'opposer de cette façon à l'influence grandissante de la couronne britannique sur ce continent. Pour les promoteurs de la mission, l'enjeu était aussi de faire valoir l'ethnologie comme moyen de contribuer à la grandeur impériale de la France[1].

Plusieurs expéditions de Griaule ont ensuite suivi celle-ci : la Mission Sahara-Soudan (1935)[22],[23], puis la Mission Sahara-Cameroun (1936-1937) et enfin la Mission Niger-Lac Iro (1938-1939)[note 2].

Bibliographie

Ouvrages et revues

  • Michel Leiris, L'Afrique fantôme, Paris, Gallimard, — réédition dans Michel Leiris, Miroir de l'Afrique, Paris, Gallimard, coll. « Quarto », .
  • Marcel Griaule, « Mission Dakar-Djibouti, rapport général (mai 1931 - mai 1932) », Journal de la Société des Africanistes, vol. 2, no 1, , p. 113-122 (lire en ligne)
  • Marcel Griaule, « La mission Dakar-Djibouti dans son rapport avec les études ethnologiques et archéologiques », Revue de synthèse, vol. 1, no 3, , p. 327-332 (lire en ligne)
  • « Mission Dakar-Djibouti 1931-1933 » (couverture de Gaston-Louis Roux), Minotaure, no 2,
  • Marcel Griaule, Masques dogons, Paris, Institut d'ethnologie,
  • Michel Leiris, La Langue secrète des Dogons de Sanga, Paris, Institut d'ethnologie, (réimpr. Jean-Michel Place, 1992)
  • Michel Leiris, La Possession et ses aspects théâtraux chez les Éthiopiens de Gondar, Paris, Plon, — réédition dans Michel Leiris, Miroir de l'Afrique, Gallimard, coll. « Quarto », .
  • Érik Leborgne, « L’Afrique fantôme de Leiris : un colonialisme unheimlich ? », TRANS, no 21, (DOI https://doi.org/10.4000/trans.1515, lire en ligne, consulté le )

Sur la Mission Dakar-Djibouti

  • (it) B. Caltagirone, « La missione ethnografica e linguistica Dakar-Gibouti », Uomo e Cultura, Palerme, nos 13-14, , p. 185-251
  • Jean Jamin, « Objets trouvés des paradis perdus. À propos de la Mission Dakar-Djibouti », dans Jacques Hainard & Roland Kaehr (éds.), Collections passion, Neuchâtel, Musée d'ethnographie, , p. 69-100
  • James Clifford, Malaise dans la culture. L'ethnographie, la littérature et l'art au XXe siècle, Paris, École nationale supérieure des beaux-arts,
  • (es) Nicolás Sánchez Durá et Hasan G. López Sanz, La Misión etnográfica y lingüística Dakar-Djibouti y el fantasma de África, Valence, PUV,
  • Collectif (numéro spécial), « La Mission Ethnographique Dakar-Djibouti 1931-1933 », Cahiers ethnologiques, Bordeaux, no 5 (nouvelle série),
  • Jean Jamin, « Le Cercueil de Queequeg. Mission Dakar-Djibouti, mai 1931-février 1933 », Les carnets de Bérose, Paris, LAHIC/Ministère de la Culture, no 2, (lire en ligne [PDF])
  • Marcel Griaule, Michel Leiris, Deborah Lifchitz, Éric Lutten, Jean Mouchet, Gaston-Louis Roux et André Schaeffner, Cahier Dakar-Djibouti : soixante-dix-sept écrits scientifiques et littéraires, cinq cent vingt-quatre illustrations, rassemblés, présentés et annotés par Éric Jolly et Marianne Lemaire (CNRS), Meurcourt, Éditions les Cahiers, , 1408 p., 16,5x24 cm (lire en ligne)

Liens externes

Marie Gautheron, « Retour sur la Mission Dakar-Djibouti », sur http://laviedesidees.fr, (consulté le )

« A la naissance de l’ethnologie française Les missions ethnographiques en Afrique subsaharienne (1928-1939) », sur http://naissanceethnologie.fr/, (consulté le )

Notes et références

Notes

  1. Russe blanc qui, malade, quitta tôt l'expédition.
  2. Dite aussi Mission Lebaudy-Griaule[24],[25],[26].

Références

  1. Alice L. Conklin, Exposer l’humanité, race, ethnologie et empire en France (1850-1950), Paris, Publications scientifiques du Muséum national d’Histoire naturelle, « Archives », , 541 p. (ISBN 978-2-85653-773-2), p. 295 - 306.
  2. Jamin 2014, p. 8.
  3. Jamin 2014, p. 13.
  4. « Mission Dakar-Djibouti », sur http://naissanceethnologie.fr, (consulté le )
  5. Mission scientifique Dakar-Djibouti, Instructions sommaires pour les collecteurs d'objets ethnographiques, Palais du Trocadéro, Paris, Musée d'ethnographie, , 31 p. (lire en ligne)
  6. « La collecte des données », sur http://www.naissanceethnologie.fr, (consulté le )
  7. Marie Gautheron et al, « Retour sur la Mission Dakar-Djibouti », La vie des idées, (lire en ligne)
  8. « Les collectes d’objets ethnographiques : Cultures menacées, collectes urgentes et sauvegarde muséale », in "A la naissance de l’ethnologie française, les missions ethnographiques en Afrique subsaharienne (1928-1939)", sur http://www.naissanceethnologie.fr, (consulté le )
  9. « Réponse de Roger Bastide à Michel Leiris », Gradhiva, no 7, , p. 68-69 (lire en ligne)
  10. Gérard Cogez, « Objet cherché, accord perdu. Michel Leiris et l'Afrique », L'Homme, vol. 39, no 151, , p. 237-255 (lire en ligne)
  11. « A la naissance de l’ethnologie française - Les missions ethnographiques en Afrique subsaharienne (1928-1939) : Méthodes », sur www.naissanceethnologie.fr, (consulté le )
  12. Richard Laurent Omgba, La littérature anticolonialiste en France de 1914 à 1960: formes d'expression et fondements théoriques, L'Harmattan, , p. 222.
  13. Marcel Griaule, « Mission Dakar-Djibouti - Rapport général », Journal de la Société des africanistes, , p. 113-122 (lire en ligne)
  14. Estelle Sohier, « Une séquence photographique de la mission Dakar-Djibouti : les funérailles d’Ayaléo », Afriques [Online], (lire en ligne)
  15. « Ethnologie musicale », sur http://naissanceethnologie.fr, (consulté le )
  16. André Shaeffner, « Notes sur la musique des populations du Cameroun septentrional », Minotaure, , p. 65-70 (lire en ligne)
  17. « Collection : Mission Dakar-Djibouti, 1931-1933, sous la direction de M. Griaule », Enregistrements sonores en ligne, sur https://archives.crem-cnrs.fr/ (consulté le )
  18. « Ethnobotanique », sur http://naissanceethnologie.fr, (consulté le )
  19. « Enquête linguistique », sur http://naissanceethnologie.fr, (consulté le )
  20. « Les collectes d’objets ethnographiques », sur http://www.naissanceethnologie.fr, (consulté le )
  21. Jean Jamin, Le cercueil de Queequeg, Encyclopédie internationale des histoires de l’anthropologie, , 63 p. (ISBN 978-2-11-151952-7, ISSN 2266-1964), p. 8
  22. Éric Jolly, « Démasquer la société dogon. Sahara-Soudan (janvier-avril 1935) », Les Carnets de Bérose, Lahic / DPRPS-Direction générale des patrimoines, no 4, (lire en ligne)
  23. Anne Doquet, Les masques dogon : ethnologie savante et ethnologie autochtone, Karthala, , 314 p., p. 65
  24. Ibráhim-Mamadou Ouane, « Notes sur les Dogons du Soudan français », Journal de la Société des Africanistes, t. 11, , p. 85-93 (DOI 10.3406/jafr.1941.2503)
  25. Marc-Henri Piault et Joëlle Hauzeur, « Les Kurumba et la Mission Lebaudy-Griaule (1938-1939) », Journal des africanistes, t. 71, no 1, , p. 113-119 (DOI 10.3406/jafr.2001.1254)
  26. « Mission Lebaudy-Griaule », Journal de la Société des Africanistes, t. 9, no 2, , p. 217-221 (lire en ligne)

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