Mètis (Grèce antique)

La mètis ou mêtis (en grec ancien μῆτις / mêtis, littéralement « le conseil, la ruse ») est une stratégie de rapport aux autres et à la nature reposant sur la « ruse de l'intelligence ».

Pour les articles homonymes, voir Métis (homonymie).

Ne doit pas être confondu avec Métis.

La mètis n'est pas désignée par un autre terme courant dans la langue française mais par cette expression. Elle a alors valeur de concept d'analyse. Elle permet, dans la traduction et l'analyse littéraire, de reproduire le sens de certaines scènes, où règnent le conseil et la ruse, et permet aussi de décrire la complexité du héros. La richesse de ce concept fait qu'il est utilisé dans d'autres activités, telles que l'anthropologie (ex : les travaux de Paul Radin), la psychologie (ex : le concept d'Enfant intérieur chez Carl Gustav Jung), les stratégies économiques et financières, ou encore la stratégie militaire.

Définition générale

« [L’intelligence mètis] se développe et s’actualise dans des savoirs éminemment pratiques, tournés vers l’instant et les situations changeantes et imprévisibles qui exigent une action immédiate[1]. » Elle consiste à « se mettre dans la peau de l'autre », à adopter un instant sa vision du monde pour imaginer ce qu'il ne va pas voir, ce qui va lui échapper. Une condition nécessaire au déploiement de la mètis est le plus souvent la nécessité de « sauver sa peau » : « nous pouvons désigner l’intelligence qui sous-tend cette forme de savoir comme intelligence de la survie. L’emploi du mot survie, dans une première acception, sert à renvoyer aux situations extrêmes, comme la guerre, où prédomine cette forme d’intelligence[1]. » C'est ainsi que « faire le mort » devient la ruse mètis par excellence[1].

« Dans son versant technique, l’intelligence mètis sert à la création ou à la transformation de matériaux, d’outils et d’objets. C’est le savoir que développent l’artiste, l’artisan, le technicien et le bricoleur. L’autre avec lequel il faut se battre est alors la matière même de la création[1]. »

Origine du concept

Dans la mythologie grecque archaïque, Métis est une Océanide, fille d'Océan et de Téthys, qui est la personnification de la sagesse et de l'intelligence rusée.

Julian Jaynes identifie la naissance de la mètis dans le texte de l’Odyssée et son absence dans celui de l’Iliade. Par exemple Ulysse « invente » la mètis ou a recours à la mètis pour gagner la guerre contre les Troyens (Cheval de Troie), pour échapper au Cyclope, etc. Ulysse est célèbre pour sa mètis, qui rend son conseil très apprécié lors de la guerre de Troie.

La mètis des Grecs en question

Marcel Detienne et Jean-Pierre Vernant (1974) décrivent en résumé la Mètis des Grecs, comme une espèce d’habileté et de prudence avisée, fondée sur « la délibération en vue d’un bien »[2]. « La mètis est au logos, en somme, ce que le savoir-faire est au savoir[3]. »

« [Detienne et Vernant] analysent l’intelligence de la ruse qui prend alors le nom de la déesse Mètis et qui, par son pouvoir de dissimulation et de polymorphie, est la seule capable de vaincre toutes sortes de forces. Dans tous les domaines d’activité où se joue un rapport de force, il est possible de l’emporter face à celui qui est au départ le plus fort, parce que les stratégies mètis de combat sont secrètes ou cachées. En somme, on pourrait dire que plus fort que la force, il existe cette forme d’intelligence dont la force réside dans l’art de ne pas se laisser voir. Ce qui condamne l’autre à la bêtise[1]. »

Selon le sinologue François Jullien ," Un sage est sans idée ou L’Autre de la philosophie ", Seuil, (1998) :

« Elle a beau se le dissimuler, la philosophie a un problème avec la sagesse. Au départ pourtant, le partage paraissait acquis, la hiérarchie bien établie, la sagesse demeurait l’idéal et c’est par une honorable pudeur que la philosophie s’en serait tenue à distance. Modeste philosophie… Ou plutôt ruse de la philosophie, tant de retenue, nous dit Nietzsche, n’aurait servi qu’à masquer les ambitions de la philosophie naissante alors qu’elle s’apprêtait déjà, et déjà chez Platon, à reléguer la sagesse dans l’inconsistance de tout ce qui n’est pas un savoir démontré (ou révélé) ; et ce dédain ne pouvait qu’aller croissant avec le développement de la philosophie. »

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Cette citation nous incite à penser que la sagesse a été reléguée, par Platon et ses successeurs, dans le camp de la Mètis. Mais François Jullien nous dit que le choix de la Vérité en Grèce ne s’est pas seulement imposé pour des raisons philosophiques, mais plutôt pour « un tas de raisons » (p. 107) sur des plans bien différents, allant de la structure de la justice à la conception du discours dans la cité, fondé sur le face-à-face, l’affrontement et la compétition dans l’agora.

Platon condamne la Mètis, car ses expressions semblent toutes aux antipodes des vertus que la Cité des Lois exige de ses citoyens. La Mètis ne serait-elle rien d’autre que la Sagesse, incluant la raison ? De plus on retrouve la Mètis dans le monde animal, (celui que l’on appelle le monde des bêtes), et pas seulement chez les chasseurs. L’intelligence du coup ne serait plus le propre de l’homme, ce qui pour certains est singulièrement dérangeant sauf s’il s’agit de leur chien… de chasse.[Interprétation personnelle ?]

Le concept dans les œuvres

Dans la deuxième moitié des années 1950, l'anthropologue Paul Radin met à jour la figure du Fripon, incarnation de la mètis, présente dans toutes les cultures selon l'auteur. Cette figure a nourri de nombreux récits. Parmi les plus populaires, on retrouve :

  • Renart dans Le Roman de Renart (XIIe siècle), personnage principal de ces récits, goupil espiègle et rusé, maître de l'art de la belle parole ;
  • Till l'espiègle, un personnage de saltimbanque malicieux et farceur de la littérature populaire du Nord-Ouest de la Belgique, apparu vers 1510 ;
  • Robin des Bois[réf. nécessaire] ;
  • Zorro[réf. nécessaire] (« renard » en espagnol).

« Mêtis » (dans une orthographe francisée) apparaît aussi dans le roman Le Passager de Jean-Christophe Grangé, en 2011. Présentée comme la déesse de la sagesse (rôle habituellement dévolu à sa fille, Athéna[Passage contradictoire]), elle sert de titre à une mystérieuse compagnie pharmaceutique.

Le concept pour les dirigeants publics et privés au XXIe siècle

Selon Didier Schwint (2002), la mètis de l'artisan est le savoir précis et intime de la situation :

  • savoir de l'imbrication entre les partenaires de la scène de fabrication : outils, corps et matières ;
  • savoir global ne séparant pas conception et exécution, théorie et pratique, intelligible et sensible ;
  • savoir fondé sur la création de stratagèmes et le jeu avec le temps.

Selon Mohamed Nabil El Mabrouki (2011), la mètis révèle une forme d'intelligence engagée dans l'action, orientée vers le succès. Elle se manifeste chez l'Homme quand les situations sont incertaines, ambiguës et relatives à des terrains instables et risqués. Elle met en perspective le passé, le présent et le futur en offrant une combinaison inédite de l'expérience, de la connaissance et de la vigilance. La mètis de l'Homme est, d'une certaine manière, comparable à la pratique de l'intelligence économique, telle que la souhaitent les dirigeants d'entreprises : l'association de l'expérience, des connaissances accumulées et d'une analyse tournée vers le futur (prospective) pour piloter l'organisation dans ses environnements.

Au XXIe siècle, les dirigeants publics et privés prennent des décisions dans un monde global, interconnecté et qui évolue à très grande vitesse. Ils se trouvent confrontés à des problèmes nouveaux en permanence, que seule l'observation attentive de l'environnement peut aider à résoudre.

Dans ces conditions, il y a sans doute un enjeu pour ces dirigeants du XXIe siècle à faire preuve de mètis, en complément de leur culture philosophique. Pour y parvenir, les dirigeants des grands groupes font le plus souvent appel à une fonction dans l'entreprise dénommée « business intelligence » ou « intelligence stratégique » ou encore « intelligence économique ». Pour les entreprises de taille intermédiaire et les petites et moyennes entreprises, c'est souvent le dirigeant lui-même et ses proches collaborateurs qui occupent cette fonction.

Références bibliographiques

  • Paul Radin, The Trickster: A Study in Native American Mythology, 1956 (ISBN 978-0805203516)
  • Marcel Detienne, Jean-Pierre Vernant, Les Ruses de l’intelligence, la Mètis des grecs, coll. « Champs », Flammarion, 1974
  • Pietro Pucci, « Les figures de la Métis dans l’Odyssée », Mètis. Anthropologie des mondes grecs anciens, vol. 1, no 1-1, p. 7-28, 1986. [lire en ligne]
  • Dominique Cotte, « Leurres, ruses et désorientation dans les écrits de réseau. La métis à l'écran », Communication et langages, vol., no 139, p. 63-74, 2004. [lire en ligne]
  • Françoise Frontisi-Ducroux, Dédale Mythologie de l'artisan en Grèce ancienne, La Découverte, 2000
  • Didier Schwint, Le savoir artisan, l'efficacité de la mètis, coll. Logiques sociales, L’Harmattan, 2002
  • Mohamed Nabil El Mabrouki, L'intelligence économique et stratégique en pratique, la mètis de l'entreprise ?, Éditions universitaires européennes, 2011
  • François Jullien, Un sage est sans idée ou L’Autre de la philosophie, Seuil, 1998

Les recherches menées par Detienne et Vernant dans Les Ruses de l'intelligence ont en partie fait l'objet de publications antérieures en revue, dont :

  • Marcel Detienne, « Le navire d'Athéna », Revue de l'histoire des religions, vol. 178, no 178-2, p. 133-177, 1970. [lire en ligne]
  • Jean-Pierre Vernant, « Mètis et les mythes de souveraineté », Revue de l'histoire des religions, vol. 180, no 180-1, p. 29-76, 1971. [lire en ligne]

Références

  1. Marilia Amorim, « L’effort pour rendre l’autre bête. », Revue du MAUSS, (ISSN 1247-4819, lire en ligne, consulté le )
  2. Sophie Aubert-Baillot, « La conception stoïcienne de la « bonne délibération » (εὐβουλία) : une réponse à Platon et Aristote ? », Aitia, (ISSN 1775-4275, lire en ligne, consulté le ). L'ouvrage de Vernant et Detienne est cité en référence pour la définition suivante : « Notion éthique à la fois importante et polysémique, l’εὐβουλία pose de redoutables problèmes d’interprétation puisqu’on la traduit tantôt par « la délibération en vue d’un bien » »
  3. Robert Turcan, « M. Détienne et J. P. Vernant. Les ruses de l'intelligence. La mètis des Grecs (compte-rendu) », Revue de l'histoire des religions, vol. 189, no 2, , p. 223-225 (lire en ligne, consulté le )

Voir aussi

Articles connexes

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