Le Bleu du ciel

Le Bleu du ciel est un roman court de Georges Bataille achevé en [1], mais paru, après quelques retouches de l'auteur, vingt-deux ans plus tard, en 1957, aux éditions Jean-Jacques Pauvert. Il a été réédité en 1971 dans le tome III (Œuvres littéraires) des Œuvres complètes de Georges Bataille, par Gallimard. Il est accompagné dans ce volume de Madame Edwarda, Le Petit, L'Archangélique, L'Impossible, La Scissiparité, L'Abbé C., L'Être indifférencié n'est rien[2]. Il se trouve aussi dans l'édition complète des Romans et récits dans la Bibliothèque de la Pléiade, parue chez Gallimard en 2004[3].

La genèse et le contexte

La genèse et le destin de ce roman sont assez mouvementés. Bataille publia d'abord quelques pages seulement d'un texte antérieur intitulé Le Bleu du ciel (qui n'a que peu à voir avec le roman, hormis le titre et une séquence de « phantasmes mythologiques » qui se rattachent surtout à L'Anus solaire) dans le no 8 de de la revue Minotaure[4], texte écrit en et repris, avec quelques modifications, dans un chapitre de L'Expérience intérieure (Gallimard, 1943) sur le supplice et l'extase religieuse[5]. Dans la revue, ces quelques pages accompagnaient un poème d'André Masson, « Du haut de Montserrat », la reproduction d'un de ses tableaux de 1935, « Aube à Montserrat » et la photographie « Paysage aux prodiges », faisant écho à une nuit passée sur le Montserrat, dont André Masson fit le récit[6].

Le roman a été écrit dans un moment de « rage », mot qui revient si souvent sous la plume de Bataille[7], alors qu'il commençait à rédiger un essai, dans la continuité de son texte sur « La structure psychologique du fascisme » (paru en 1933 dans La Critique sociale), qu'il ne terminera pas : Le Fascisme en France, et dont il ne reste que des pages préparatoires et quelques lignes rédigées[8]. Songeant à ce roman au moins depuis , Bataille envisage d'abord de lui donner comme titre Les Présages[9]. Dans son « Avant-propos » au roman, Bataille évoque lui-même cette « rage », à la manière d'un « principe » d'écriture, rage sans laquelle il eût été aveugle aux possibilités de l'excessif et qui caractérise son écriture tourmentée :

« Un peu plus, un peu moins, tout homme est suspendu aux récits, aux romans, qui lui révèlent la vérité multiple de la vie. Seuls ces récits, lus parfois dans les transes, le situent devant le destin. […] Le récit qui révèle les possibilités de la vie n’appelle pas forcément, mais il appelle un moment de rage, sans lequel son auteur serait aveugle à ces possibilités excessives. Je le crois : seule l'épreuve suffocante, impossible, donne à l'auteur le moyen d'atteindre la vision lointaine attendue par un lecteur las des proches limites imposées par les conventions. Comment nous attarder à des livres auxquels, sensiblement, l'auteur n'a pas été contraint[10] ? »

Et revendiquant une certaine lourdeur d'écriture, destinée à suffoquer le lecteur, il ajoute : « J'ai voulu m'exprimer lourdement. »

Pour concevoir son roman, Bataille réutilise des textes antérieurs : d'abord, pour ouvrir le livre, il reprend un récit scandaleux, « Dirty » (daté de manière variable : 1925, 1926, 1928 ou 1929)[11], qui serait un reste du roman détruit, « assez littérature de fou », intitulé W.-C., dont il fera mention dans Le Petit (publié en 1943 sous le pseudonyme de Louis Trente)[12]. Dans la première partie, il reprend également une série d'aphorismes, qui évoquent à la fois le projet sur « L'Œil pinéal » (conçu vers 1927) et L'Anus solaire (1931). Ainsi, dès l'introduction, placée sous le signe de Dirty (signifiant en anglais sale, ordurier), « abréviation provocante » de Dorothea, la femme aimée par le narrateur, Troppmann[13], avec laquelle il s'abandonne à l'ivresse et à la souillure jusqu'à épuisement et écœurement, le roman précipite le lecteur dans une frénésie mêlée de joie et d'horreur, montrant une humanité aux limites de l'animal et du divin. Le récit commence par cette phrase : « Dans un bouge de quartier de Londres, dans un lieu hétéroclite des plus sales, au sous-sol, Dirty était ivre. Elle l'était au dernier degré »[14].

Le texte

Bataille y raconte quelques mois dans la vie d'excès d'Henri Troppmann, qui est le narrateur, errant en quête d'identité à travers l'Europe, à Londres, Paris, Barcelone et Trèves, en compagnie de ses amies Dirty, Lazare et Xénie. À travers ces figures féminines, entre hallucination, cauchemars et réalité, Troppmann expérimente chaque fois des sentiments ambivalents où dominent l’angoisse, les sanglots et la volonté d’autodestruction. Alors qu’il éprouve de l’admiration et une forme d’amour pour la première, la seconde lui sert de confidente pour se purger de ses déviances sexuelles (nécrophilie) et secrets les plus honteux (son impuissance au lit avec Dirty), et la troisième de substitut à sa femme Edith qu’il reconnaît tromper sans vergogne.

Mais à travers cette histoire personnelle, le récit fait sentir le désœuvrement et le dégoût devant un monde qui s'apprête à se lancer dans l'abîme. Tout au long des scènes suivant l'introduction, où le narrateur s'abandonne à l'ordure jusqu'à l'épuisement, on le voit se détruire, en une sorte d'« échappée dans une réalité démente »[15], à force de boisson, d'excès, et juste avant sa mort, il oblige Xénie, la jeune fille qui essaie de le sauver, à des gestes obscènes. L'étrange personnage de Lazare (dont Boris Souvarine reprocha à Bataille qu'il avait pour modèle Simone Weil[16]) est une femme laide, bonne, intelligente, et militante politique dont la présence est un besoin pour Troppmann : « je me demandai un instant si elle n’était pas l’être paradoxalement le plus humain que j’eusse jamais vu ». La deuxième partie de l'ouvrage, dont les « présages » apparaissent comme un pressentiment de la catastrophe à venir, se déroule à Barcelone, en pleine émeute, annonçant la guerre civile. Mais le narrateur réalise peu à peu qu'il a gâché sa vie, et que son « rêve de révolution »[17], son escapade en Espagne n'étaient qu'une fuite inutile, se considérant finalement comme « un chien tirant sur la laisse. »[18]

La fin du roman, elle, se joue en Allemagne, à Trèves. Dans le dernier chapitre, intitulé « Le jour des morts », Troppmann et Dirty se livrent à une débauche amoureuse dans un cimetière étoilé : « La terre, sous ce corps, était ouverte comme une tombe, son ventre nu s'ouvrit à moi comme une tombe fraîche. Nous étions frappés de stupeur, faisant l'amour au-dessus d'un cimetière étoilé. »[19] Le spectacle final auquel assiste le narrateur, après avoir quitté Dirty partie en voyage, est un concert donné par un groupe des jeunesses hitlériennes, spectacle terrifiant et obscène, qu'il ressent comme une « marée montante du meurtre », laissant augurer du cataclysme à venir, « une incantation, qui appelait à la guerre et au meurtre. [...] Hallucinés par des champs illimités où, un jour, ils s'avanceraient, riant au soleil : ils laisseraient derrière eux les agonisants et les morts. »[20]

Bibliographie de référence

  • Dictionnaire des œuvres, vol. 6, t. I, Paris, Laffont-Bompiani, , 813 p. (ISBN 2-221-50150-0)
  • Peter Collier, « “Le Bleu du ciel”, Psychanalyse de la politique », dans Jan Versteeg éd., Georges Bataille. Actes du colloque international d'Amsterdam (21 et ), Amsterdam, Rodopi, 1987, p. 73-93.
  • Brian T. Fitch, Monde à l'envers, texte réversible. La fiction de Georges Bataille, Paris, Minard, « Situation », no 42, 1982.
  • Simone Fraisse, « La représentation de Simone Weil dans Le Bleu du ciel », Cahiers Simone Weil, t. V, no 2, , p. 81-91.
  • Ji-Yoon Han, « Les “monstrueuses anomalies” du Bleu du ciel », Cahiers Bataille no 3, Meurcourt, Éditions les Cahiers, , p. 51-75.
  • Leslie Hill, Bataille, Klossowski, Blanchot: Writing At The Limit, Oxford, Oxford University Press, 2001, p. 70-85.
  • Denis Hollier, « La Tombe de Bataille », dans Les Dépossédés (Bataille, Caillois, Leiris, Malraux, Sartre), Paris, Éditions de Minuit, coll. « Critique », 1993, p. 73-99.
  • Jean-François Louette, « Notice Le Bleu du ciel », et « Autour du Bleu du ciel », dans Romans et récits, préface de Denis Hollier, édition publiée sous la direction de Jean-François Louette, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 2004, p. 207-311 et p. 1035-1114. (ISBN 978-2070115983)
  • Francis Marmande, Georges Bataille politique, Lyon, Presses universitaires de Lyon (PUL), , 288 p. (ISBN 978-2-7297-0261-8) (troisième partie : p. 169-220).
  • Francis Marmande, L'Indifférence des ruines. Variations sur l'écriture du “Bleu du ciel”, Marseille, éd. Parenthèses, coll. « Chemin de ronde », 1985, 117 p.
  • G. Orlandi Cerenza, « Un manuscrit inédit de Bataille : de nouvelles variantes du Bleu du ciel », Les Lettres romanes, t. XLV, no 1-2, 1991, p. 77-86.
  • Michel Surya, Georges Bataille, la mort à l'œuvre, Paris, Éditions Gallimard, , 3e éd., 704 p. (ISBN 978-2-07-013749-7) l'ouvrage est paru en première édition en 1987 aux éditions Séguier

Notes et références

  1. Jean-François Louette, « Notice Le Bleu du ciel », dans Romans et récits, préface de Denis Hollier, édition publiée sous la direction de Jean-François Louette, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 2004, p. 1035. Le manuscrit du roman porte pour mention ultime : « Tossa, mai 1935 ». Il s'agit du village de Catalogne Tossa de Mar, où Bataille résida quelque temps dans la maison de son ami André Masson.
  2. Laffont-Bompiani 1990, p. 466
  3. Cette édition est par ailleurs la seule à présenter, outre le texte définitif publié en 1957, la version manuscrite de 1935, version initiale qui, selon, Jean-François Louette, « est plus immédiate, plus orale, plus brutale encore, plus “informe” que le texte de 1957. », Notes sur « Autour du Bleu du ciel », dans Romans et récits, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 2004, p. 1103.
  4. Voir le sommaire de ce numéro de Minotaure. Minotaure (1933-1939) sommaires complets de tous les numéros dans Revues littéraires
  5. Georges Bataille, L'Expérience intérieure, « Troisième partie : Antécédents du supplice (ou la comédie) », Œuvres complètes, t. V, Paris, Gallimard, 1973, p. 92-97.
  6. Publié par Jean-Paul Clébert dans « Georges Bataille et André Masson », Les Lettres nouvelles, mai 1971, repris dans Georges Bataille, Œuvres complètes, t. V, Paris, Gallimard, 1973, p. 438-439.
  7. Par exemple dans « Le gros orteil », article publié dans la revue Documents en novembre 1929 : « La vie humaine comporte en fait la rage de voir qu’il s’agit d’un mouvement de va-et-vient de l’ordure à l’idéal et de l’idéal à l’ordure », Œuvres complètes, t. I, Paris, Gallimard, 1970, p. 200-201. Ou encore dans un autre article de Documents, « Le “Jeu lugubre” » (décembre 1929) : « Il s'agit seulement de savoir comment on peut exercer sa rage ; si on veut seulement tournoyer comme des fous autour des prisons, ou bien les renverser », Œuvres complètes, t. I, p. 211. Il écrira aussi dans L'Érotisme qu'avec le désir sexuel, « une rage, brusquement, s'empare d'un être », Œuvres complètes, t. X, Paris, Gallimard, 1987, p. 106.
  8. Francis Marmande 1985, p. 131. Voir ces fragments de manuscrits dans Œuvres complètes, t. II Écrits posthumes 1922-1940, Paris, Gallimard, 1970, p. 205-2013.
  9. Allusion à un ballet, composé sur la Symphonie no 5 de Tchaïkovski, œuvre commune du danseur et chorégraphe Léonide Massine et du peintre et ami de Bataille, André Masson ; mentionné par Jean-François Louette, « Notice Le Bleu du ciel », dans Romans et récits, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 2004, p. 1035. Bataille conserve ce mot dans le titre de la première section de la deuxième partie : « Le mauvais présage ».
  10. Le Bleu du ciel, dans Romans et récits, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 2004, p. 111.
  11. Avec la date de 1928, ce chapitre Dirty a été publié à part en 1945 dans la collection « L'Âge d'or », dirigée par Henri Parisot, éditions Fontaine, avec une couverture de Mario Prassinos.
  12. Jean-François Louette, « Notice Le Bleu du ciel », dans Romans et récits, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 2004, p. 1036 et p. 1041. Ce récit aurait été écrit en 1925 ou 1926. Par ailleurs, une section autobiographique du Petit s'intitule « W.-C. Préface à l'Histoire de l'œil ».
  13. Pour ce nom, Bataille s'inspire d'un célèbre assassin du XIXe siècle, Jean-Baptiste Troppmann, sur lequel Pierre Bouchardon avait fait paraître un livre, intitulé Troppmann, chez Albin Michel en 1932. Ce nom, aux résonances à la fois françaises et allemandes, a suscité de multiples gloses, de Bernd Mattheus à Susan S. Suleiman, en passant par Francis Marmande, analyses rappelées par Jean-François Louette, dans les Notes du Bleu du ciel, Romans et récits, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 2004, p. 1080-1081. Il faut aussi rappeler que ce nom est cité par Lautréamont, dans ses Poésies I (1870), et Rimbaud, dans l'Album zutique (1872). Par ailleurs, en 1943, Bataille indique dans son récit Le Petit qu'il avait donné « à l'auteur de W.-C. le pseudonyme de Troppmann », Le Petit, dans Romans et récits, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 2004, p. 364.
  14. Le Bleu du ciel, dans Romans et récits, p. 113.
  15. Le Bleu du ciel, dans Romans et récits, p. 148.
  16. Michel Surya 2012, p. 336. Georges Bataille avait fait la connaissance de Simone Weil en 1931 au temps du « Cercle communiste démocratique » de Boris Souvarine, et pendant sa collaboration à la revue La Critique sociale. Michel Surya précise aussi que déjà avant son engagement auprès des Républicains espagnols en 1936, Simone Weil était à Barcelone à l'été 1933 (conformément à ce qu'indique le récit de Bataille), avec Aimé Patri.
  17. Le Bleu du ciel, dans Romans et récits, p. 186.
  18. Le Bleu du ciel, dans Romans et récits, p. 189.
  19. Le Bleu du ciel, dans Romans et récits, p. 200.
  20. Le Bleu du ciel, dans Romans et récits, p. 205.

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