La Société ouverte et ses ennemis

La Société ouverte et ses ennemis (The Open Society and Its Enemies) est un ouvrage de philosophie politique en deux volumes écrit par Karl Popper au début de la Seconde Guerre mondiale. Il y traite de la philosophie sociale et présente une "défense de la société ouverte contre ses ennemis"[1] autant qu'il développe une critique de l'historicisme à travers trois auteurs Platon, Hegel et Marx, qu'il considère comme des penseurs totalitaires. Son interprétation de ces trois auteurs a par la suite été critiquée.

La Société ouverte et ses ennemis

Couverture du premier volume de l'édition originale

Auteur Karl Popper
Genre Philosophie
Version originale
Langue Anglais
Titre The Open Society and Its Enemies
Éditeur Routledge
Lieu de parution Londres
Date de parution 1945
Version française
Éditeur Éditions du Seuil
Date de parution 1979

Ecrit pendant la Seconde guerre mondiale, proposé à des éditeurs américains dès 1943, l'ouvrage n'a été publié qu'en 1945 par Routledge à Londres. Le livre a alors été divisé en deux volumes : L'Ascendant de Platon, et Hegel et Marx (ou en anglais, La Prophétie de la marée haute : Hegel, Marx, et la postérité).

Histoire de la publication

Popper ayant écrit l'ouvrage dans l'obscurité académique en Nouvelle-Zélande pendant la Seconde Guerre mondiale, plusieurs collègues de philosophie et de sciences sociales l'assistèrent afin que le livre soit publié. Ernst Gombrich eut comme mission de trouver un éditeur pour publier le livre, Friedrich Hayek voulait, lui, peser pour que Popper soit recruté à la London School of Economics afin d'enseigner de la philosophie sociale. Lionel Robbins et Harold Laski ont relu le manuscrit du livre. J.N. Findlay proposa le titre final du livre après que trois autres noms ont été envisagés : Une Philosophie sociale pour personnes banales avait été le titre original du manuscrit, Trois faux prophètes : Platon, Hegel et Marx, ainsi que Critique de la philosophie politique, furent considérés puis rejetés. Le livre n'eut l'autorisation d'être publié en Russie qu'en 1992[2].

Présentation

Dans La Société ouverte et ses ennemis, Popper développe une critique de l'historicisme, dans le prolongement de Misère de l’historicisme, et défend la « société ouverte » et la démocratie. Il écrit ainsi dans la préface à l'édition française de 1980[3] :

« L'objet de ce livre est d'aider à la défense de la liberté et de la démocratie. Je n'ignore rien des difficultés et des dangers inhérents à la démocratie, mais je n'en pense pas moins qu'elle est notre seul espoir. Bien des exemples montrent que cet espoir n'est pas vain »

 Karl Popper, Préface à l'édition française (2 mai 1978)

Dans le premier tome, L'ascendant de Platon, il revient sur l'influence du philosophe grec Platon sur la pensée à travers les âges : la plupart de ses interprètes furent séduits par sa grandeur. Pour Popper, ils ont adopté sa philosophie alors qu'elle représente un danger réel, en proposant ce qui n'est autre qu'un cauchemar totalitaire où, dans une Cité dirigée par une élite, l'individu est sacrifié à la collectivité. Popper défend la différence entre les idées de Socrate et celle de Platon, écrivant que Platon s'éloigne irrémédiablement des idées humanistes et démocratiques de Socrate dans ses dernières années. Tout particulièrement, il s'attaque à La République de Platon, dans lequel il dépeint Socrate sympathisant avec le totalitarisme. Il suggère que Platon était la victime de sa propre vanité et se rêvait en « roi-philosophe » de sa cité idéale.

Dans le second tome, Hegel et Marx, il critique les deux auteurs plus contemporains que sont Hegel et Marx. Il fait remonter la genèse des idées de Hegel jusqu'à Aristote et montre en quoi elles auraient selon lui une influence sur les totalitarismes du XXe siècle. Il reproche à Hegel et à Marx, comme à Platon, de considérer que l'histoire obéit à des lois (le développement de l'Esprit pour Hegel, la lutte des classes pour Marx) et, partant, de paralyser le progrès en imposant le fatalisme.

Popper reconnaît cependant à Marx « son aspiration au règne de la liberté »[4], ainsi que son humanisme et « son sens profond de la justice. »[5] Pour Popper, Marx figure « à jamais au nombre des libérateurs de l'humanité »[6], et au nombre des défenseurs d'une société ouverte[7]. Il ajoute que « l'injustice et l'inhumanité du capitalisme sans entrave que décrit Marx me paraissent indiscutables. »[8] De plus, Marx condamne le capitalisme car c'est « un système qui, en obligeant l'exploiteur à asservir l'exploité, prive l'un comme l'autre de leur liberté. »[9] Mais Popper reproche à Marx un « historicisme moral ».

Popper traite également du rationalisme et de l'irrationalisme. Il se range dans les partisans du rationalisme, de même que Marx[10]. Il cite Alfred North Whitehead et Arnold Joseph Toynbee comme représentants de l'irrationalisme. Popper écrit que « rationalisme et humanisme sont très proches, en ce sens que l'attitude rationaliste se combine habituellement avec une vision égalitaire et humaniste. L'irrationalisme, au contraire, s'associe plus souvent avec l'antiégalitarisme »[11].

Popper propose une philosophie fondée comme son épistémologie sur la réfutabilité et donc sur l'indéterminisme. La science, qui repose sur l'expérience, doit pouvoir à chaque instant être remise en question. Il défend une société démocratique, dominée par le libre choix des individus et par le contrôle et la révocabilité des dirigeants par les gouvernés.

Critiques

L'ouvrage de Popper reste, aujourd'hui, l'une des plus grandes défenses des valeurs libérales occidentales de l'après-Seconde guerre mondiale. Gilbert Ryle, lisant le livre deux ans après sa publication, écrivit que Platon fut "le Judas de Socrate"[12]. La Société ouverte et ses ennemis fut acclamé par le philosophe Bertrand Russell, qui dit que le livre était "d'une importance fondamentale" ; Sidney Hook dit du livre qu'il "critique subtilement" les "idées historicistes qui menacent l'amour de la liberté et l'existence d'une société ouverte". Hook estime judicieuse la critique de l'historicisme à laquelle Popper procède, car selon lui, l'historicisme gomme la possibilité d'alternatives dans la course de l'Histoire, mettant de côté le rôle des idéaux humains dans la détermination du futur. Cependant, Hook considère que Popper "lit Platon de manière trop littérale lorsque cela l'arrange, mais interprète trop sûr de lui les passages ambigus de l'auteur". Il considère que le traitement que Popper réserve à Hegel est abusif, et rappelle qu'"Hegel n'est pas cité une seule fois dans Mein Kampf"[13].

Certains philosophes furent plus critiques encore. En 1959, le philosophe Walter Kaufmann a fortement critiqué les passages de cet ouvrage concernant Hegel. Il écrit notamment que le livre de Popper « contient plus d’idées fausses au sujet de Hegel que n’importe quel autre ouvrage » et que les méthodes de Popper « sont malheureusement semblables à celles des « universitaires totalitaires ». Kaufmann accuse Popper d’ignorer « qui a influencé qui » en matière de philosophie, de trahir les principes scientifiques qu’il prétend pourtant défendre, et de ne pas bien connaître les textes de Hegel – s’étant basé sur « une petite anthologie pour étudiants ne contenant pas un seul texte complet »[14]. De même pour Eric Voegelin, le livre de Popper est un « scandale », une « camelote idéologique » qui utilise des concepts sans les maitriser, ignorant de la littérature et des problématiques des sujets traités[15].

Dans son livre The Open Philosophy and the Open Society: A Reply to Dr. Karl Popper's Refutations of Marxism (1968), l'auteur marxiste Maurice Cornforth défend le marxisme des critiques de Popper. Bien qu'il ne soit pas d'accord avec Popper, Cornforth dit de lui qu'il est "peut-être l'un des plus éminents" critiques du marxisme. Le philosophe Robert C. Solomon écrit que la critique que Popper fait d'Hegel est "presque entièrement injustifiée et polémique", et qu'il lui a donné une réputation de "réactionnaire moral et politique". L'économiste marxiste Ernest Mandel considère que l'ouvrage de Popper fait partie d'un courant qui a commencé avec les écrits du social-démocrate allemand Eduard Bernstein qui vise à critiquer la méthode dialectique (empruntée par Marx à Hegel) comme étant inutile, métaphysique, mystifiante.

Le philosophe politique Rajeev Bhargava considère que Popper a mal lu Hegel et Marx, et que les arguments qu'il utilise pour défendre les valeurs libérales sont "motivées par un parti pris partisan idéologique qui prend racine dans des prémisses métaphysiques abstraites". L'anthologie de Jon Stewart The Hegel Myths and Legends (1996) considère que l'ouvrage de Popper fait partie de ceux qui ont propagé des "mythes" au sujet d'Hegel.

La Open Society Foundations, créée par l'investisseur George Soros, a affirmé s'être inspiré du titre du livre de Popper pour nommer la fondation.

Le philosophe Joseph Agassi estime que Popper a été l'un des premiers philosophes à montrer de manière éclatante l'attachement commun du fascisme et du bolchevisme aux "lois de l'histoire", c'est-à-dire à l'historicisme[15].

La philosophe Anne Baudart reproche à Popper ses rapprochements hâtifs, ainsi que le fait de porter sur les philosophes grecs « un regard tout à fait anachronique, fort loin de l'impartialité »[16].

Éditions

  • The Open Society and Its Enemies Volume 1: The Spell of Plato (La Société ouverte et ses ennemis, tome 1 : L'Ascendant de Platon)
  • The Open Society and Its Enemies Volume 2: The High Tide of Prophecy: Hegel, Marx and the Aftermath (La Société ouverte et ses ennemis, tome 2 : Hegel et Marx)

Notes et références

  1. « ‘The Open Society’ Revisited | Issue 38 | Philosophy Now », sur philosophynow.org (consulté le )
  2. Поппер Карл Раймунд Открытое общество и его враги. Том 1 Чары Платона. Том 2 Время лжепророков: Гегель, Маркс и другие оракулы. Москва 1992.
  3. Karl Popper, Préface à l'édition française, tome 1, Seuil, 1980, p.8
  4. Tome 2, Seuil, 1979, page 72.
  5. Page 82.
  6. Page 83.
  7. Page 134.
  8. Page 84.
  9. Page 133.
  10. Page 169, il prend la « défense du rationalisme de Marx ».
  11. page 162.
  12. (en) Gilbert Ryle, « IV.—CRITICAL NOTICES », Mind, vol. LVI, no 222, , p. 167–172 (ISSN 0026-4423, DOI 10.1093/mind/LVI.222.167, lire en ligne, consulté le )
  13. George H. Sabine et Sidney Hook, « From Hegel to Marx. », The Philosophical Review, vol. 47, no 2, , p. 218 (ISSN 0031-8108, DOI 10.2307/2180859, lire en ligne, consulté le )
  14. The Hegel Myth and Its Method, chapitre 7 de “From Shakespeare to Existentialism: Studies in Poetry, Religion, and Philosophy”, Walter Kaufmann, Beacon Press, Boston 1959.
  15. Foi et philosophie politique : La correspondance Strauss-Voegelin 1934-1964. Leo Strauss semble aller dans le même sens.
  16. Anne Baudart, Qu'est-ce que la démocratie ?, Paris, J. Vrin, 2005, p. 116.
  • Portail de la philosophie
  • Portail de l’athéisme
Cet article est issu de Wikipedia. Le texte est sous licence Creative Commons - Attribution - Partage dans les Mêmes. Des conditions supplémentaires peuvent s'appliquer aux fichiers multimédias.