La Croisière du Cachalot

La Croisière du Cachalot est le récit autobiographique d'un marin anglais, Frank Bullen, embarqué en 1875 sur un baleinier de New Bedford (Massachusetts), pour une campagne de pêche qui va durer plus de 3 ans.

Frank Bullen, sans doute orphelin, embarque à 11 ans sur un navire de commerce pour échapper aux bas-fonds de Londres. À 18 ans, il se retrouve, sans l'avoir souhaité, embarqué à bord d'un baleinier pour une campagne de pêche de… 40 mois. 20 ans plus tard, en 1898, devenu employé de bureau à Londres, il publie ce récit qui aura un tel succès qu'il fera par la suite de l'écriture son gagne-pain. Dans une de ses lettres Rudyard Kipling en parle comme d'un "chef-d’œuvre du genre".


Son récit est un témoignage sans équivalent de la pêche à la baleine à l'époque de la marine à voile. Celle-ci est alors une activité majeure des ports de la côte Nord-Est des États-Unis, qui entretiennent des flottes toujours plus importantes. La pêche doit être menée dans des zones maritimes de plus en plus éloignées car les troupeaux de baleines sont progressivement décimés (20 plus tard, à l'époque ou Frank Bullen écrit son ouvrage, la pêche à la baleine est en pleine crise).

La vie d'un marin en cette période ne valait pas grand-chose : embarqué pour 2 à 3 ans sans pratiquement toucher terre, il a de fortes chances de périr dans l'aventure. S'il survit, le faible pécule qu'il reçoit pour sa vie de bagnard lui permet rarement de s'établir à terre : il n'a donc le choix que de trouver un nouvel embarquement.

Au cours de cette campagne de pêche, ponctuée de drames, le Cachalot - le nom du baleinier - va parcourir toutes les mers, de l'Arctique à l'Antarctique, aborder les contrées les plus reculées, les plus sauvages.

Extrait

Entre les Cosmoledos et l'île d'Astove, située plus au nord, nous découvrîmes à la tombée du jour un cachalot solitaire, le premier depuis trois semaines. Bien entraînés désormais, nous répondions aux ordres avec promptitude. Notre ami était « en voyage », et poursuivait sa route sans se détourner ni à droite ni à gauche. Ses apparitions, ses jets d'eau, ses plongées étaient réglés comme un pendule et on pouvait les calculer avec précision.

En raison, j'imagine, du caractère paisible des cachalots que nous avions rencontrés dernièrement, on ne mit à la mer que deux embarcations. L'animal, qui ne se doutait pas de notre présence, allait tranquillement son chemin. Il fut facile de remonter vers lui au vent et de lui planter deux harpons de la plus belle façon. Mais une surprise nous attendait. Tandis que nous décollions de l'animal, Louis se mit à hurler : « Cachalot d'combat, m'sieu; veille à l'attaque! » Recommandation inutile. Empêtrés comme nous l'étions, en train de démâter, nous ne pouvions rien faire pour éviter l'assaut. Sans perdre de temps à se débattre comme font en général ses congénères dès le premier fer, le cachalot se précipitait sur nous, et si son attention n'avait été attirée par la baleinière du second, qui arrivait sur les lieux, nous y serions restés. À moitié hors de l'eau, superbe de férocité et de puissance, il fonça sur nos camarades, qui durent faire appel à tout leur courage pour affronter la lutte. En face d'un ennemi aussi décidé, nous achevâmes nos préparatifs dans la plus grande hâte, et avant qu'il ait pu se tourner vers nous, nous étions prêts. Un véritable combat s'engagea alors, le premier de ma vie, car dans les précédentes occasions, l'adversaire ne cherchait jamais à nous faire du mal, mais déployait toutes ses ressources pour tenter de fuir. Les évolutions du monstre étaient si rapides, il avait l'air si féroce que le chef lui-même, endurci à ce genre de sport, se demandait quelle serait l'issue de l'affaire. Le monstre refusait de plonger et restait presque constamment en surface, essayant tantôt de nous anéantir d'un formidable coup de queue, tantôt, la gueule grande ouverte, de nous couper en deux. Heureusement pour nous, il était fortement handicapé par une déformation de la mâchoire qui faisait près du gosier une étrange saillie à angle droit, toute bordée de bernacles et recouverte de grosses patelles : sans ces entraves, il nous aurait certainement engloutis, car il vint presque à bout de notre résistance par ses assauts furieux. À un certain moment, alors que nous « évitions », un fantastique coup de queue réduisit deux de nos avirons en miettes; comme de vulgaires carottes. Le second officier réussit enfin à harponner l'énorme masse, et le combat prit un aspect nouveau.

Infatigable malgré ses efforts violents, le cachalot prit sa course le nez au vent à toute vitesse, les deux bateaux accrochés à ses flancs filant dans son sillage d'écume. Le patron, épuisé sans doute, le laissa courir sans essayer de l'approcher davantage; au bout de deux milles, l'animal fit une cabriole complète sous l'eau, réapparut derrière nous et reprit sa course dans la direction opposée, à une vitesse accrue. Les deux embarcations manquèrent se heurter et se briser comme des coquilles d'œufs l'une contre l'autre, et les hommes faillirent bien s'empaler sur les pointes des lances débordant des canots; l'accident fut évité de justesse et la course continua. On n'avait encore pu donner le moindre coup de lance, et les équipages étaient à bout. Mr Count prépara alors son canon à bombe et cria à Mr Cruce d'en faire autant. Ils détestaient l'un et l'autre ce procédé et ne s'en servaient qu'à la dernière extrémité ; mais comment en sortir ? Le patron avait à peine terminé ses préparatifs qu'on stoppa tout à coup. Le plus complet silence régna un instant, puis, dans un bruit de cataracte,l'immense créature se souleva, mâchoires ouvertes, et se précipita droit sur nous. Aussi calmement que s'il avait été sur le gaillard d'arrière, le second leva son arme et tira sa bombe dans l'énorme caverne du gosier ouvert devant lui. La tête retomba à quelques pieds de notre embarcation, le corps entier fit des contorsions indescriptibles, puis la gigantesque queue se souleva, et un coup qui aurait suffi à crever les flancs d'un vaisseau de haut bord s'abattit en plein milieu de la baleinière de Mr Cruce. La scène se déroulait juste devant mes yeux, à soixante pas à peine, et la vision que j'en eus me poursuivra jusqu'à ma mort. Le nageur du milieu était un pauvre boulanger allemand dont je n'ai pas encore parlé, sauf pour dire qu'il faisait partie de l'équipage. L'effroyable coup de massue mit rapidement fin à ses tourments : frappant obliquement le centre du bateau, il écrasa le corps du pauvre garçon contre les fonds et en fit une bouillie méconnaissable. Les autres membres de l'équipage échappèrent de justesse au désastre ; le harponneur réussit à couper la ligne et ses compagnons purent s'accrocher aux débris du canot. À moins d'un retour offensif de l'ennemi, ils étaient hors de danger.

L'agonie du cachalot touchait à sa fin. La bombe tirée par Mr Count avait dû exploser dans le gosier de l'animal. J'ignore si ses efforts titanesques l'avaient épuisé ou si la bombe avait brisé son épine dorsale, mais il cessa bientôt de bouger et passa de vie à trépas, aussi calme dans l'agonie qu'il avait été furieux dans le combat. Pour la première fois de mon existence, j'avais été témoin d'une mort violente et j'en étais encore tout abasourdi. Nous obéissions machinalement aux ordres, mais nous pensions tous à ce pauvre garçon si soudainement arraché à la vie. Toute trace de lui avait disparu.

Tandis que le navire approchait, une embarcation se porta au secours de l'équipage qui s'accrochait aux épaves du canot; du bord, ils avaient observé l'accident, mais sans pouvoir deviner la mort de notre camarade. Quand la triste nouvelle fut annoncée, il se fit un profond silence, et chacun continua sa besogne sans dire un mot, comme si nous avions été une troupe de muets. Obéissant à un sentiment dont je ne l'aurais pas cru capable, le sinistre capitaine fit hisser à mi-mât la bannière étoilée pour faire part au ciel et à la mer, nos uniques témoins, de la mort de celui qui venait de nous quitter.


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