L'Éthique protestante et l'Esprit du capitalisme

L'Éthique protestante et l'Esprit du capitalisme, de Max Weber, est une des œuvres fondatrices de la sociologie moderne. Elle a paru en deux parties en 1904 et en 1905 dans la revue que codirigeaient Max Weber, Werner Sombart et Edgar Jaffé, les Archiv für Sozialwissenschaft und Sozialpolitik.

L'Éthique protestante et l'Esprit du capitalisme

Couverture de l'édition originale de L'éthique protestante et l'esprit du capitalisme

Auteur Max Weber
Pays Empire allemand
Genre essai sociologique
Version originale
Langue allemand
Titre Die protestantische Ethik und der “Geist” des Kapitalismus
Éditeur Archiv für Sozialwissenschaft und Sozialpolitik
Date de parution 1905
Version française
Traducteur Jacques Chavy
Éditeur Librairie Plon
Collection Recherches en Sciences humaines
Lieu de parution Paris
Date de parution 1964
Type de média livre in-octavo
Nombre de pages 341 pages
Série jaune

Initialement, Weber avait prévu d’écrire un deuxième volume, idée qu’il abandonna, entre autres à la suite des travaux publiés par Ernst Troeltsch en 1912 (Les Doctrines sociales de l'Église et des groupes chrétiens) et son propre travail sur les sectes[1]. Max Weber en donnera une seconde édition révisée, marquée par un nombre important d'ajouts en 1920, en la publiant en tête de ses Gesammelte Aufsätze zur Religionssoziologie. L’œuvre ne fut traduite en français qu’en 1964.

L’œuvre

Dans cet ouvrage, Weber explique le développement du capitalisme à partir du milieu du XVIIIe siècle, par le développement de l'ethos protestant, et plus particulièrement puritain. D’après Weber, la Réforme protestante est à l’origine de l’éthique du travail du capitalisme.

Pour Max Weber le capitalisme est la recherche systématique d'un profit maximal, non pas par un placement de capital comme il est souvent compris de nos jours, mais par l'exercice d'une profession[2].

Weber a une démarche empirique partant d’un constat statistique :

  • Les protestants travaillent mieux et gagnent plus que les catholiques dans les régions avec une population mixte ;
  • Certaines familles, villes et régions étaient déjà riches avant la réforme protestante. Elles se tournèrent plus tôt vers les Églises réformées.

L’essai est divisé en deux parties.

I. - Le problème

  1. Confession et stratification sociale.
  2. L' « esprit » du capitalisme.
  3. La notion de Beruf, à la fois métier et vocation, chez Luther. Objectifs de la recherche.

II - L'éthique de la besogne dans le protestantisme ascétique (Die Berufsidee des askestischen Protestantismus)

  1. Les fondements religieux de l'ascétisme séculier. (Die religiösen Grundlagen der innerweltlichen Askese)
  2. Ascétisme et esprit capitaliste. (Askese und Kapitalismus)

L’avant-propos ne se trouve que dans la deuxième édition de 1920.

Les chapitres Le calvinisme, Le piétisme, Le méthodisme et Les sectes baptistes qu’on trouve dans l’édition française préparée par Jean-Marie Tremblay ne font pas partie de l’édition de 1904/1905, mais constituent un article indépendant Die protestantischen Sekten und der Geist des Kapitalismus publié par Weber en 1920.

La problématique (1re partie)

À partir du constat de l’inégalité sociale entre protestants et catholiques en Allemagne, Weber émet des hypothèses qui expliqueraient ces différences.

La première hypothèse : les catholiques seraient plus détachés du monde (weltfremd) que les protestants. Il constate cependant que cela est faux : « il est certainement remarquable de constater que nombre de représentants des plus intériorisées de la piété chrétienne […] sont issus de milieux commerçants[3] ». Ce sont précisément ceux qui, de par leur religion sont le plus détachés du monde qui mettent le plus d’ardeur à poursuivre le but de l’enrichissement terrestre comme c’est le cas des quakers et les mennonites. Ensuite, Weber démontre pourquoi la foi est la source de leurs actes et non pas un détail aléatoire.

Page 51, Weber souligne que cette éthique est « entièrement dépouillée de tout caractère hédoniste, son but étant de gagner de l'argent, toujours plus d'argent en se gardant des jouissances strictement de la vie ».

« Le gain est devenu la fin que l'homme se propose, il ne lui est plus subordonné comme moyen de satisfaire ses besoins matériels. »

Weber cite un long texte de Benjamin Franklin, entrepreneur américain protestant et explique que « l'esprit du capitalisme existait dans le pays qui l'a vu naître, le Massachusetts, avant que ne se développe l'ordre capitaliste ». De plus, « il est certain que le capitalisme s'était moins bien implanté dans les colonies voisines [devenues les états du sud de l'Union] qui avaient [pourtant] été fondées par de grands capitalistes [catholiques] dans le dessein de faire des affaires », poursuit Weber.

Au XIXe siècle, l’esprit des industriels change. Ainsi le choix des tisserands ne se fait plus de façon aléatoire mais suivant des critères rigoureux. Un contact direct et régulier avec les acheteurs est créé et la production est adaptée à leurs demandes. Une nouvelle rigueur est exigée dans le monde du travail. D’après Max Weber, les acteurs de ces changements subissent de grandes pressions de la majorité tenant à l’ancien modèle. Ils ne peuvent résister à cette hostilité ambiante[4] et exiger les rigueurs uniquement grâce à un fondement éthique[5].

« Cette révolution ne dépend pas d'un afflux d'argent frais — je connais des cas où il a suffi de quelques milliers de marks empruntés à des parents — mais d'un esprit nouveau, l'esprit du capitalisme », souligne Weber, en observant qu'à chacun des trois siècles (XVIe, XVIIe et XVIIIe siècles), « les industries naissantes furent pour la plupart l'œuvre de parvenus », alors qu'il « eut partout et de tout temps », c'est-à-dire avant l'avènement de l'esprit du capitalisme, « de grands banquiers et de grands marchands ».

Il explique comment se comporte le capitaliste moderne pour qui le gain de richesses est devenu une fin en soi, ce qui est un mode de vie tout à fait irrationnel (« […] leur affaire, avec son activité sans trêve, est tout simplement devenue indispensable à leur existence […] considérée du point de vue du bonheur personnel : elle exprime combien irrationnelle est cette conduite où l’homme existe en fonction de son entreprise et non l’inverse »). Sa vie comporte souvent des traits d’ascèse[6].

L’origine de l’esprit capitaliste ne se trouve pas dans des idées de réforme de la culture et de la société mais exclusivement dans un souci de salut des âmes. « Leurs buts éthiques, les manifestations pratiques de leurs doctrines étaient tous ancrés là ; et n’étaient que les conséquences de motifs purement religieux »[7].

L'éthique de la besogne dans le protestantisme (2e partie)

Dans la deuxième partie de l’œuvre, Weber démontre la validité de son hypothèse que « l’esprit » du capitalisme est issu de motifs religieux. À partir des œuvres d’auteurs puritains du XVIIe siècle tels que Richard Baxter, Weber montre que c’est moins la possession de richesses qui était condamnable à leurs yeux que le fait de se reposer dessus et d’en jouir[8]. Les puritains se référent aux évangiles, pour affirmer que l’homme doit travailler pour assurer son salut : « faire la besogne de Celui qui l’a envoyé, aussi longtemps que dure le jour » (Jean IX,4). L'oisiveté est le plus grand des péchés. Dans cette logique, le travail est, selon la volonté de Dieu, une fin en soi de la vie humaine. Une heure de travail perdue serait une heure de perdue dans les louanges de Dieu, en outre du travail rationalisé vaut plus qu’un travail de main-d’œuvre[9]. Le travail est le signe d’être dans la grâce de Dieu. Le travail cependant est autre chose encore ; il constitue surtout le but même de la vie, tel que Dieu l’a fixé. Le verset de saint Paul : « Si quelqu'un ne veut pas travailler, qu'il ne mange pas non plus » vaut pour chacun ; et sans restriction. La répugnance au travail est le symptôme d’une absence de la grâce »[10].

Critiques

  • Les idées de Weber ont été critiquées dès le début du XXe siècle, notamment par Joseph Schumpeter et Werner Sombart. Le premier situe la naissance du capitalisme dans l'Italie du Quattrocento, les cités-États de Milan, Florence et Venise ayant favorisé l'émergence du capitalisme, le second l'attribue aux juifs plutôt qu'aux protestants. Plus généralement, le mercantilisme se développe au XVIe siècle dans toute l'Europe, mais notamment en France, pays catholique, et en contribuant à éliminer les valeurs religieuses du champ économique (notamment en s'abstrayant du fait que l'usure soit un péché), contribue à l'émergence du capitalisme en rendant légitime la recherche du profit. Par la suite, des membres de l'École de Vienne comme Friedrich von Hayek soulignent le subjectivisme des sciences sociales ou l'incapacité des théories de Weber à expliquer les Tigres asiatiques ou les Quatre dragons. On peut également opposer la prospérité de la cité catholique d'Anvers au XVIe siècle à la pauvreté de l'Écosse calviniste aux XVIIe siècle et XIXe siècle.
  • En 1964, juste après la publication de la traduction de l'ouvrage en France, Jacques Ellul écrit : « Weber montre bien que parler de rationalité n’explique au fond pas grand chose, car la rationalité ne vient pas de l’influence d’une philosophie à laquelle on adhérerait par conviction intellectuelle. (…). Quel est le soubassement ? Il faut qu’il y ait eu non pas une adhésion intellectuelle mais un changement de conception de la vie. Weber met alors en valeur un aspect essentiel : l’esprit du capitalisme est une éthique. C’est-à-dire que le comportement économique du plus grand profit n’est pas seulement un résultat de l’appétit d’argent ou de puissance, ni une attitude utilitariste : il représente le « bien » »[11]. Il faut néanmoins souligner que, bien qu'il soit à la fois un théologien du protestantisme et un critique féroce de la société industrielle, Ellul ne se livre en aucun cas à une critique des thèses weberiennes, dans l'article sus-cité. On y trouve, bien au contraire, une laudation mesurée de la validité de son idée centrale (l'importance de la morale protestante dans la genèse du capitalisme industriel), de l'admirable rigueur méthodologique employée pour la soutenir et une conspuation des critiques qui lui ont été adressées : « […] la plupart des critiques traditionnellement adressées à Weber n’ont aucune consistance […] »[11]. Au mieux peut-on trouver ici une déploration de l'importance accordée à l'analyse statistique en sociologie qui n'a aucune incidence sur la validité des thèses de Weber -- voire même les renforce aux yeux d'Ellul en démontrant que de (rares) inexactitudes à cet endroit (méprise sur la place de la paysannerie dans la Réforme ou sur l'importance de l'anglicanisme dans le capitalisme anglais) n'ont pas empêché le sociologue allemand de mener une analyse globale parfaitement juste : « Les faits analytiquement déterminés et les statistiques peuvent servir de matériaux éventuels, de repères et de contrepoint pour vérification mais ils ne rendent pas compte de la réalité sociologique, et on n’atteint pas celle-ci directement par leur connaissance-a contrario, je dirai donc qu’une erreur sur ces faits ne vicie pas forcément une analyse globale. La vérité de celle-ci tient à sa capacité à intégrer et expliquer un plus grand nombre de phénomènes. Nous dirons que, pour Weber, les statistiques ont servi à attirer son attention sur un fait vrai, localement, inexact si on le généralise, et qu’à partir de ce signal ; il a procédé à une analyse toujours plus profonde du phénomène, qui à une certaine profondeur est exacte même si dans l’aspect superficiel du phénomène sa généralisation ne l’est pas »[11].
  • En 1985, dans la Dynamique du capitalisme, l'historien Fernand Braudel estime que « l'esprit du capitalisme » n'est pas une création de l'ethos protestant (ceci bien que Weber ait pris la peine d'analyser le capitalisme des XVIe et XVIIe siècles, afin précisément de démontrer en quoi le capitalisme industriel s'en démarque). Selon Braudel, le capitalisme était déjà actif au XIVe siècle dans le Bassin méditerranéen, plus précisément dans les grandes villes italiennes catholiques, et s'il s'est déplacé vers l'Europe du Nord pour se développer ensuite partout dans le monde, c'est uniquement à la faveur des marchands. Dans son étude de la Compagnie néerlandaise des Indes orientales, notamment, l'historien se distancie sensiblement de l'approche de Weber. En 1997, dans Les ambitions de l'histoire, Fernand Braudel accorde au capitalisme européen une créativité excentrique, la capacité de se soustraire aux uniformités, avec une énergie quasi naturelle[2].

Weber était conscient des faiblesses de son argumentation. Mais d'une part il reste fidèle à la notion de preuve scientifique, d'autre part il affirme qu'un phénomène apparaît toujours dans les variations du temps et de l'espace. Un phénomène est indissociable de son contexte historique ; il est nécessaire d'avoir recours aux comparaisons pour construire des preuves. Un contexte historique se présente toujours comme une constellation globale, dont les éléments sont étroitement associés, et dont le sens de chacun se réfère à la totalité ; une telle constellation ne peut pas être entièrement décomposée en variables quantifiables. Dans ce cadre, la forme de la preuve ne peut ressembler à la description d'une série de causes et d'effets, toujours selon lui[2].

Actualisation

  • En 1999, Luc Boltanski et Eve Chiapello publient Le nouvel esprit du capitalisme, en référence directe à l'ouvrage de Weber. Les auteurs s'interrogent : « pourquoi la critique du capitalisme, si vive dans les années soixante, se réduit-elle aujourd'hui à des invectives incapables de proposer des voies alternatives ? ». Reprenant la même méthode que Weber, la sociologie compréhensive, ils considèrent que les discours du management rencontrent une certaine crédibilité du fait qu'ils s'appuient sur les valeurs de mai 1968, qu'ils ont réussi à "récupérer" à leur profit. En premier lieu la "critique artiste", qui revendiquait « une exigence de libération, d'autonomie et d'authenticité ». Autant cette exigence heurtait de front le capitalisme hiérarchisé, autant les nouvelles générations sont parvenues à l'intégrer de sorte à pouvoir parvenir à leurs fins[13].

Notes et références

  1. Klaus Lichtblau, Johannes Weiß : Einleitung der Herausgeber IN : Max Weber: ‘’Die protestantische Ethik und der “Geist” des Kapitalismus’’. Bodenheim: Athenäum, 1993 (ISBN 3-8257-4771-9) p.XIV
  2. Giovanni Busino, « La preuve dans les sciences sociales », Revue européenne des sciences sociales, no XLI-128, , p. 11–61 (ISSN 0048-8046 et 1663-4446, DOI 10.4000/ress.377, lire en ligne, consulté le )
  3. p.20 de l’édition du livre de Max Weber en format .pdf préparée par Jean-Marie Tremblay, disponible sur le site de l'UQAC. Les mentions « pdf » des notes suivantes font référence à cette édition.
  4. pdf p. 35
  5. pdf p. 38
  6. pdf p. 39
  7. pdf p. 58
  8. pdf p. 116
  9. pdf p. 120
  10. pdf p. 119
  11. Jacques Ellul, Max Weber, l’éthique protestante et l’esprit du capitalisme, in bulletin SEDEIS, no 905, supplément no 1, 20 décembre 1964
  12. Michio Morishima, Capitalisme et confucianisme: l'éthique japonaise et la technologie occidentale, Paris, Flammarion, 1987
  13. Luc Boltanski et Eve Chiapello, Le nouvel esprit du capitalisme, Gallimard, collection "Essais", 1999

Bibliographie

  • Max Weber, L'Éthique protestante et l'esprit du capitalisme, Paris, Plon, 1964; Gallimard, 2004 ; Pocket/Plon, collection Agora, 2010 (ISBN 2-07-077109-1).
  • Jacques Ellul : « Max Weber, l’éthique protestante et l’esprit du capitalisme », in Bulletin SEDEIS, numéro 905, supplément numéro 1, . Texte intégral.
  • Serge Moscovici : « Le génie du capitalisme ». in La Machine à faire les dieux, Paris, Fayard, 1988, p. 169 à 233. (ISBN 2-21-302067-1).
  • Marcel Hénaff, “L’éthique catholique et l’esprit du non-capitalisme”, dans “Éthique et économie, l’impossible (re)mariage ?”, Revue du MAUSS, no 15, premier semestre 2000.

Voir aussi

Articles connexes

Liens externes

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