Kemet

Les Égyptiens de l'Antiquité donnaient parfois à leur pays[1] le nom de Kemet ou Kêmi (km.t en translittération). Les égyptologues traduisent généralement ce mot par « la terre noire », en référence à la bande de terre rendue fertile par le limon noir déposé par la crue annuelle du Nil, artère vitale de la civilisation de l'Égypte antique[2].

Exemples de graphie




km.t
Kemet. Obélisque de la Place de la Concorde, Paris.

Cependant, les auteurs afrocentristes traduisent Kemet par « le Pays des Noirs » lorsqu'il s'applique au pays et par « les Noirs » lorsqu'il désigne ses habitants, tout comme l'expression « Afrique noire » qui ne désigne pas la couleur du sol, mais de ses habitants. Peu commun dans les textes égyptiens (à la différence notamment de Taouy (tȝ.wy), « le Double Pays »), le terme Kemet n'en est pas moins emblématique de la civilisation égyptienne chez certains passionnés de l'Égypte antique. Ainsi, il est fréquent de le rencontrer dans les titres de publications ou les noms d'associations égyptologiques. On le retrouve également dans le nom du mouvement ésotérique kémitiste, qui se fonde sur les croyances de l'Égypte antique.

Acceptions du mot Kemet

Les dictionnaires hiéroglyphiques de référence reconnaissent plusieurs acceptions au mot km.t :

HiéroglyphesTraduction

* La terre noire (arable)[3]
* Le Pays de la terre noire, l'Égypte[4]
* Les Égyptiens[5]
Kemet

[6]
km.t

Il existe d'autres mots transcrits également en « kemet », mais qui se prononçaient sûrement d'une autre façon que le nom du pays d'Égypte. En effet, les voyelles étant omises en écriture hiéroglyphique, on les remplace conventionnellement par des e, créant ainsi des homonymes artificiels[7]. L'un d'eux (voir ci-contre), qui signifie « complétude », était utilisé par les anciens Égyptiens pour désigner un enseignement très répandu qui serait « la somme achevée d'un enseignement dont la perfection reflète celle de l'Égypte (Kemet, « la (terre) noire »), elle-même image parfaite de l'univers »[8].

Selon l'égyptologue Pierre Montet, Kemet déterminé comme un toponyme[9] était également l'une des appellations du chef-lieu du nome « Le Bœuf noir » (jh (ou kȝ) km en transcription) en Basse-Égypte[10].

Kemet comme locatif

Utilisé depuis la fin de l'Ancien Empire[11] pour désigner le pays, le mot Kemet a été décliné en un grand nombre de variantes graphiques :


[11]

[11]

[11]

[11]

[12]


[13]

Le déterminatif (qui renseigne sur le sens d'un mot, en le distinguant de ses homophones) n'échappe pas à ces évolutions et si, à l'Ancien Empire, le mot Kemet est accompagné des déterminatifs de « terre irriguée »[14] et de « canal, fleuve, lac »[15], c'est celui de « lieu habité »[16] qui les remplace à partir du Moyen Empire[11].

La forme la plus répandue du mot Kemet est composée des hiéroglyphes suivants :

HiéroglypheReprésentationValeur
Morceau de peau de crocodile avec ses écailles[17] ou Morceau de charbon brûlant[18]Signe bilitère km [19]
ChouetteSigne unilitère m (redondance phonétique fréquente en écriture)
PainSigne unilitère t[20]
Plan de villeDéterminatif des noms de lieux habités[21]

Ils forment le mot km.t, déterminé comme étant un lieu habité ou, anciennement, comme une contrée irriguée. La racine km désigne la couleur noire, alors que t marque ici le féminin[13]. Pour les égyptologues, km.t signifie donc un lieu habité désigné comme « la noire ». Il est généralement traduit par « La Terre noire », c'est-à-dire l'Égypte sans le désert et sans « l'infâme pays de Koush[22] ». À noter que les ouvrages de référence allemands utilisent l'expression das schwarze Fruchtland, qui signifie « la terre noire fertile », mais que cette notion de fertilité est généralement omise en français comme en anglais (the Black Land).

Définition par antithèse

Decheret, la [terre] rouge



dšr.t

Le Wörterbuch der Ägyptischen Sprache définit Kemet en tant qu’antithèse de Decheret (dšr.t)[23] : Kemet étant la « terre noire fertile » de la vallée par opposition à la « terre rougeâtre » du désert qui l’entoure[24] ; et, par extension, l’Égypte par opposition aux pays étrangers[25].

De même, pour l'égyptologue Maurizio Damiano-Appia, « le nom de Kemet (ou Kemi), « la [terre] Noire », faisait référence au limon noir déposé dans les plaines du Nil et fut donné par les Égyptiens à leur terre, ou plutôt, à la région fertile, par opposition au désert, appelé Deshret, « la [terre] Rouge »[26].

Cette antithèse chromatique se retrouve dans la symbolique égyptienne, où la couleur du désert, associée à Seth le Stérile, signifie la violence et le chaos, alors que le noir (et le vert) de la vallée, associés à Osiris, symbolisent la renaissance et la fertilité[27].

Kemet comme collectif

Kemet désignant une collectivité humaine

Kemet-A1


km.t

On trouve dans un hymne à la gloire de Sésostris III, le mot Kemet accompagné du déterminatif des collectivités humaines (un homme et une femme assis : cf. ci-contre). Selon le Thesaurus Linguae Aegyptiae, il s'agit d'une variante « exceptionnelle » du mot Kemet déterminé comme un lieu habité, dont elle désigne les habitants[28] : un collectif que Raymond Faulkner, dans son Concise Dictionary of Middle Egyptian, traduit par « Egyptians »[29].

En dehors de cet hapax, les Égyptiens se nomment eux-mêmes rmṯ, « les humains » (XVIIIe dynastie), rmṯ n pȝ tȝ, « les humains de ce pays » (XXe dynastie), rmṯ n km.t, « les humains de l'Égypte » (Moyen Empire) et km.tjw, « ceux de l'Égypte » (époque ptolémaïque)[30].

Kemetyou

Kemetyou


kmt.yw

Un des nombreux mots que les Égyptiens utilisaient à l'époque ptolémaïque pour se désigner est kmt.yw[31], écrit avec la désinence .yw des adjectifs-substantifs qui marquent la relation ou la dépendance[32], ex. sḫt.yw, « les oasiens » (littéralement, ceux de l'oasis, sḫt) ; njwt.yw, « les villageois, les citadins » (littéralement, ceux du village ou de la cité, njwt) ; dšrt.yw, « les habitants [mythiques] du désert [ennemis de Thot] » (littéralement, ceux du désert, dšr.t) ; jmnt.yw, « les [bienheureux] défunts » (littéralement, ceux de la nécropole, jmnt). Grammaticalement, il s'agit sans doute d'un dérivé de kmt, « la [terre] noire »[33], les kmt.yw étant par conséquent « ceux de la [terre] noire », c'est-à-dire les habitants de l'Égypte.

Emplois syntagmatiques de Kemet

Les dictionnaires hiéroglyphiques de référence donnent plusieurs locutions contenant le mot Kemet :

MotTraductionTrad. originaleRéférence
pȝ-tȝ n km.tle pays d'Égyptedas Land Ägypten Hannig, p. 883[13]
km.tla partie (déterminée [par le contexte]) de l'Égypteder (bestimmte) Teil Ägyptens ibid.
nsw n km.tRoi d'ÉgypteKönig Ägyptens ibid.
rmṯ n km.tÉgyptiensÄgypter ibid.
rȝ n km.t, mdwt km.tl'égyptien, la langue égyptiennedas Ägyptische, die ägyptische Sprache ibid.
mdwt rmṯ n km.tégyptien, la langue égyptienneÄgyptisch, die ägyptische Sprache ibid.

Autres interprétations

Pour certains auteurs , l'étude du mot Kemet trouve sa place au sein d'une théorie plus vaste[34] faisant de l'Égypte antique une civilisation noire africaine. En effet, selon eux, la racine kem, « noir », de Kemet qualifierait la couleur de la peau des habitants de ce pays, plutôt que celle de leur terre[35]. Ainsi, si cette traduction pouvait être démontrée, elle constituerait un témoignage intrinsèque à travers lequel les Égyptiens se seraient désignés dans leur propre langue comme un peuple d'hommes et de femmes noirs[36] et leur pays, comme un « Pays Noir »[37].

La thèse de Cheikh Anta Diop faisant de Kemet un peuple d'hommes et de femmes noirs, rapportée notamment par le Dictionnaire de l'Afrique de Bernard Nantet[38], s'appuie sur la graphie « insolite »[39] de Kemet désignant une collectivité humaine. Pour lui, le mot Kemet serait à l'origine étymologique de « la racine biblique kam », de « Cham » ou « Ham »[40] et il considère que les traditions juive et arabe classent l'Égypte comme un des pays de « Noirs », dans les livres saints des trois religions révélées, l'Égypte porte le nom de Misraïm, Misraïm étant un des fils de Cham, l'ancêtre des Noirs pour les religions abrahamiques. En outre, selon lui, la racine kem aurait proliféré dans de nombreuses langues « négro-africaines » où elle aurait conservé le même sens de « noir, être noir » ; notamment dans sa langue maternelle, le wolofkhem signifie «charbonner par excès de cuisson » (et donc noir par extension), ou en pulaarkembu signifie « charbon ».

Pour Théophile Obenga, égyptologue africain contemporain, Kemet devrait se traduire par « Le Pays Noir », avec le même sens de « géographie humaine » que l'Afrique Noire qui « désigne dans l'un et l'autre cas le pays par la couleur raciale des habitants ». Il donne également l'exemple de l'arabe bilad es-Sudan qu'il traduit en « Le pays des Noirs »[41].

De par la place prépondérante qu'elle occupe dans leur théorie, l'analyse philologique du mot Kemet est abordée dans de nombreux ouvrages. On peut citer :

  • Cheikh Anta Diop, Nations Nègres et Culture, Paris, Présence Africaine, , chap. 1 (« Qu'étaient les Egyptiens? »), p. 35-48 ;
  • Théophile Obenga, La philosophie africaine de la période pharaonique. 2780-330 avant notre ère, Paris, L'Harmattan,  ;
  • Théophile Obenga, Origine commune de l'égyptien ancien, du copte et des langues négro-africaines modernes. Introduction à la linguistique historique africaine, Paris, L'Harmattan,  ;
  • Théophile Obenga, L'Égypte, la Grèce et l'école d'Alexandrie. Histoire interculturelle dans l'Antiquité. Aux sources égyptiennes de la philosophie grecque, Paris, Khepera/L'Harmattan,  ;
  • Alain Anselin, Anamnèses éléments d'une grammaire du verbe, du geste et du corps en égyptien ancien et dans les langues négro-africaines modernes, Guadeloupe, UNIRAG,  ;
  • Alain Anselin, La cruche et le tilapia, Une lecture africaine de l'Égypte nagadéenne, Guadeloupe, UNIRAG,  ;
  • Alain Anselin, Samba, Guadeloupe, UNIRAG,  ;
  • Oscar Pfouma, Histoire culturelle de l'Afrique noire, Publisud, , chap. 1 (« L'Égypte pharaonique : une Éthiopie »), p. 8-33 ;
  • Aboubacry Moussa Lam, De l'origine égyptienne des Peuls, Paris, Présence Africaine/Khepera,  ;
  • Aboubacry Moussa Lam, Les chemins du Nil. Les relations entre l'Égypte ancienne et l'Afrique Noire, Paris, Présence Africaine/Khepera, .

Bibliographie

Dictionnaires hiéroglyphiques

Articles connexes

Notes et références

  1. Dans un hymne à la gloire de Sésostris III, on trouve une attestation du mot Kemet employée pour désigner les habitants et que les dictionnaires traduisent par « les Égyptiens »
  2. « Nile River » dans Encyclopædia Britannica, édition Encyclopædia Britannica, 2007.
  3. Wörterbuch V, p. 126, l.7 - p. 127, l.3
  4. Wörterbuch V, p. 127, l.4 - p. 127, l.17 ; Faulkner, p. 286 ; Hannig, p. 833
  5. Wörterbuch V, p. 127, l.18-20 ; Faulkner, p. 286 ; Hannig, p. 833
  6. Faulkner, p.286
  7. Troupeau noir (de taureaux sacrés) [km:t:mt-E1-Z3] (cf. Wörterbuch V, p. 125, l.5-9) ; Grand récipient de granit [km:t*W24*Z1] (cf. Wörterbuch V, p. 128, l.2 ; Faulkner, p. 286) ; Queue (de crocodile) [km:t*F51] (cf. Wörterbuch V, p. 130, l.7).
  8. Nicolas Grimal, Histoire de l'Égypte ancienne.
  9. C'est-à-dire suivi par un déterminatif de lieu comme hiéroglyphe O49.
  10. Pierre Montet, Géographie de l'Égypte ancienne. Première partie. La Basse-Égypte, Paris, Imprimerie nationale, Librairie C. Klincksieck, 1957, p. 119.
  11. Adolf Erman et Hermann Grapow, Wörterbuch der Ägyptischen Sprache - Tome V, p. 126.
  12. Adolf Erman et Hermann Grapow, Wörterbuch der Ägyptischen Sprache - Tome V, p. 127.
  13. Rainer Hannig, Die Sprache der Pharaonen. Großes Handwörterbuch Ägyptisch-Deutsch, p. 883.
  14. Hiéroglyphe N23 de la liste de Gardiner.
  15. Hiéroglyphe N36 de la liste de Gardiner.
  16. Hiéroglyphe O49 de la liste de Gardiner.
  17. Alan Gardiner, Egyptian Grammar, p. 475
  18. Haufen brennender Holzkohlen, Adolf Erman et Hermann Grapow, Wörterbuch der Ägytischen Sprache - Tome V, p. 122-10
  19. L'adjectif « kem » peut qualifier des mots de toutes natures : anthropologique (cheveu, peau), zoologique (taureau), minéral (pierre, terre), abstrait (nuit), géographique ; cf. km-wr, la « région des lacs amers » dans Faulkner p. 286.
  20. La désinence -t marque généralement le féminin, mais peut également marquer le neutre (en égyptien classique), l'abstrait, le collectif et le nom de pays étrangers (cf. Pierre du Bourguet, Grammaire égyptienne. Moyen Empire pharaonique, Leuven, Peeters, 1980, p. 20, § 15).
  21. Le déterminatif des « lieux habités » (Hiéroglyphe O49 de la liste de Gardiner) détermine de nombreux mots liés à la géographie comme niw.t « ville, cité » (cf. GM-03 p. 36 [308]), spA.t « nome, district, région » (cf. Wörterbuch IV, 97.4-99.6 et Wörterbuch IV, 99.7-11 ; GM-03 p. 366 [1808]) ou encore iAb.t, « l'Est » (cf. Faulkner-02 p. 8 [2470]).
  22. K. Sethe, Urkunden des ägyptischen Altertums, IV, p. 796 : k(3)š ẖs(j)t ; cf. ibid., p. 8 et 9
  23. Tome V, p. 126
  24. Cet emploi est attesté dès l’Ancien Empire : Meni, nomarque de Dendérah, se disait « Directeur de toute la [terre] noire et de toute la [terre] rouge ». Cf. Kurt Heinrich Sethe, Urkunden des Alten Reiches, Band I, Leipzig (1933), p. 269.
  25. Depuis le Moyen Empire : cf. Wörterbuch der Ägyptischen Sprache, Tome V, p. 127
  26. Maurizio Damiano-Appia, Dictionnaire encyclopédique de l'ancienne Égypte et des civilisations nubiennes, p. 101
  27. Richard H. Wilkinson, Symbol and Magic in Egyptian Art, Thames and Hudson (1994), p. 106 sq.
  28. Zettelarchiv du Thesaurus Linguae Aegyptiae (voir le lien) sous l'entrée km.t : « nur 1 mal im mR, als besondere Schreibung für km:t*O49, wo dieses für seine Bewohner steht » (occurrence unique au Moyen Empire, comme graphie exceptionnelle de km:t*O49 qui en désigne les habitants) ; voir aussi Francis Llewellyn Griffith, Hieratic Papyri from Kahun and Gurob, London, 1898 : Plate II, p. 2
  29. Raymond Oliver Faulkner, p. 286 ; Rainer Hannig, p. 883.
  30. Wörterbuch der ägyptischen Sprache, VI, p. 4
  31. Wörterbuch der Ägytischen Sprache – Tome V, p. 128
  32. Gustave Lefebvre, Grammaire de l'Égyptien classique (2e édition), Le Caire, 1955, p. 94 et 99. Des adjectifs-substantifs de formation identique existent en sémitique, où les linguistes les désignent du nom de nisbés.
  33. John B. Callender, Middle Egyptian, Undena Publications, 1975, p. 54
  34. Cheikh Anta Diop, restaurateur de la conscience noire, Le Monde Diplomatique, janvier 1998 http://www.monde-diplomatique.fr/1998/01/HERVIEU_WANE/9787
  35. Cheikh Anta Diop, Nations nègres et Culture, tome I, p. 126.
  36. Cheikh Anta Diop, Nations Nègres et Culture Paris, Présence Africaine, 1979, tome I, p. 46 à 47.
  37. Théophile Obenga, La philosophie africaine de la période pharaonique. 2780-330 avant notre ère, Paris, L'Harmattan, 1990, p. 239.
  38. Bernard Nantet, « Égypte » dans Dictionnaire de l'Afrique. Histoire, Civilisation, Actualité, édition Larousse, Paris, 2006, p. 104.
  39. ungewöhnlich : cf. Zettelarchiv du Thesaurus Linguae Aegyptiae (http://aaew2.bbaw.de/tla/index.html)
  40. Cheikh Anta Diop, Nations Nègres et Culture, tome I, p. 35-47.
  41. Théophile Obenga, La philosophie africaine de la période pharaonique. 2780-330 avant notre ère, Paris, l'Harmattan, 1990, p. 239.
  • Portail de l’Égypte antique
Cet article est issu de Wikipedia. Le texte est sous licence Creative Commons - Attribution - Partage dans les Mêmes. Des conditions supplémentaires peuvent s'appliquer aux fichiers multimédias.