Jacques Lévy (géographe)

Jacques Lévy, né le à Paris, est un géographe, spécialiste de géographie politique, professeur à l'École polytechnique fédérale de Lausanne (Suisse). Il est lauréat du prix Vautrin-Lud en 2018 considéré comme le Nobel de géographie[1].

Pour les articles homonymes, voir Jacques Lévy et Lévy.

Parcours de formation et d'enseignement

Jacques Lévy est agrégé de géographie en 1974. Il est chargé d'enseignement dans cette institution, puis chercheur au CNRS (1984-1993). Il soutient une thèse d'État en 1993, intitulée « L'espace légitime »[2].

Carrière

En 1993, il est nommé professeur des universités à l'université de Reims. Il est maître de conférences, puis professeur à l'Institut d'études politiques de Paris de 1999 à 2007. Entre 2004 et 2017, il est professeur ordinaire de géographie et d'urbanisme à l’École polytechnique fédérale de Lausanne (EPFL) et directeur du laboratoire Chôros. Il a été professeur invité dans plusieurs universités étrangères[3]. Depuis 2017, il est de nouveau professeur des universités à Reims[4]. En 2020 il est membre du Max-Weber-Kolleg de l'université d'Erfurt, en Thuringe.

Depuis 2001, il est conseiller au ministère français de la recherche.

Édition

En 1975, il participe à la fondation et à la coordination de la rédaction de la revue EspacesTemps au sein de l'ENSET Cachan (devenue ENS Paris-Saclay) aux côtés notamment de Christian Grataloup et de Jean-Louis Margolin[5]. Il a contribué à la fondation de sa version numérique EspacesTemps.net en 2002, et il en est le co-directeur. Il codirige la collection « L’espace en société » aux Presses polytechniques et universitaires romandes. Il est membre du jury[Quand ?] du grand prix de l'urbanisme.

Orientations théoriques

Menées au sein de groupes interdisciplinaires, ses recherches portent sur des objets tels que les modèles urbains, la mobilité, la microgéographie des espaces publics ou encore la mesure de la mondialisation dans les aires métropolitaines. Ses travaux embrassent aussi bien la sociologie, l'anthropologie, l'architecture que la géographie humaine, et portent à la fois sur la théorie et la réalisation de projets concrets. Au sein de la Direction à l'aménagement du territoire et à l'action régionale, à Paris, il a notamment développé des pratiques de cartographie participative, impliquant dès lors les populations concernées.

Épistémologie de la géographie et théorie du social

Dès 1975[6], il a participé activement à la rénovation épistémologique et théorique de la géographie, défendant l’idée que celle-ci se définit comme l’étude de la dimension spatiale du social. L’intégration de la géographie dans la « maison commune des sciences sociales » l’a conduit à développer, à partir de 1994[7], puis en 1999[8], une épistémologie générale nommée « constructivisme réaliste », qui cherche à tirer le meilleur parti de l’approche constructiviste (la connaissance est invention), tout en revendiquant la spécificité du régime de vérité du projet scientifique comme visant le cognitif-objectif.

Par ailleurs, il a construit une théorie sociale (social theory) fondée sur un « systémisme dialogique », c’est-à-dire une vision de la société comme un tout, sensible à l’action des acteurs en son sein, qui s’écarte tant du structuralisme que de l’individualisme méthodologique. Dans les années 2000 et 2010, il a poursuivi dans la même direction en présentant un triptyque acteurs/objets/environnements[9], qui permet de prendre en compte les apports du « tournant actoriel » de la réflexion sur les actants non humains et de généraliser la notion d’environnement en refusant de limiter les agrégats sociaux à des « assemblages ».

Théorie de l'espace

Un des apports principaux de Jacques Lévy est d’avoir formalisé une théorie de l’espace du social, notamment en construisant, en 1994[2], un vocabulaire qui retravaille des notions élémentaires tout en les mettant en cohérence. La définition de l’espace comme ensemble de relations de distance, dans la perspective leibnizienne, permet de sortir des absolutismes newtonien et cartésien et d’identifier les deux attributs majeurs de l’espace (la métrique et l’échelle) en relation fondatrice avec ce qui, dans une réalité sociale, n’est pas spatial (la substance).

Les couples territoire/réseau, topographie/topologie, lieu/aire ainsi que le travail sur les « interspatialités » (interaction, coprésence, emboîtement, synchorisation) complètent un glossaire de base que le Dictionnaire de la géographie et de l’espace des sociétés[10] a mis en scène avec la collaboration de plus de cent auteurs représentatifs des sciences sociales de l’espace contemporaines. L’espace comme environnement et la spatialité comme agir apparaissent alors le fondement d’une « géographicité » ainsi redéfinie. Depuis 2001, il a revisité la notion d’habiter [11] à partir d’une intégration ré historicisée des apports de Martin Heidegger, dans lesquels existent une tension entre espace et spatialité, c’est-à-dire entre des environnements englobants mais fragiles, et des acteurs englobés mais stratèges.

Géographie du politique

En 1984, en analysant les élections municipales à Paris[12] il a montré l’existence d’un espace politique non réductible à une distribution des groupes sociaux définis sur des critères socio-économiques. Sa thèse d’État portait sur le croisement de deux dimensions du social : le politique et le spatial. Le livre qui en est tiré, L’espace légitime[2], se veut une exploration de l’intersection entre ces dimensions. Il contient d’abord une clarification des concepts, le politique, régulé, à l’intérieur d’une société, par la légitimité, se différenciant de la géopolitique, régulée, entre sociétés, par la violence.

Par ailleurs, le corpus empirique consistant pour une bonne part de résultats électoraux dans la France depuis la Seconde Guerre mondiale. Ce travail d’analyse a été prolongé depuis 1997 par de nombreuses études électorales portant sur divers pays. Il en ressort que, chaque fois que des questions traitant de l’ouverture (à l’Europe, aux migrants, à des religions ou à des orientations sexuelles minoritaires), l’espace électoral montre une grande sensibilité aux gradients d’urbanité : les espaces centraux des grandes villes sont le plus souvent favorables à ce type d'altérité tandis que les espaces périurbains ou ceux des petites agglomérations sont plus réticents ou même hostiles.

Ville et urbanité

À partir de 1983[13], il engage un travail sur la ville qui deviendra progressivement une théorie générale de l’urbanité. Le concept d’urbanité, fondé sur la combinaison multidimensionnelle de densité et de diversité, permet une convergence de l’ensemble des travaux des sciences sociales sur la ville. Il permet en effet de s’affranchir des tropismes morphologiques et de se détacher de la matrice historique européenne pour étudier sans a priori le processus d’urbanisation et la dynamique des sociétés urbaines. Il montre que, dans les pays développés et bientôt partout dans le monde, l’urbanisation s’achève. Les distinctions entre le rural et l’urbain laissent la place à des différences internes au monde urbain qu’il nomme « gradients d’urbanité »[8]. Dans la filiation de Henri Lefebvre et de Jane Jacobs, il insiste sur le fait que l’urbanité constitue une réalité sociale, un horizon de développement et un enjeu politique en tant que tel, récusant les approches économicistes ou communautaristes (comme celle des marxistes nord-américains, tels David Harvey ou Neil Smith) et affirmant au contraire la pertinence de l’espace comme grille de lecture de l’urbain. Cela le conduit à critiquer l’usage de la notion, en elle-même discutable, de « gentrification » pour décrire des processus d'embourgeoisement d’un quartier[14].

En relation avec les pratiques des urbanistes, il développe une théorie de l’espace public comme concentré multiscalaire d’urbanité où se déploie l’intime tout autant que dans l’espace privé, et où opère une manière de faire de la politique essentiellement fondée sur l’interaction, la civilité. Le concept d’espace public (öffentlicher Raum), est ici bien dissocié de celui, plus général de sphère publique (l’Öffentlichkeit), à la convergence des travaux de Norbert Elias sur la société des individus, d'Erving Goffman sur les interactions en public et de Lyn Lofland sur le « public realm ». Jacques Lévy a mis en évidence le rôle de la sérendipité comme force créative particulièrement efficace dans l’espace public[15].

Il a aussi intégré la mobilité dans sa réflexion notamment en associant les transports à la question de l’espace public et en incitant les chercheurs à mieux prendre en compte la marche à pied. Il co-organise un colloque à Cerisy en 2003 et dirige le livre Les Sens du mouvement. Il anime (2014-2016) un programme de recherche en réseau.

Il a défini une méthode fondée sur l’exploration libre des environnements urbains, réalisée le plus souvent à pied afin de faciliter les comparaisons, par le corps, des échelles et des métriques des différentes villes et produit un film, Urbanité/s.

De ces explorations théoriques et empiriques, il conclut que les débats sur l’urbain désirable se polarise autour de deux modèles d’urbanité, l’un le « modèle d’Amsterdam » qui assume l’urbanité et l’exposition à l’altérité qu’elle implique tandis que l’autre, le « modèle de Johannesburg » la récuse et n’accepte l’urbain qu’à contrecœur en cherchant à privatiser tout ce qui peut l’être.

Mondialisation et société-Monde

Depuis 1991, il a développé une théorie de la mondialisation en utilisant quatre « modèles explicatifs » (le monde comme ensemble de mondes, le monde comme champ de forces, le monde comme réseau hiérarchisé et le monde comme société)[16]. Il insiste sur le fait que l’enjeu de la phase contemporaine est la construction d’une société-Monde[17]. Il a proposé une mise en cohérence des différentes composantes du Monde actuel (y compris, la Terre comme une des « natures de l’humanité ») et a proposé une périodisation de la mondialisation en sept phases, la première étant la dispersion d’Homo sapiens sur la planète.

En analysant les événements récents, il a confirmé l’impossibilité d’expliquer les dynamiques actuelles par les seules logiques géopolitiques ou économiques et la nécessité de regarder avec des « lunettes » appropriées l’émergence d’une société d’individus d’échelle mondiale. Dans Europe : une géographie[18], il a mis en œuvre les concepts principaux de la géographie, notamment ceux qu’il avait expérimentés à l’échelle mondiale, pour approcher, dans son histoire et sa géographie, l’espace très complexe qu’est celui de l’Europe.

Cartographie

Il a identifié un décalage entre ce qu’il nomme « tournant géographique » et l’état de la cartographie. Il a cherché à utiliser des langages cartographiques innovants mais il arrive à la conclusion que seul un « tournant cartographique » permettra de faire correspondre le langage spatial qu’est la carte aux exigences théoriques de la géographie et à l’évolution du monde, caractérisé notamment par la mobilité, l’émergence des individus acteurs spatiaux et la mondialisation – autant de défis à la cartographie traditionnelle[7]. Dans cette perspective, il a développé l’usage du cartogramme grâce au logiciel ScapeToad, de la carte auto-extensive (c’est-à-dire sans fond) ou de l’animation. Il a aussi contribué à la mise en place d’un partenariat international dans le cadre du réseau Eidolon, fondé à l’initiative d’Emanuela Casti.

Justice spatiale en France

Il s'intéresse à la France en tant qu’espace singulier à travers les questions urbaines, connectées à des analyses de l’espace politique. Sur ce point, il se distingue de l'approche néo-structuraliste d'Ed Soja et propose une conception de la justice spatiale fondée sur l'urbanité, l'habiter et la coproduction de biens publics. Dans cet esprit, il a participé au débat sur la « réforme territoriale » engagée par le gouvernement en 2014[19].

Œuvres récentes

Publications

  • L'Invention du monde : une géographie de la mondialisation, Paris, Presses de Sciences Po, 2008 (dir. d’ouvrage)
  • Réinventer la France : trente cartes pour une nouvelle géographie, Fayard, 2013
  • Atlas politique de la France, Autrement, 2017 (dir. d'ouvrage)
  • (avec Jean-Nicolas Fauchille et Odile Jacob),Théorie de la justice spatiale : géographies du juste et de l’injuste, 2018
  • L'Humanité : un commencement : le tournant-éthique de la société-Monde, Odile Jacob, 2021

Film

Notes et références

  1. « Festival International de Géographie - Jacques Lévy, lauréat du Vautrin Lud 2018 ! », sur festival-international-geographie.fr (consulté le ).
  2. « L'espace légitime : sur la dimension géographique de la fonction politique », université Paris VII, 1993, 5 vol., 806 p. (SUDOC 011375027).
  3. L'université de New York, l'université de Californie à Los Angeles (UCLA), à Naples (IUO), São Paulo (USP), Mexico (Cátedra Reclus), Sydney (Macquarie University), Bergame (Universita degli Studi di Bergamo), et fellow au Wissenschaftskolleg zu Berlin (2003-2004).
  4. « Équipe », sur univ-reims.fr (consulté le ).
  5. Christian Grataloup, « 1975-1976, La géographie française bousculée à Cachan », in Florent Le Bot, Virginie Albe, Gérard Bodé, Guy Brucy et Elisabeth Chatel (dir.), L'ENS Cachan. Le siècle d'une grande école pour les sciences, les techniques, la société, Paris, PUR, 2012, p. 229-240.
  6. Jacques Lévy, « Pour une géographie scientifique », EspacesTemps, n° 1, Cachan, .
  7. Jacques Lévy, L'espace légitime : sur la dimension géographique de la fonction politique, Paris, Les Presses de Sciences Po, , 448 p. (ISBN 2-7246-0644-2)
  8. Jacques Lévy, Le Tournant géographique : penser l'espace pour lire le monde, Paris, Belin, , 400 p. (ISBN 2-7011-2467-0).
  9. (es) Jacques Lévy, « Actores, objectos, entornos : inventar el espacio para leer el mundo », Anthropos, .
  10. Jacques Lévy et Michel Lussault, Dictionnaire de la géographie et de l'espace des sociétés, Paris, Belin, 2003, rééd.2013, 1034 p. (ISBN 978-2-7011-6395-6)
  11. Brigitte Frelat-Kahn, Olivier Lazzarotti, Habiter : Vers un nouveau concept ?, Paris, Armand Colin, , 334 p. (ISBN 978-2-200-27710-9), « Habiter sans condition » p.25-34
  12. Collectif français de géographie urbaine et sociale, Sens et non-sens de l'espace : De la géographie urbaine à la géographie sociale, Collectif français de géographie urbaine et sociale, , « Paris, carte d’identité. Espace géographique et sociologie politique » p.175-197
  13. Jacques Lévy, « « Vers le concept géographique de ville » », Villes en Parallèle, no 7, , p. 77-119
  14. (en) Jacques Lévy, « Science + Space + Society: urbanity and the risk of methodological communalism in social sciences of space », Geografica Helvetica, no 69, , p. 99-114 (lire en ligne).
  15. Jacques Lévy, « « La sérendipité comme interaction environnementale » », Colloque de Cerisy, , p. 279-285 (ISBN 978-2-7056-7087-0).
  16. Jacques Lévy, Denis Retaillé et Marie-Françoise Durand, Le Monde : Espaces et Systèmes, Les Presses de Sciences Po, 1993 2e éd. rev. et augm, 597 p. (ISBN 978-2-7246-0633-1 et 2-7246-0633-7)
  17. Jacques Lévy et Alfredo G A Valladão, Le monde pour cité, Paris, Hachette, coll. « Questions de politique », , 143 p. (ISBN 2-01-235223-5 et 9782012352230, OCLC 410727159)
  18. Jacques Lévy, Europe, une géographie : La fabrique d'un continent, Paris, Hachette Éducation, 2011 2e édition, 320 p. (ISBN 978-2-01-146146-9)
  19. Cf. article.

Annexes

Bibliographie

Liens externes

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