Incident du Normanton

L'incident du Normanton (ノルマントン号事件, Norumanton-gō jiken) est le nom des événements précédant et suivant le naufrage du navire marchand britannique Normanton au large de l'actuelle préfecture de Wakayama au Japon le . Le navire est enregistré à la compagnie Madamson & Bell au moment où il s'échoue et coule tandis que tous les passagers japonais tentent leur chance à la nage, en vain. L'événement suscite un important tollé dans l'opinion publique japonaise lorsque l'enquête met en lumière les injustices des traités inégaux imposés au Japon par les puissances occidentales.

Le sauvetage du Menzare de Georges Bigot, édition no 9 du Tôbaé, .
Georges Bigot, artiste français ayant consacré la majeure partie de sa carrière au Japon, est l'un des premiers à estimer que les traités inégaux imposés au Japon doivent être révisés. Dans cette illustration, Bigot satirise le naufrage d'un navire postal français au large de Shanghai en 1887 en le comparant avec la conduite de l'équipage britannique du Normanton[1]. Dans cette image, le capitaine Drake, debout dans un canot de sauvetage, demande aux naufragés : « Combien d'argent avez-vous sur vous ? Vite ! Le temps, c'est de l'argent ! ».

Histoire

Le soir du , le cargo britannique Normanton de 240 tonnes, chargé de marchandises et transportant 25 passagers japonais, quitte le port de Yokohama vers 20h et fait route vers Kobé. Cependant, durant le trajet, l'embarcation subit de puissantes rafales de vent et de la pluie de Yokkaichi dans la préfecture de Mie jusqu'au cap de Kashinozaki dans la préfecture de Wakayama où le navire s'échoue sur un récif et commence à sombrer[2]. Le capitaine, John William Drake, et tous les membres d'équipage européens (Britanniques et Allemands) montent dans des canots de sauvetage, laissant les membres non européens (douze Indiens et Chinois) et les 25 passagers japonais sans embarcations de secours[3]. Les Européens sont ensuite récupérés par des pêcheurs locaux qui les accueillent chaleureusement[2],[Notes 1].

Sur les 25 passagers japonais à bord du Normanton, aucun ne survit[Notes 2].

Inoue Kaoru, ministre des Affaires étrangères. Photographie prise en 1880.

Le , Inoue Kaoru, ministre des Affaires étrangères dans le premier gouvernement d'Itō Hirobumi, reçoit un télégramme de Matsumoto Kanae, gouverneur de la préfecture de Wakayama, qui énonce brièvement les détails du naufrage. Il est alarmé par le fait que tous les passagers japonais aient péri et ordonne une enquête de la situation sur les lieux[2]. Cependant, les fonctionnaires japonais sont empêchés de vérifier les faits par les traités inégaux. Ils ne purent ainsi jamais mener à bien leur enquête.

La nouvelle de l'incident maritime atteint le consulat britannique de Kobé le mois suivant et le capitaine Drake est déclaré innocent de toute accusation. James Troup, le consul britannique, approuve la déclaration officielle du  : « L'équipage a pressé les passagers japonais de monter dans les canots de sauvetage le plus rapidement possible, mais ils ne comprenaient pas les instructions en anglais. Ils se sont au contraire réfugiés à l'intérieur du navire et n'ont même pas cherché à sortir. L'équipage n'avait alors pas d'autres choix que de laisser les Japonais et de monter dans les canots (étant donné que le Normanton était un cargo, aucun membre de l'équipage n'était apte à parler japonais) ». Le capitaine et l'équipage sont reconnus innocents par l'enquête[4].

L'opinion publique japonaise est indignée par ce qu'elle juge être un cas de préjudice racial[5],[6]. Un bon exemple du sentiment ambiant de l'époque peut être trouvé dans le Toyko Nichi Nichi Shinbun (le prédécesseur du Mainichi Shimbun, fondé en 1872). Le journal rapporte que « si le capitaine et les plus de 20 membres d'équipage purent être sauvés, il semblerait qu'au moins un ou deux Japonais auraient pu être sauvés avec eux. Cependant, la hideuse vérité est que tous ont péri ». Dans un autre article, il est prétendu que « si les passagers avaient été des Occidentaux, ils auraient été secourus immédiatement. On a laissé ces hommes mourir parce qu'ils étaient Japonais »[7].

Le public japonais est également indigné par le verdict du procès. Dans le Toyko Nichi Nichi Shinbun est indiqué que « vous ne pouvez qu'être incultes de la nature des Japonais pour prétendre qu'ils ont fui face au danger et refuser de reconnaître la gravité de la situation, ce qui est absurde. L'idée que ces personnes étaient trop stupides pour savoir comment se secourir elles-mêmes ou même obtenir de l'aide d'autres personnes est une erreur grave »[7],[Notes 3]. Des donations arrivent également de tout le pays pour aider les familles des victimes. Des journaux entiers ne publient que des histoires sur l'incident pendant plusieurs jours et des juristes reconnus accusent ouvertement le capitaine Drake. Des politiciens de tout le pays condamnent publiquement la violence des Britanniques et la violation des droits de l'homme tandis qu'ils appellent au retour du pouvoir politique au peuple japonais[4].

Le gouvernement japonais va très loin dans ses efforts pour obtenir une renégociation des traités inégaux. Le ministre des Affaires étrangères, Inoue, est un fervent partisan de l'européanisation du pays en organisant des bals élaborés au Rokumeikan, cependant, il ne fait rien pour faire taire la controverse nationale montante. Le , il ordonne au gouverneur de la préfecture de Hyōgo Utsumi Tadakatsu d'expulser le capitaine Drake et l'équipage du port de Kobé, et les accuse de meurtre devant la cour suprême britannique pour le Japon à Yokohama[2]. Le procès commence le jour suivant. Les Britanniques organisent une audience préliminaire à Kobé, avant de revenir à Yokohama. Le , le juge Nicholas John Hannen (en) reconnait Drake coupable de négligence criminelle et le condamne à trois mois d'emprisonnement. Cependant, la cour consulaire britannique rejette toute compensation aux familles des victimes[8],[2],[4].

Postérité

Le mouvement de solidarité japonais

L'incident du Normanton provoque une montée du sentiment anti-britannique et anti-étranger au Japon[9], et est un exemple du besoin urgent de renégocier les traités inégaux, en particulier ceux concernant le principe d'extraterritorialité[10]. L'incident est récupéré par le mouvement de solidarité nationale, alors dans ses premières années. Il apporte la nouvelle de l'incident dans tout le pays et critique Inoue pour sa gestion de la situation jugée « coquette » et « lâche ». Le mouvement, qui demandait une réforme de la politique étrangère ainsi que l'abolition des traités inégaux, sort significativement renforcé de l'incident[6].

Théâtre et représentation

Après l'incident, plusieurs auteurs espéraient l'utiliser dans des drames au théâtre mais le gouvernement, de peur de nouveaux troubles publics, émit une interdiction[2].

À la même époque, un livre intitulé Guide complet du procès des événements du naufrage du navire britannique Normanton est publié immédiatement après l'incident. Les dossiers de la cour sont aussi publiés l'année suivante en 1887[4].

Le Normanton sombre dans les flots

Immédiatement après l'incident, une chanson intitulée Le Normanton sombre dans les flots (Normanton-go chimbotsu no uta) est écrite par un anonyme et reprise rapidement dans tout le pays. Il n'y avait à l'origine que 36 strophes, mais lorsque l'incident prit fin, le nombre avait augmenté jusqu'à 59. La chanson est considérée aujourd'hui comme un standard militaire (version japonaise originale : battōtai.)

La chanson commence par une ouverture angoissante :

«  Le rugissement des flots frappe la rive
Réveillé en plein rêve par une tempête durant la nuit
Observant la vaste étendue bleue
Me demandant où sont mes compatriotes

Essayant d'appeler, de crier, mais je n'ai plus de voix
Je cherche encore et encore sans trouver ne serait-ce une ombre
Si les rumeurs sont vrais, la lune passe
et vingt-cinq de nos chers frères ont mis les voiles

Que votre voyage soit aussi doux que le vol du corbeau
Nous connaissons un peu les navires étrangers
Et nous savons que ceux construits par les Britanniques
Sont réputés pour leurs prouesses nautiques

Comme des agneaux, nous montons à bord du vaisseau
Nous passons trop rapidement les 300 kilomètres
De distance fait de récifs et d'eau jusqu'au vieux Totomi
Juste pour atteindre Kumano à Kishuu (Kyushu)

Puis vers midi, la situation prend une tournure surprenante[4] :

Ô, l'inhumanité de ce navire étranger
Le cruel et impitoyable capitaine
Dont le nom même évoque la lâcheté
Observent leur triste sort de loin

Oubliant tout de ses responsabilités
Il se dépêche de se retirer lâchement
Emmenant ses hommes avec lui
Ils sautent dans des canots de sauvetage

Ils voient les autres ombres au loin
Des larmes de regrets apparaissent rapidement
Ils les essuient et les combattent
Tu es un salaud détestable, Drake

Quelles que soient les différences qu'il peut y avoir avec ta race
Qu'importe ce que tu connais de la miséricorde
Tu reste là et observe
Tu nous as laissé mourir, espèce de lâche  »

Il n'y a là qu'un extrait, la chanson se poursuit pour aborder d'autres choses[11],[Notes 4].

Secours maritime du Japon

Influencé par l'épisode de l'incident du Normanton, un groupe de secours maritime volontaire, appelé à l'époque « Groupe de sauvetage maritime du grand empire du Japon », est formé en 1889. Il est aujourd'hui connu sous le nom de « Secours maritime du Japon »[12].

Lectures supplémentaires

  • "The Events Surrounding the Passengers of the Sunken British Ship 'The Normanton'" (A Japanese Ministry of Foreign Relations Publication, 19)
  • Kawai, Hikomasa "The Normanton Incident" (Ancient Japanese Documents Bulletins) 166
  • Soga Ban, Editor "The Normanton Incident, the Court Records of the British Steam Ship" - Royal Library of Korea, 1887

Notes

  1. Trois des survivants du naufrage meurent d'hypothermie et sont enterrés une fois que l'équipage a atteint la rive. Tanaka(1990)p.444
  2. Selon Inuoe Kiyoshi, il n'y avait que 23 passagers japonais à bord du Normanton. De plus, il affirme que sur les 38 membres d'équipage britannique et 1 mousse indien, seuls 25 membres, le capitaine Drake, et le mousse s'en sortirent vivant. Les 13 autres membres d'équipage seraient morts en mer. En outre, l'heure officielle du naufrage est 1h00, le 25 octobre. L'heure où Drake et les autres survivants sont secourus dans la ville côtière de Kushimoto (Wakayama) et 9h00 le même jour.Inoue(1955)p.39
  3. 白痴瘋癲 (hakuchifuuten) traduit cela en « folie folle »
  4. 奴隷鬼 (doreiku) est un malicieux calembour pour désigner le capitaine Drake dans les paroles de la chanson. 奴隷 (dorei) signifie « esclave » et 鬼 signifie « démon » ou « ogre ». Ienaga(1977)p.103

Sources

  1. Keene, Emperor of Japan, pp. 805
  2. Tanaka(1990)p.444
  3. Keene, Emperor of Japan, pp. 410-411
  4. Inoue(1955)p.39
  5. Fujimura(1989)p.82
  6. Sakeda(2004)
  7. Ienaga(1977)p.102
  8. Chang, The Justice of the Western Consular Courts
  9. Wakabayashi, Modern Japanese Thought, pp. 86
  10. Austin, Negotiating with Imperialism
  11. Ienaga(1977)p.103
  12. Nishimuta(2004)

Bibliographie

  • (en) Michael R Austin, Negotiating with Imperialism : The Unequal Treaties and the Culture of Japanese Diplomacy, Harvard University Press, (ISBN 978-0-674-02227-0 et 0-674-02227-0)
  • (en) Richard T Chang, The Justice of the Western Consular Courts in Nineteenth-Century Japan, Greenwood Press, , 183 p. (ISBN 0-313-24103-1)
  • (en) Kiyoshi Inoue, Revising the Treaties, Tokyo, Iwanami Shoten, Publishers,
  • (en) Michio Fujimura et Take Nogami (éditeur), Asahi Encyclopedia presents Japanese History,, vol. 10 : The Modern AgeⅠ, The Asahi Shimbun Company, (ISBN 4-02-380007-4), « Revising the Treaties - Return of Political Power to the Japanese State »
  • (en) Ienaga Saburo, Suzuki Ryoichi, Yoshimura Tokuzo et al., Japanese History, vol. 5, Tokyo, Holp Shuppan, Publishers, (ISBN 4-593-09512-3), chap. 10 (« Japanese Capitalism and Asia »)
  • (en) Donald Keane, Emperor Of Japan : Meiji And His World, 1852-1912, Columbia University Press, , 922 p. (ISBN 0-231-12341-8, lire en ligne)
  • (en) Tanaka, Masahiro et The Comprehensive National History Reference Series Editorial Committee. (éditeur), The Comprehensive National History Reference,, vol. 11 : Nita - Hi, Yoshikawa Kōbunkan, (ISBN 4-642-00511-0), « Normanton Incident »
  • (en) Masatoshi Sakeda et Shogakukan Inc. (éditeur), Encyclopedia Nipponica, Shogakukan Inc., coll. « Super Nipponica, for Windows XP », (ISBN 4-09-906745-9), « Normanton Incident »
  • (en) Takao Nishimuta, The Dawning of the Age of Kotohira-gū, Kokushokankokai Corporation Ltd., (ISBN 4-336-04653-0) (Original research provided by the first Chairman of Marine Rescue Japan)
  • (en) Bob Wakabayashi, Modern Japanese Thought, Cambridge University Press, , 403 p. (ISBN 0-521-58810-3, lire en ligne)

Lien externe

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