Habitus (sociologie)

En sociologie, un habitus désigne une manière d'être, une allure générale, une tenue, une disposition d'esprit. Cette définition est à l'origine des divers emplois du mot habitus en philosophie et sociologie.

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Origines de la notion

Dans l'antiquité : Platon et Aristote

Les prémices de la notion d'habitus remontent à l'antiquité grecque.

Le terme de hexis est débattu dans le Théétète de Platon : Socrate y défend l'idée que la connaissance ne peut pas être seulement une possession passagère, qu'elle se doit d'avoir le caractère d'une hexis, c’est-à-dire d'un savoir en rétention qui n'est jamais passif, mais toujours participant. Une hexis est donc une condition active, ce qui est proche de la définition d'une vertu morale chez Aristote.

Aristote donne une analyse sémantique fort détaillée de la notion de hexis, traduite au Moyen Âge par habitus, et en français par « disposition » ou « manière d'être ». Cette disposition acquise (hexis est de la même famille qu' echein, avoir) est, selon lui, plus durable que l'émotion passagère. L'intention, en effet, n'explique pas à elle seule l'action : il faut ajouter quelque chose comme une « cause » motrice ou efficiente : l'habitus. De surcroît, l'action est composée d'actes volontaires effectués de plein gré (matière), organisé par une règle (forme).
La traduction ordinaire d' hexis par « habitude » affadit un peu la notion. Une habitude paraît en effet concerner davantage les actes moteurs de base que l'habitus, à laquelle Aristote arrime tout de même la notion de vertu (qui ne saurait être entièrement automatique). La contraction de l' habitus ne se réduit pas tout à fait à l'accoutumance produite par la répétition.

Chez Thomas d'Aquin

Thomas d'Aquin développe cette notion à la base de sa morale des vertus (Somme théologique, Ia IIae). Lorsqu'il définit les habitus (Qu. 49), il les caractérise comme des qualités (art. 1) : « On appelle habitus l'arrangement suivant lequel un être est bien ou mal disposé, ou par rapport à soi ou à l'égard d'autre chose ; ainsi la santé est un habitus. ». C’est un mode d’être, un état de nos dispositions, qui détermine nos réactions (art. 2). Il ne détermine pas passivement le sujet, mais plutôt sa tendance à l’action (art. 3). C’est par les habitus que les êtres s’adaptent à leurs milieux, or comme il y a toujours besoin de s’adapter, l’habitus est nécessaire (art. 4).

Thomas d'Aquin situe les habitus (Qu. 50), principalement dans l’âme et secondairement dans le corps, puisqu’ils sont liés à des actes volontaires, mais qu’ils impliquent une réalisation corporelle (art. 1). Plus précisément, ils sont dans les puissances de l’âme, par lesquelles elle agit (art. 2). Ils sont dans les puissances sensibles, lorsque celles-ci sont rationnelles (art. 3), mais ils sont surtout dans l’intelligence et la volonté, puisqu’elles agissent intérieurement (art. 4-5).

Les habitus sont générés de plusieurs manières (Qu. 51) : certains sont naturels à l’espèce ou à l’individu, au moins à l’état d’ébauche, c’est le cas de la connaissance, mais généralement, ce n’est pas le cas de la volonté (art. 1). Les habitus sont surtout causés par les actes : « Aussi les actes, en se multipliant, engendrent-ils dans la puissance qui est passive et mue, une certaine qualité qu'on nomme habitus. » (art. 2). Généralement, nos facultés sont trop passives pour être transformées par un seul acte (art. 3). Dieu peut causer les habitus tels que la sagesse et la connaissance, parce que c’est ainsi qu’il nous rend adaptés à notre fin surnaturelle, et parce qu’il peut faire des miracles (art. 4).

En sociologie

Dans la sociologie de Marcel Mauss, l'habitus est un principe important de sa vision de « l'homme total » qui fait elle-même écho à celle de « fait social total ». Il y perçoit un « lien » englobant des dimensions diverses d'ordres physiques, psychiques, sociales et culturelles. Marcel Mauss amorce ainsi une approche multifactorielle transversale de l'homme et des faits sociaux à l'origine desquels il est.

Dans La société des individus, ouvrage de référence en histoire sociale, Norbert Elias utilise le terme latin d'habitus pour évoquer une « empreinte » de type social laissée sur la personnalité de l'individu par les diverses configurations (systèmes d'interdépendance) au sein desquelles celui-ci agit.

L'habitus selon Bourdieu

Espace social et pratiques sociales selon Pierre Bourdieu[1].

La notion d'habitus a été popularisée en France par le sociologue Pierre Bourdieu. Il semble avoir découvert ce terme dans les traductions qu'il fit, au début de sa carrière, de certains ouvrages d'Erwin Panofsky, consacrés à l'esthétique et la scolastique médiévales[2]. L'habitus est pour lui le fait de se socialiser dans un peuple traditionnel, définition qu'il résume comme un « système de dispositions réglées ». Il permet à un individu de se mouvoir dans le monde social et de l'interpréter d'une manière qui d'une part lui est propre, qui d'autre part est commune aux membres des catégories sociales auxquelles il appartient.

Le rôle des socialisations primaire (enfance, adolescence) et secondaire (âge adulte) est très important dans la structuration de l'habitus. Par le biais de cette acquisition commune de capital social, les individus de mêmes classes peuvent ainsi voir leurs comportements, leurs goûts et leurs « styles de vie » se rapprocher jusqu'à créer un habitus de classe[3]. Chacune des socialisations vécues va être incorporée (les expériences étant elles-mêmes différentes selon la classe d'origine) ce qui donnera les grilles d'interprétation pour se conduire dans le monde. L'habitus est alors la matrice des comportements individuels, et permet de rompre un déterminisme supra-individuel en montrant que le déterminisme prend appui sur les individus[réf. souhaitée]. Cet habitus influence tous les domaines de la vie (loisirs, alimentation, culture, travail, éducation, consommation…).

Citations

« L’habitus désigne chez Norbert Elias le « savoir social incorporé » qui se sédimente au cours du temps et façonne, telle une « seconde nature », l’identité tant individuelle que collective des membres d’un groupe humain qu’il s’agisse d’une famille, d’une entreprise, d’un parti ou d’une nation. » Termes clés de la sociologie de Norbert Elias [4]

« Ce qui spécifie un habitus est l'objet envisagé formellement et proprement, et non un but envisagé accidentellement et matériellement », Thomas d'Aquin, Somme Théologique.

« Cette cristallisation autour du politique n'a cessé d'obscurcir la perception d'une culture - certains diraient civilisation, habitus, ou mode d'existence - originale des peuples du Bocage. » (B. Buchet.- Descendants de Chouans, Paris, Maison des sciences de l'homme, 1995, p. XIV).

« L'hexis corporelle est la mythologie politique réalisée, incorporée, devenue disposition permanente, manière durable de se tenir, de parler, de marcher, et, par là, de sentir et de penser », Pierre Bourdieu, Le Sens pratique, L1-C4, p. 117.

« [...] l'habitus est le produit du travail d'inculcation et d'appropriation nécessaire pour que ces produits de l'histoire collective que sont les structures objectives (e. g. de la langue, de l'économie, etc.) parviennent à se reproduire, sous la forme de dispositions durables, dans tous les organismes (que l'on peut, si l'on veut, appeler individus) durablement soumis aux mêmes conditionnements, donc placés dans les mêmes conditions matérielles d'existences. » Pierre Bourdieu, Esquisse d'une théorie de la pratique, p. 282.

« Les conditionnements associés à une classe particulière de conditions d’existence produisent des habitus, systèmes de dispositions durables et transposables, structures structurées prédisposées à fonctionner comme structures structurantes, c'est-à-dire en tant que principes générateurs et organisateurs de pratiques et de représentations qui peuvent être objectivement adaptées à leur but sans supposer la visée consciente des fins et la maîtrise expresse des opérations nécessaires pour les atteindre, objectivement « réglées » et « régulières » sans être en rien le produit de l’obéissance à des règles, et, étant tout cela, collectivement orchestrées sans être le produit de l’action organisatrice d’un chef d’orchestre. », Pierre Bourdieu, Le Sens pratique, Paris, Les Éditions de Minuit, , 480 p. (ISBN 978-2-7073-0298-4), p. 88

L'habitus est également un thème littéraire, qu'on trouve par exemple chez Émile Zola ou Victor Hugo :

« Cosette était laide. Heureuse, elle eût peut-être été jolie. Nous avons déjà esquissé cette petite figure sombre. Cosette était maigre et blême. Elle avait près de huit ans, on lui en eût donné à peine six. Ses grands yeux enfoncés dans une sorte d’ombre profonde étaient presque éteints à force d’avoir pleuré. Les coins de sa bouche avaient cette courbe de l’angoisse habituelle, qu’on observe chez les condamnés et chez les malades désespérés. [...] Comme elle grelottait toujours, elle avait pris l’habitude de serrer ses deux genoux l’un contre l’autre. [...] Toute la personne de cette enfant, son allure, son attitude, le son de sa voix, ses intervalles entre un mot et l’autre, son regard, son silence, son moindre geste, exprimaient et traduisaient une seule idée : la crainte. La crainte était répandue sur elle ; elle en était pour ainsi dire couverte  ; la crainte ramenait ses coudes contre ses hanches, retirait ses talons sous ses jupes, lui faisait tenir le moins de place possible, ne lui laissait de souffle que le nécessaire, et était devenue ce qu’on pourrait appeler son habitude de corps, sans variation possible que d’augmenter. Il y avait au fond de sa prunelle un coin étonné où était la terreur. »

 Victor Hugo, Les Misérables (Deuxième partie, Livre troisième, chapitre VIII).

Voir aussi

Théoriciens

Références

Notes et références

  1. Raisons pratiques, Seuil, coll. Points, 1996, p. 21
  2. Architecture gothique et pensée scolastique (1951) ; trad. fr. et postface de Pierre Bourdieu aux éd. Minuit, coll. « Le sens commun », 1967.
  3. Questions de sociologie, p. 75
  4. « Termes clés de la sociologie de Norbert Elias », Vingtième Siècle. Revue d'histoire, no 106, , p. 29–36 (ISSN 0294-1759, DOI 10.3917/vin.106.0029, lire en ligne, consulté le )

Bibliographie

Liens externes

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