Guerre italo-turque

La guerre italo-turque (turc : Trablusgarp Savaşı, « Guerre de Tripolitaine » ; italien : Guerra di Libia, « guerre de Libye ») est un conflit qui opposa l'Empire ottoman et le royaume d'Italie du au .

Guerre italo-turque
Débarquement des troupes italiennes à Tripoli en octobre 1911
Informations générales
Date
(1 an et 19 jours)
Lieu Tripolitaine, Mer Égée
Issue

Victoire italienne

Changements territoriaux L'Italie conquit la Tripolitaine, la Cyrénaïque, le Fezzan, et le Dodécanèse.
Belligérants
Royaume d'Italie
Émirat d'Asir[1]
Empire ottoman
Ordre Senussi
Commandants
Théâtre libyen :
Augusto Aubry
Carlo Caneva
Mer Égée :
Marcello Amero D'Aste
Giovanni Ameglio
Théâtre libyen :
Abdullah Boga
Ismail Enver
Mustafa Kemal
Ahmed Sharif El-Senussi
Forces en présence
100 000 soldats engagés au cours de la guerre[2]28 000 (stationnés en Libye au début de la guerre)[3]
Pertes
3 431 morts[2] : 1 432 morts au combat et 1 948 morts de maladie ; 4 220 blessés[4]14 000 morts[5] ; 10 000 tués au cours de représailles ou d’exécutions[6]

Ce conflit permit à l'Italie d'obtenir les provinces ottomanes de Tripolitaine, de Cyrénaïque et du Fezzan. Ces provinces formèrent la Libye italienne. Durant ce conflit, les forces italiennes occupèrent le Dodécanèse dans la mer Égée. L'Italie avait accepté de rétrocéder ces îles à l'Empire ottoman lors du traité d'Ouchy[7] (aussi connu sous le nom de traité de Lausanne car il fut signé au château d'Ouchy à Lausanne en Suisse). Cependant, par manque de précision du texte, la Turquie renonça finalement à ses revendications sur les îles du Dodécanèse au profit de l'Italie par l'article 15 du traité de Lausanne de 1923.

Bien que mineur, ce conflit fut un signe précurseur de la Première Guerre mondiale, car il réveilla les nationalismes dans les Balkans. Voyant la facilité avec laquelle les Italiens avaient battu les Ottomans désorganisés, les membres de la Ligue balkanique attaquèrent l'Empire ottoman avant même la fin des hostilités avec l'Italie.

Cette guerre vit l'utilisation de nouvelles technologies militaires, comme les avions. Le , le pilote italien Giulio Gavotti en mission de reconnaissance largua quatre grenades sur les troupes ottomanes réalisant ainsi le premier bombardement aérien de l'histoire[8].

Le futur président de la Turquie et chef de la guerre d'indépendance turque, Mustafa Kemal Atatürk se distingua militairement dans ce conflit en tant que jeune officier.

Contexte

Unifiée tardivement, l'Italie arriva en retard sur le « marché colonial », elle chercha donc à se constituer un empire colonial à l'instar de ses voisins européens. Les revendications italiennes sur la Libye remontaient au congrès de Berlin en 1878, au cours duquel la France et le Royaume-Uni avaient obtenu l'occupation respective de la Tunisie et de Chypre, toutes deux provinces de l'Empire Ottoman en déclin. Lorsque les diplomates italiens eurent laissé entendre une possible opposition au traité de la part de leur gouvernement, les Français leur répondirent que Tripoli pourrait être une contrepartie. En 1902, l'Italie et la France signèrent un accord secret s'accordant la liberté d'intervenir respectivement en Tripolitaine et au Maroc[9]. Néanmoins le gouvernement italien fit peu pour profiter de cette occasion.

À la fin , les Italiens commencèrent une grande opération de lobbying en faveur d'une invasion de la Régence de Tripoli et de la formation d'une Libye italienne. Elle fut faussement dépeinte comme une région riche en ressources, bien irriguée et défendue par seulement 4 000 soldats ottomans. De plus, la population a été qualifiée comme étant hostile au pouvoir turc et amicale envers les Italiens : la future invasion fut envisagée comme une simple opération de routine.

Le gouvernement était initialement hésitant, cependant les préparatifs d'invasion furent menés durant l'été et le premier ministre Giovanni Giolitti commença à sonder les autres puissances européennes sur leurs réactions en cas d'une invasion de la Libye. Le Parti socialiste italien avait une grande influence sur l'opinion publique. Cependant, il était dans l'opposition et divisé sur la question. Il agit faiblement contre une intervention militaire. Le futur chef de file du fascisme italien, Benito Mussolini, à l'époque situé à la gauche de l'échiquier politique prit une place importante dans le mouvement anti-guerre.

Un ultimatum fut présenté au gouvernement ottoman mené par le Comité Union et Progrès dans la nuit du 26 au . À travers la médiation austro-hongroise, les Ottomans répondirent qu'ils acceptaient un transfert du contrôle de la Libye sans guerre tout en maintenant une suzeraineté formelle ottomane. Giolitti refusa et la guerre fut déclarée le .

Actions militaires

Dirigeables italiens bombardant des positions ottomanes en Libye. La guerre italo-turque fut la première guerre où des bombardements furent menés par des avions et des dirigeables[10].

Malgré le temps dont elle disposait pour préparer l'invasion, l'armée de terre italienne (Regio Esercito) était peu préparée lorsque la guerre éclata. La flotte italienne arriva en vue de Tripoli le soir du et commença à bombarder le port le . La ville fut conquise par 1 500 marins à la grande joie de la minorité interventionniste en Italie. Une autre tentative de négociation fut rejetée par les Italiens et les Ottomans se résolurent à défendre la province.

L'Empire ottoman était gravement désavantagé : son armée, en cours de restructuration et de modernisation avec l'aide allemande, possédait encore peu d'équipements modernes. Entre autres, sa flotte était peu développée et comptait surtout des navires anciens, en bois. Il ne put donc pas envoyer suffisamment de troupes pour protéger des territoires éloignés aussi grands que la Tripolitaine et les officiers durent organiser les tribus arabes et bédouines pour la défense contre l'offensive italienne[11].

Troupes italiennes à Tripoli. 1911

Le premier débarquement des troupes italiennes eut lieu le . Le contingent italien de 20 000 hommes était alors considéré comme suffisant pour réaliser la conquête. Tobrouk, Derna et Al Khums furent rapidement prises mais ce ne fut pas le cas de Benghazi. La taille du corps expéditionnaire passa à 100 000 hommes après une série de revers. Ceux-ci étaient opposés à 20 000 Arabes et 8 000 Turcs. L'opération de routine se transforma en une guerre de position. Même l'utilisation des technologies les plus avancées comme les automitrailleuses[12] ou les aéronefs par les forces italiennes ne permit pas de prendre l'ascendant[10].

Des opérations mineures eurent lieu par ailleurs en mer Rouge. En , l'Italie y fit patrouiller un navire et prétendit avoir miné la côte méridionale de Kamaran, elle bloqua le port d'al-Hodeïda le . À partir de la fin novembre, elle bombarda l'ensemble des ports yéménites. Elle soutint la tribu indépendantiste des Idrisi. L'Empire ottoman rapatria ses troupes vers la côte et arma l'imam Yahya Muhammad Hamid ed-Din qui contrôlait de fait le Yémen, face aux tribus hostiles au pouvoir ottoman[13].

Les troupes italiennes débarquées à Tobrouk après un bref bombardement le , occupèrent le littoral et avancèrent vers l'intérieur des terres en ne rencontrant qu'une faible résistance[14]. Mustafa Kemal organisa une contre-offensive et repoussa des forces italiennes dix fois plus nombreuses lors de la bataille de Tobrouk[14]. Après cette réussite, il fut assigné au quartier général à Derna le .

Le , près de Derna, 1 500 volontaires libyens attaquèrent des troupes italiennes creusant des tranchées. En infériorité numérique mais disposant d'un armement supérieur, les Italiens parvinrent à tenir la ligne. Le manque de coordination entre les unités, l'intervention de l'artillerie turque et une tentative d'encerclement menacèrent toutefois les Italiens. Des renforts parvinrent cependant à stabiliser la situation et la bataille se termina dans la soirée.

Le , le commandement italien envoya trois colonnes d'infanterie pour détruire un camp ottoman près de Derna. Les troupes occupèrent un plateau coupant les lignes de ravitaillement turques. Trois jours plus tard, les troupes ottomanes sous le commandement d'Ismail Enver attaquèrent le plateau mais furent repoussées avec de lourdes pertes par la puissance de feu italienne.

Après cela, les opérations en Cyrénaïque cessèrent jusqu'à la fin de la guerre.

Avancées vers la paix

Par un décret du , l'Italie déclara sa suzeraineté sur la Libye même si elle ne contrôlait que la bande côtière souvent assiégée par les rebelles. Les autorités italiennes adoptèrent des mesures répressives comme les pendaisons publiques[15] pour mater la rébellion ; des témoignages ont été recueillis par des photo-reporters européens, dont Gaston Chérau[16]. Elles ne réussirent cependant pas à ramener l'ordre malgré un armement largement supérieur et des effectifs quatre fois plus élevés.

L'Italie conservait cependant une totale suprématie navale et pouvait étendre sa domination sur les 2 000 km de la cote libyenne. Elle commença des opérations contre les possessions ottomanes en Mer Égée avec l'approbation des autres puissances qui étaient désireuses de mettre fin à une guerre qui durait plus longtemps que prévu. L'Italie occupa une vingtaine d'îles connues sous le nom de Dodécanèse mais cela provoqua la colère de l'Autriche-Hongrie qui s'inquiétait des conséquences sur l'irrédentisme de nations comme la Serbie ou la Grèce, pouvant fragiliser l'équilibre déjà instable de la région.

La seule autre opération militaire d'importance de l'été 1912 fut une attaque de torpilleurs italiens dans les Dardanelles le . En septembre, la Bulgarie, la Serbie et la Grèce se préparèrent à la guerre contre l'Empire Ottoman profitant de ses difficultés contre l'Italie. Le , le Monténégro déclara la guerre à l'Empire, déclenchant la Première guerre balkanique.

Le traité de Lausanne de 1912

Les délégations turques et italiennes à Lausanne. De gauche à droite (assis) : Pietro Bertolini, Mehmet Nabi Bey, Guido Fusinato, Rumbeyoglu Fahreddin et Giuseppe Volpi.

Les diplomates italiens décidèrent de tirer avantage de la situation pour obtenir un traité de paix favorable. Le , l’Italie et l’Empire ottoman signèrent le traité à Ouchy près de Lausanne[17],[18].

Les principales dispositions du traité, souvent appelé traité d’Ouchy pour le distinguer du traité de 1923 furent les suivantes[19] :

  • les Ottomans devaient retirer tout le personnel militaire des vilayets de Tripoli et Benghazi (Libye) et en retour, l’Italie rétrocédait Rhodes et une vingtaine d’îles alentour aux Turcs ;
  • les vilayets de Tripoli et Benghazi disposèrent d'un statut spécial avec un naib (régent) et un kadı (juge) pour représenter le calife ;
  • avant de nommer ces kadıs et ces naibs, les Ottomans devaient consulter le gouvernement italien ;
  • le gouvernement ottoman était responsable des dépenses des kadıs et des naibs.

Conséquences

Côté turc, la paix avec l'Italie fut suivie dès le par la mobilisation de troupes près d'Andrinople, obligeant les Bulgares, Serbes et Grecs à se placer sur la défensive[20].

Côté italien, l'invasion de la Libye fut une entreprise coûteuse. Le contrôle de la Libye fut partiel jusque dans les années 1920, lorsque les forces menées par les généraux Pietro Badoglio et Rodolfo Graziani lancèrent une violente campagne de pacification contre les rebelles de Sanousiyya.

Du fait de la Première Guerre mondiale, le Dodécanèse resta occupé par les Italiens. D'après le traité de Sèvres de 1920, l'Italie devait transférer à la Grèce la plupart des îles de la Mer Égée (sauf Rhodes) en échange d'une vaste zone d'influence en Anatolie. La défaite grecque dans la guerre gréco-turque et la fondation de la Turquie moderne créèrent une situation nouvelle rendant impossible l'application du traité. Par l'article 15 du traité de Lausanne de 1923, qui remplaçait le traité de Sèvres, la Turquie reconnaissait l'annexion du Dodécanèse par l'Italie[21].

Notes et références

  1. (en) R.B. Serjeant, Arabian Studies, C Hurst & Co, (ISBN 978-0-905838-21-2), p. 62-63
  2. Bruce Vandervort, s.v. Italo-Turkish War in World War I: The Definitive Encyclopedia and Document Collection vol.2, p.819-821
  3. The History of the Italian-Turkish War, William Henry Beehler, p.13
  4. Jack Greene, s.v. Italo-Ottoman War (1911-1912) in Conflict and Conquest in the Islamic World: A Historical Encyclopedia vol.1 p. 440
  5. James C. Bradford: International Encyclopedia of Military History, Routledge 2006, page 674
  6. Spencer Tucker, Priscilla Mary Roberts: World War I: A Student Encyclopedia, ABC-CLIO, 2005, (ISBN 1-85109-879-8), page 946.
  7. http://www.mtholyoke.edu/acad/intrel/boshtml/bos142.htm
  8. U.S. Centennial of Flight Commission: « Aviation at the Start of the First World War »(ArchiveWikiwixArchive.isGoogle • Que faire ?) (consulté le )
  9. (en) « Alliance System / System of alliances »(ArchiveWikiwixArchive.isGoogle • Que faire ?), thecorner.org (consulté le )
  10. Biddle 2002, p. 19.
  11. M. Taylan Sorgun, « Bitmeyen Savas », 1972. Memoirs of Halil Pasa
  12. Crow, Encyclopedia of Armored Cars, pg.104.
  13. John Baldry, « Arabian studies, Volume 3 », University of Cambridge, Middle East Centre, (consulté le )
  14. « 1911–1912 Turco-Italian War and Captain Mustafa Kemal ». Ministry of Culture of Turkey, edited by Turkish Armed Forces-Division of History and Strategical Studies, pages 62–65, Ankara, 1985.
  15. « Catalogue - Creaphis », sur www.editions-creaphis.com (consulté le )
  16. Pierre Schill, Réveiller l'archive d'une guerre coloniale. Photographies et écrits de Gaston Chérau, correspondant de guerre lors du conflit italo-turc pour la Libye (1911-1912), Créaphis, 2018 (ISBN 9782354281410).
  17. Treaty of Peace Between Italy and Turkey The American Journal of International Law, Vol. 7, No. 1, Supplement: Official Documents (Jan., 1913), p. 58–62, doi:10.2307/2212446
  18. (en) « Treaty of Lausanne, October, 1912 », Mount Holyoke College, Program in International Relations
  19. (tr) « Uşi (Ouchy) Antlaşması »(ArchiveWikiwixArchive.isGoogle • Que faire ?), Bildirmem.com, (consulté le )
  20. Alfred Colling, La Prodigieuse histoire de la Bourse, Paris, Société d'éditions économiques et financières, , p. 339
  21. Treaty of Lausanne, July 24, 1923.

Annexes

Bibliographie

  • (en) Tami Davis Biddle, Rhetoric and Reality in Air Warfare : The Evolution of British and American Ideas about Strategic Bombing, 1914–1945, Princeton, Princeton University Press, (ISBN 978-0-691-12010-2).
  • Childs, Timothy W. Italo-Turkish Diplomacy and the War Over Libya, 1911–1912. Brill, Leiden, 1990. (ISBN 90-04-09025-8).
  • Crow, Duncan, and Icks, Robert J. Encyclopedia of Armored Cars. Chatwell Books, Secaucus, NJ, 1976. (ISBN 0-89009-058-0).
  • Maltese, Paolo. « L'impresa di Libia », in Storia Illustrata #167, October 1971.
  • Paris, Michael. Winged Warfare. Manchester University Press, New York, 1992, p. 106–115.
  • « 1911–1912 Turco-Italian War and Captain Mustafa Kemal ». Ministry of Culture of Turkey, edited by Turkish Armed Forces-Division of History and Strategical Studies, pages 62–65, Ankara, 1985.
  • Pierre Schill, Réveiller l'archive d'une guerre coloniale. Photographies et écrits de Gaston Chérau, correspondant de guerre lors du conflit italo-turc pour la Libye (1911-1912), Créaphis, 2018 (ISBN 9782354281410).

Articles connexes

Liens externes

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