Gaz moutarde

Le gaz moutarde est un composé chimique cytotoxique et vésicant qui a la capacité de former de grandes vésicules sur la peau exposée.

« Ypérite  » redirige ici. Pour tableau du peintre Jan Theuninck, voir Ypérite (Theuninck).

Pour les articles homonymes, voir Moutarde.

Gaz moutarde

Identification
Nom UICPA 1-chloro-2‑[(2‑chloroéthyl)sulfanyl]éthane
Synonymes

sulfure de 2,2'‑dichlorodiéthyle

No CAS 505-60-2
No ECHA 100.209.973
PubChem 10461
SMILES
InChI
Propriétés chimiques
Formule C4H8Cl2S  [Isomères]
Masse molaire[1] 159,077 ± 0,013 g/mol
C 30,2 %, H 5,07 %, Cl 44,57 %, S 20,16 %,
Propriétés physiques
fusion 13,5 °C[2]
ébullition 216 °C[2]
Solubilité 684 mg·l-1 dans l'eau à 25 °C[2]
Pression de vapeur saturante 0,11 mmHg à 25 °C[2]
Précautions
Directive 67/548/EEC

T+

N


Transport
-
   2927   
Classification du CIRC
Groupe 1 : Cancérogène pour l'homme[3]

Unités du SI et CNTP, sauf indication contraire.

Il a été particulièrement utilisé comme arme chimique visant à infliger de graves brûlures chimiques des yeux, de la peau et des muqueuses, y compris à travers les vêtements et à travers le caoutchouc naturel des bottes et masques, durant la Première Guerre mondiale et lors de plusieurs conflits coloniaux, puis, plus récemment, lors de la guerre Iran-Irak.

Sous sa forme pure et à température ambiante, c'est un liquide visqueux incolore et inodore qui provoque, après un certain temps (de quelques minutes à quelques heures), des cloques sur la peau. Il attaque également les yeux et les poumons.

Son nom vient du fait qu'une forme impure de ce gaz avait une odeur qui ressemblait à celle de la moutarde, de l'ail ou du raifort. Il est aussi nommé parfois ypérite (dérivé du nom de la ville d'Ypres (Ieper en flamand) en Belgique où il fut utilisé massivement au combat en [4] après un premier test allemand contre les troupes britanniques à Ypres en juillet de la même année), moutarde au soufre, Kampfstoff LOST ou gaz LOST. Il peut être létal mais sa première fonction est d'être très fortement incapacitant.

Origine

Diffuseur de gaz de combat (asphyxiant), laboratoire du service de santé de l'armée américaine, 1re guerre mondiale

Sa première synthèse connue remonte à 1860 et fut réalisée par Frederick Guthrie, mais il est possible que ses premiers développements remontent à César Despretz aux alentours de 1822.

V. Meyer publia un article en 1886 expliquant une synthèse produisant un bon rendement.

L'acronyme allemand « LOST » vient de la combinaison des noms des deux chimistes allemands Lommel (LO) et Steinkopf (ST)[5] qui développèrent un procédé de production en masse pour l'utilisation militaire alors qu'ils travaillaient pour l'entreprise allemande Bayer AG.


Protestations

Comme en témoigne l'appel de la Croix-Rouge lancé aux belligérants contre l'emploi de gaz vénéneux[6] du , alors que les usines de munitions commencent à augmenter la fabrication d’armes chimiques pour atteindre environ 1/3 de la fabrication à la fin de l'automne 1918, l'usage des gaz « vénéneux » suscitera l'indignation de nombreux groupes et personnalités dans tous les camps. Néanmoins, la course aux armements se traduira par une production continue et massive d'armes chimiques jusqu'à la fin de la guerre froide. Nonobstant le Protocole de Genève de 1925 (Protocole concernant la prohibition d'emploi à la guerre de gaz asphyxiants, toxiques ou similaires et de moyens bactériologiques), ce n'est que 70 ans plus tard que des décisions importantes visant l'interdiction et la destruction de ces armes seront prises (la Convention sur l'interdiction des armes chimiques a été signée en 1993).

Essais et premières utilisations

La première utilisation lors de combats de l’ypérite a lieu lors de la nuit du 12 au 13 juillet lors d’essais allemands contre les troupes britanniques stationnées près d’Ypres, trois semaines avant l’offensive allemande signant le début de la troisième bataille d’Ypres. Durant cette bataille, cela sera la première utilisation massive de ce gaz en septembre 1917.

Un autre gaz (le chlore) avait déjà été utilisé par les Allemands contre les Alliés lors de la deuxième bataille d’Ypres en avril 1915.

Après analyses des échantillons prélevés sur les champs de bataille en , les français André Job et Gabriel Bertrand proposèrent en un nouveau procédé impliquant le barbotage d'éthylène sous pression dans du chlorure de soufre. Ce nouveau mode opératoire, qui aurait été un facteur essentiel pour gagner la seconde bataille de la Marne[réf. nécessaire] permettait une fabrication trente fois plus rapide que celle du procédé allemand.

Photo pédagogique montrant deux soldats de la Première Guerre mondiale, l'un portant son masque à gaz, l'autre s'apprêtant à le mettre (archives du service de santé des armées américaines). L'ypérite a été le « gaz » le plus utilisé.

La France produit 7 000 obus à ypérite par mois en 1917 et 88 000 obus par mois en 1918[7].

Dans les années 1930 et 1940, des centaines de recrues indiennes de l’armée britannique ont été utilisées afin de déterminer quelle quantité de gaz était nécessaire pour tuer un être humain. Les quantités utilisées sur les soldats indiens n'étaient pas mortelles, mais ces derniers ne disposaient pas de protections adéquates et n'étaient pas informés des risques qu'ils encouraient. Beaucoup ont souffert de graves brûlures et développé des maladies[8].

Utilisation dans d'autres conflits

Affiche américaine de la Seconde Guerre mondiale : « Le gaz moutarde sent l'ail... le raifort, la moutarde. Vésicant puissant »

Après la guerre du Golfe, plusieurs centaines de tonnes de gaz moutarde sont éliminées en Irak par l'UNSCOM.

Début 2014, le stock de 26,3 tonnes d'ypérite détenu par la Libye a fini d'être détruit par les États-Unis après un contrat d'un montant maximal de 950 millions de dollars passé en à trois sociétés[17].

Chimie

Chimiquement, le gaz moutarde appartient à la famille des thioéthers et a pour formule : C4H8Cl2S. Sa dénomination chimique est sulfure de 2,2'-dichlorodiéthyle. Certains additifs permettent de le rendre gazeux.

Plusieurs variantes ont vu le jour :

  • H, HS ou moutarde de Levinstein : fabriquée grâce à la réaction sous contrôle entre de l'éthylène et du monochlorure de soufre. Sans distillation, le résultat contient 20 à 30 % d'impuretés ce qui fait qu'elle ne se conditionne pas aussi bien que la version HD.
  • HD, nommée Pyro par les Britanniques. Gaz moutarde distillé et pur à environ 96 %. Le terme de gaz moutarde se réfère généralement à cette variante.
  • HT, nommé Runcol par les Britanniques. Cette variante était obtenue par la réaction entre du thiodiglycol (en) et du chlorure de soufre.
  • HL, un mélange entre la variante HD et la lewisite (L), le gaz fut testé dans les années 1920.
  • HQ, un mélange entre la variante HD et la sesquimoutarde (Q). Cette dernière formule est due à Gates et Moore en 1946.

Effets

Peinture faite à l’Hôpital central de Vichy, représentant une brûlure d'un dos du soldat américain (J. Leifer), par le gaz moutarde (dessin aquarellé ou gouache réalisé par le Sgt. E.R. Brainard)
Les impacts externes les plus visibles de l'ypérite sont les cloques qu'il provoque, plusieurs heures après le contact avec les molécules, surtout là où la peau est fine et/ou moite.
Test effectué durant la Première Guerre mondiale par application sur la peau de l'avant-bras
Brûlures du côté gauche d'un soldat dues à l'ypérite (en cours de soins) ; Première Guerre mondiale
Soldat canadien souffrant de brûlures et de cloques causées par l'exposition au gaz moutarde (vers 1917-1918).
Brûlure du dos (une semaine après l'exposition au gaz)
Dermatologie expérimentale : Petites cloques résultant d'une exposition du bas du visage à une petite quantité de vapeur d'ypérite ; Photo argentique noir & blanc colorée à la main. Source : Archives médicales militaires des États-Unis (expérimentation, durant la 1re guerre mondiale) par le gaz moutarde (vers 1917-18).

L’ypérite est un puissant vésicant. Sous forme de vapeurs, il attaque les voies respiratoires. Les yeux sont atteints avec une cécité temporaire et la peau en contact avec le produit devient enflammée. Les zones moites de la peau sont plus touchées, ainsi que les muqueuses sensibles. La réaction cutanée évolue en cloques remplies de liquides au bout de 4 à 8 heures si aucun traitement n’est administré. Dispersé sous forme de particules, le gaz s’introduit dans le système respiratoire et détruit les muqueuses avec une détresse respiratoire. Les poumons sont atteints avec des emphysèmes et des œdèmes consécutifs à la présence de fluides qui peuvent entraîner une mort similaire à la noyade si la dose est très forte.

À terme, le patient présente une anémie, une baisse de la résistance immunitaire et développe une prédisposition aux cancers, l’ypérite étant un agent mutagène, et ceci même à de faibles concentrations. Il peut en effet entraîner une lésion grave : rupture simultanée de deux liaisons phosphodiester homologues, entraînant une cassure de la double hélice d'ADN[18]. Les lésions des tissus mettent beaucoup de temps à guérir et s'apparentent à de sévères brûlures. En cas d'ingestion d’aliments contaminés, on assiste à une perte de poids importante et des troubles digestifs. Sous forme liquide, l'ypérite peut contaminer des zones de manière durable ce qui augmente le risque de contamination par ingestion ou contact avec des objets souillés. Elle reste durablement active à l'abri de l'air, et dans l'air en dessous de 6 °C.

Témoignage d'un Kurde, concernant une attaque de l'armée irakienne, dans les années 1980 : « Une odeur d'ail et de fruits pourris m'a d'abord mis en alerte, puis les gens que je croisais se plaignaient de ne plus pouvoir respirer, ils avaient de violentes quintes de toux et des brûlures aux yeux. »

Utilisations non militaires

Les moutardes azotées sont utilisées dans le traitement des cancers, en entrant dans la composition de certaines chimiothérapies dites cytotoxiques. Leurs propriétés médicales ont été découvertes peu après la fin de la Première Guerre mondiale.

Source de pollution et de risque à long terme

Au XXe siècle, des millions de tonnes d'obus non explosés ou non utilisés ont été jetés en mer. Nombre d'entre eux contenaient de l'ypérite et d'autres toxiques de guerre. Ces munitions immergées se corrodent lentement et après 80 ans environ commencent à libérer leur contenu. Ce contenu toxique présente un danger pour la faune marine[19] et peut en outre être remonté dans les filets de pêche ou éparpillé par des travaux sous-marins. Les obus à l'ypérite immergés sont ainsi devenus une source durable de risques pour l'homme et les écosystèmes.

L'ypérite se dégrade lentement, il faut plusieurs siècles pour la dégrader dans l'eau froide. L'ypérite est stable et, selon une étude belge récente, dans un milieu stable (vase non remuée, non bioturbée), le gaz moutarde perdu par un obus corrodé immergé après la seconde Guerre mondiale reste « dans un rayon de 3 cm autour de l’obus »[20].

Il en va autrement si cet obus est déplacé ou remonté dans un chalut ou par le courant. Dans ce dernier cas, la cargaison peut être contaminée (l'ypérite ne se transforme en gaz ou n'est active qu'à partir de 6 °C) et les pêcheurs peuvent être brûlés. Par exemple, en mer Baltique où de nombreuses immersions de munitions chargées à l'ypérite ont eu lieu. Des pêcheurs suédois ou polonais (24 cas) ont été brûlés par de l'ypérite ramenée dans leurs filets, et plus récemment en 1997[21]. On peut se demander si des poissons contaminés n'ont pas déjà été commercialisés. Mais, sauf accident ou acte terroriste, les problèmes majeurs potentiels sont surtout de moyen et long terme. En effet, pour « améliorer » l'efficacité militaire de l'ypérite, efficacité dans le froid, effets synergiques avec l'arsenic, etc., les chimistes ont produit un « Gaz moutarde visqueux » (Viscous mustard gas) en lui ajoutant d'autres produits, ayant pour effet d'épaissir la substance[22].

Le « Gaz moutarde visqueux » a un aspect totalement différent du gaz moutarde ordinaire, il réagit également très différemment notamment dans l'eau où il reste très stable. Sa couleur va du brun-rougeâtre au noir en passant par le marron-vert[22]. Sa consistance évoque à la fois une pâte épaisse et très collante et la cire d'abeille. Environ 20 % du gaz moutarde produit a été transformé en gaz moutarde visqueux. Des agents épaississants insolubles dans l'eau tels que du polystyrène et de la « cire montan » (ou cire de lignite) empêchent ce gaz moutarde de réagir avec l'eau de mer, mais il reste écotoxique[23] et très toxique pour les humains qui le touchent ou en inhalent les vapeurs ou des particules. L'hydrolyse naturelle en est très ralentie et ne se fait qu'après que le gaz moutarde a diffusé à partir du gaz moutarde visqueux[22]. Les agents épaississants restent et forment une croûte incluant souvent du sable fin et de particules de vase, pouvant évoquer une galette de pétrole. Le produit reste ainsi actif des décennies voire plus. Plus le morceau est gros, plus longue sera sa durée de vie[22]. Comme il est élastique, il est très difficile de le récupérer par des moyens mécaniques[22].

Vadim Paka, directeur d'un institut d'océanographie russe, a montré en Baltique que quelques espèces de microorganismes s'adaptent à la présence d'ypérite. Ils pourraient servir de bioindicateurs[24].

Notes et références

  1. Masse molaire calculée d’après « Atomic weights of the elements 2007 », sur www.chem.qmul.ac.uk.
  2. ChemIDplus
  3. IARC Working Group on the Evaluation of Carcinogenic Risks to Humans, « Evaluations Globales de la Cancérogénicité pour l'Homme, Groupe 1 : Cancérogènes pour l'homme », sur http://monographs.iarc.fr, CIRC, (consulté le ).
  4. Daniel Riche, La Guerre Chimique et Biologique, Belfond, Paris, 1982 (ISBN 2-7144-1518-0), p. 104.
  5. (en) Sulfur Mustard Research—Strategies for the Development of Improved Medical Therapy
  6. Appel aux belligérants contre l'emploi de gaz vénéneux
  7. 'Foch et la bataille de 1918', p. 161, André Laffargue, éditions Arthaud.
  8. (en-GB) Rob Evans, « Military scientists tested mustard gas on Indians », The Guardian, (ISSN 0261-3077, lire en ligne, consulté le )
  9. Blister Agent: Sulfur Mustard (H, HD, HS), CBWinfo.com
  10. Sven Lindqvist, Maintenant tu es mort. Le siècle des bombes, Le Serpent à plumes, 2002, p. 102-103
  11. (en) Daniel Feakes, Mary Kaldor (éditeur), Helmut Anheier (éditeur) et Marlies Glasius (éditeur), Global Civil Society Yearbook 2003, Oxford University Press, (ISBN 0-19-926655-7, lire en ligne), « Global society and biological and chemical weapons », p. 87–117
  12. Sven Lindqvist, Maintenant tu es mort. Le siècle des bombes, Le Serpent à plumes, 2002, p. 134-135
  13. Christian Bernardac, Les médecins maudits, France empire,
  14. « Les armes chimiques dans l'Histoire », sur http://non-proliferation.irsn.fr/, Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (consulté le )
  15. Stéphane Mantoux, Les guerres du Tchad, 1969-1987, Paris, 978-2917575499, , 108 p. (ISBN 979-10-210-0264-7), p. 97
  16. Colonel Petit, « 53) Les bombardements du 10 septembre 1987 », http://www.air-insignes.fr/ (consulté le ).
  17. Philippe Chapleau, « Libye: le dernier stock de gaz moutarde détruit par la firme US Parsons », sur Ouest-France, (consulté le )
  18. Encyclopaedia Universalis Thesaurus, article « Radiobiologie » par Ethel Moustacchi et Raymond Devoret, p. 462 à 465
  19. Emelyanov, E.M., Kravtzov, V.A., et Paka, V.T. 2000. Danger to life of areas of dumped trophy chemical munitions in the Skagerrak Sea and in the Bornholm Basin. Baltic Sea. In: Local Agenda 21. Through Casc Method Research and Teaching Towards a Sustainable Future. München, Mering, 58-64.
  20. Commission OSPAR ; Autres usages et impacts de l’homme ; Munitions immergées, Bilan de santé 2010
  21. Une bombe à retardement dans les mers du Nord, sur le site presseurop.eu, consulté le 8 février 2014
  22. HELCOM, 1994 (voir bibliographie)
  23. Waleij, A.; Ahlberg, M.; Berglind, R.; Muribi, M.; Eriksson, J. (2002). Ecotoxicity of mustard gas, Clark I, Clark II and the metabolite tetraphenyldiarsine oxide occurring in sea-dumped chemical munition, in: Missiaen, T. et al. (2002). Chemical munition dump sites in coastal environments. p. 121-132,
  24. Paka, V and Spiridonov, M, ‘Research of Dumped Chemical Weapons made by R/V “Professor Shtokman” in the Gotland, Bornholm and Skagerrak Dump Sites’, Eds. T Missiaen, and JP Henriet, Chemical Munition Dump Sites in Coastal Environments, 2002, p. 27-42.

Annexes

Articles connexes

Liens externes

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