De l'âme

De l'âme (latin : De Anima ; grec : Περὶ Ψυχῆς / Peri psychès) est une œuvre majeure d’Aristote sur les principes du vivant, son mouvement, sa génération, ses passions, ses dispositions et ses moyens de connaissance. Ce traité est considéré comme la première œuvre systématique de psychologie et de théorie de la connaissance. Il a été abondamment commenté dans l'Antiquité et au Moyen Âge, par des penseurs grecs (Alexandre d'Aphrodise), romains (Thémistius) ou médiévaux, en langue arabe (Avicenne, Averroès) ou latine (Thomas d'Aquin).

Pour les articles homonymes, voir Âme (homonymie).

De l'âme (De Anima)

Expositio et quaestiones in Aristoteles De Anima, par Jean Buridan, vers 1362

Auteur Aristote

La notion d'âme

Le concept aristotélicien d'âme est difficile à comprendre car il va à l'encontre de notre conception moderne habituelle d'une âme qui serait une sorte de substance spirituelle « habitant » un corps. Pour contourner cette difficulté, quelques commentateurs ont proposé que le terme âme d'Aristote soit traduit par souffle de vie.

Pour bien comprendre le concept aristotélicien d'âme, il faut le replacer dans le contexte de la physique et de la métaphysique d'Aristote. Aristote soutient que toute substance est un composé d'une forme et d'une matière (hylémorphisme). Dans le traité De l'âme, Aristote soutient en particulier qu'une âme est la forme d'un être vivant, c'est-à-dire ce par quoi un être peut être dit vivant. En d'autres termes, l'âme n'est pas une substance distincte du corps vivant. Elle en est le principe de vie en ce sens que c'est la possession d'une âme (d'une sorte spécifique) qui fait qu’un corps naturel organisé est doué de vie. L'union de l'âme et du corps est un fait primitif. Et la notion d'un corps sans âme, ou d'une âme dans une sorte inappropriée de corps, est simplement inintelligible, chez les plantes et les animaux.

Aristote propose comme définition la plus commune de l'âme (c'est-à-dire celle qui convient à toutes les sortes d' âmes[1]) la définition suivante : « L'âme est l'acte premier d'un corps organisé[2]. »

Cette notion d'âme s'applique aux trois sortes d'âmes que distingue Aristote, l'âme des végétaux, l'âme des animaux, et l'âme humaine :

  • L'âme végétale est douée de la faculté nutritive, qui comprend la capacité de croître et la capacité d'engendrer. « L'âme du végétal est ce qui engendre un être semblable selon l'espèce[3] »
  • L'âme animale se distingue de l'âme végétale en ce qu'elle est douée d'une faculté de sentir[4].
  • L'âme humaine se distingue de l'âme animale en ce qu'elle a une faculté de connaître (l'intelligence). C'est donc par la connaissance, c'est-à-dire la manière d'être d'une certaine façon des choses connues, que se définit l'âme animale et humaine : « L'âme est d'une certaine manière toute chose[5] ».

Ces distinctions permettront aux commentateurs d'établir trois espèces d'âme : l'âme végétative, l'âme sensitive et l'âme intellective.

D'autre part, selon certains commentateurs, par exemple Averroès qui sera contredit sur ce point par Thomas d'Aquin, il spécule qu'une partie de l'âme — l'intellect — peut être séparée du corps ou des autres facultés[6].

Présentation architectonique de l’œuvre

Aristote expose ses vues philosophiques sur la nature des êtres vivants. Sa discussion porte sur les divers types d'âme que possèdent des êtres vivants de différentes sortes se distinguant par leurs processus vitaux. Ainsi les végétaux ont la capacité de se nourrir et de se reproduire, ce qui est le minimum qui doit être possédé par n'importe quelle sorte d'être vivant. Les animaux moins complexes que l’homme possèdent, en outre, les facultés sensitive, perceptive ainsi que la faculté du mouvement local, ce qu'Aristote étudiera avec le problème de la motricité (livre II). Les humains ont toutes ces facultés avec, de plus, l'intellect. On trouve aussi dans cet ouvrage une théorie du processus de l'intellection des intelligibles qui est l’un des piliers de la noétique : l'intellect « agent » est le principe actif de notre intellect qui fait en sorte que notre intellect « patient » saisisse ou devienne les intelligibles.

Section I

Psyché, personnification de l'âme dans la mythologie grecque.
Opinion des philosophes antérieurs à Aristote

La section I discute l’opinion des philosophes antérieurs à Aristote sur la question de l'âme[7] et définit le domaine et la méthode de la recherche à effectuer, c'est-à-dire le problème épistémologique de la science de l'âme[8]. Au chapitre 1, Aristote se demande d'emblée à quelle discipline appartient le discours sur l'âme, en déterminant que le but de son enquête est de dire ce qu'est l'âme (c'est-à-dire son essence)[9], et de savoir si elle comporte plusieurs parties ou si elle est unique, et afin de savoir s'il faut s'enquérir uniquement de l'âme humaine ou s'il existe une définition commune de l'âme[10]. « Tout est plein de dieux… »[11] dans l'Épinomis[12] et dans le traité de l'âme[13].

Dans cette optique, Aristote discute avec ses prédécesseurs comme Platon, Anaxagore, Héraclite, etc. Après cette discussion, Aristote aboutit à la définition suivante, au début du livre II :

« L'âme est la réalisation (entéléchie) première d’un corps naturel organisé[14]. »

Section II

Le système d’Aristote concernant les trois premiers des quatre types différents (ou parties) d'âme
l'âme nutritive (végétative), l'âme sensitive, l'âme appétitive, l'âme intellective. « L'âme (...) se définit par les fonctions nutritive, sensitive, cogitative et par le mouvement[15] »  :
  • l’âme végétative permet à toutes les espèces d’êtres vivants, végétaux ou animaux, de se nourrir elles-mêmes (fonction nutritive) et de se reproduire (fonction générative).
  • l’âme sensitive est dotée de la capacité de sentir et de percevoir. Tous les animaux possèdent au moins un sens qui est le toucher. Tous les animaux qui ont la capacité de sentir le plaisir et la douleur ont également le désir. L'âme sensitive donne les sens (du plus bas au plus haut : le toucher, le goût, l'odorat, l'ouïe, la vue), la perception du plaisir et de la douleur, le désir, puis - pour certains vivants supérieurs - l'imagination et le sens commun (κοινὴ αἲσθησις : l'homme sent qu'il sent et discrimine les diverses sensations).
  • l'âme motrice, dite faculté appétitive, fait que les animaux les plus parfaits peuvent se mouvoir pour satisfaire leurs besoins. La faculté motrice n'est pas une âme à part entière, même si Aristote parle de quatre fonctions (nutrition, sensation, mouvement, pensée) (413 a 23 ; 423 b 11-13).
  • l'âme intellective appartient seulement aux animaux rationnels, autrement dit aux humains, et fera l'objet d'un traitement plus détaillé dans la section III.

Section III

L'âme en tant qu'intellect et comme puissance de connaître.

Aristote nomme « forme » (εἶδος), les réalités intelligibles qui permettent de saisir abstraitement ce qu’est une table, ou un arbre, et de reconnaître par la suite ces individus particuliers appréhendés concrètement par l’expérience de nos sens. Il pose l’intellect, le noûs (νοῦς), comme un principe capable de recevoir la forme. La saisie de ces formes intelligibles est une et indivisible, elle est directe, immédiate et permanente (sauf défaillance de la mémoire). Dans cet acte de connaître, l’intelligence coïncide réellement avec l’objet appréhendé et a en même temps conscience de soi : Aristote peut donc dire que « l’intelligence en activité s’identifie aux affaires qu’elle pense[16]. »

« L'âme est d'une certaine manière toutes choses »

La première définition de l'âme dans sa puissance de connaître (qui concerne l'animal et l'homme), est la suivante : « L'âme est d'une certaine manière toutes choses (ἡ ψυχὴ τὰ ὄντα πώς ἐστι πάντα) »[5]. Aristote qualifie alors l'existence de la chose dans la conscience en affirmant que « ce n’est pas la pierre qui est dans l’âme, mais sa forme (ὁ λίθος ἐν τῇ ψυχῇ, ἀλλὰ τὸ εἶδος) »[17]. C'est ici l’origine de l’élaboration conceptuelle de la notion d’inexistence intentionnelle des objets dans l’esprit. L’expression « ἀλλὰ τὸ εἶδος » désigne la pierre en tant qu’elle existe dans la ψυχῇ, dans l’âme. « Ce n’est pas la pierre », veut dire que la pierre « dans » l’âme est d’une autre nature que la pierre « hors » de l’âme. En effet, « autre est l’eau, autre est l’essence de l’eau », dit-il à un autre endroit[18]. Donc la forme de la pierre est autre que la pierre elle-même. La pierre existe bien d’une certaine façon dans l’âme, quelque chose de la pierre y subsiste. Cela ne veut pas sous-entendre que la pierre existe approximativement dans l’âme, mais qu’elle y existe sous un certain mode. Ce mode est justement l’existence intentionnelle : l’existence dans l’âme de ce que l’âme reçoit. Aristote précise par une analogie ce qu'il entend par là : la pierre telle qu'elle est connue dans l'âme « est, par analogie, dans l’âme comme la main est un instrument, et l’intellect est à son tour forme des formes »[19].

Le problème de l'intellection des intelligibles

Théorie du processus de l'intellection des intelligibles

L'intellect agent (en acte) est le principe actif de notre intellect qui fait en sorte que notre intellect possible (en puissance) saisisse ou devienne les intelligibles, tandis que l'intellect patient (passif) ne fait que recevoir la forme sensible des objets connus. Les développements sur l'intelligence de De Anima seront l'occasion de nombreuses querelles, notamment au Moyen Âge, autour de la question dite de l'intellect séparé du corps après la mort (χωρισθείς, χωριστός)[20].

Notes et références

  1. Thomas d'Aquin, Commentaire du De Anima d'Aristote, l. 2, chap. 1, 233.
  2. De Anima, 412 a 27.
  3. De anima, 416 b 20.
  4. De Anima, III, 1 424 b 22.
  5. De anima, 431 b 20, trad. Bodeus.
  6. Voir la querelle entre Thomas d'Aquin et Averroès autour de l'intellect agent à propos de certains passages du De Anima d'Aristote. Voir Averroès, Grand Commentaire du De anima d'Aristote, et Thomas d'Aquin, De l'unité de l'intellect contre Averroès, édition bilingue publiée sous le titre Contre Averroès, trad. par A. de Libéra, Flammarion, 1995.
  7. De Anima, l, 2, 403 b 20.
  8. De Anima, I, 1, 402 a-403 b 20.
  9. De Anima, l, 1, 402 a.
  10. De Anima, I, 1, 402 a 22.
  11. Cette formule de Thalès de Milet se retrouve au Livre X des Lois de Platon (899 b).
  12. 991 d.
  13. De Anima, I, 5, 411 a.
  14. De Anima, 412 a 27 (trad. J. Tricot).
  15. De l'âme, II, 2, 413 b 14, trad. R. Bodéüs.
  16. De l’âme, III, 7, 431 a 1 et 431 b 17.
  17. De l’âme, 431 b 29 (trad. Jules Tricot).
  18. De l’âme, 429 b 11 (trad. J. Tricot).
  19. De l’âme, 432 a (trad. J. Tricot).
  20. Thomas d'Aquin, De l'unité de l'intellect contre Averroès, édition bilingue publiée sous le titre Contre Averroès, trad. par A. de Libéra, Flammarion, 1995.

Bibliographie

Éditions du texte

  • William David Ross, Aristotelis De anima, Oxford Classical Texts, 1956.

Traductions françaises

  • Aristote, Traité de l’âme, Traduit et annoté par G. Rodier, Paris, Leroux, 1900, t.1 : Texte et  traduction ; t. 2 : Commentaire (Vrin Reprise, 1985).
  • Aristote, De l’âme, Traduction nouvelle et notes par J. Tricot, Paris, Vrin, 1988 (1934).
  • Aristote, De l'âme, texte établi par A. Jannone, traduction et notes de E. Barbotin, Les Belles Lettres, 1966, Gallimard, Tel, 1994.
  • Aristote, De l’âme, traduction inédite, notes et bibliographie par R. Bodéüs, Paris, GF Flammarion,  1993 ; repris dans Aristote, Œuvres complètes, sous la direction de P. Pellegrin, Flammarion,  2014.
  • Aristote, De l’âme, Édition, traduction, présentation et notes par P. Thillet, Paris, Gallimard, Folio Essais,  2005.

Éditions des commentaires anciens et médiévaux

  • Alexandre d'Aphrodise, De l’âme, Texte grec introduit, traduit et annoté par M. Bergeron et  M. Dufour, Paris, Vrin, 2008.
  • (en) Alexander of Aphrodisias, On the Soul, Part I: Soul as Form of the Body, Parts of the Soul,  Nourishment, and Perception, Translated, with an Introduction and Commentary by  V.  Caston, Ancient Commentators on Aristotle Series, Londres, Bristol Classical Press, 2012.
  • Thomas d'Aquin, Commentaire du Traité De l’âme d'Aristote, traduction inédite, présentation, notes et bibliographie par Jean-Marie Vernier, Paris, Vrin, 2007.
  • Thomas d'Aquin, De l'unité de l'intellect contre Averroès, édition bilingue publiée sous le titre Contre Averroès, trad. par A. de Libéra, Flammarion, 1995.
  • Averroès, L'intelligence et la pensée (extraits du Grand Commentaire du De anima d'Aristote), traduction d'Alain de Libera, Paris, Flammarion, 1998.

Études en français

  • Léon Robin, La pensée hellénique des origines à Épicure : questions de méthode, de critique et d’histoire, Paris, P.U.F., , 555 p. (lire en ligne), p. 385 à 422 : Aristote, le traité De l’âme (par G. Rodier)
  • Stanislas Cantin, « L'âme sensitive d'après le De Anima d’Aristote », Laval théologique et philosophique, vol. 3, no 2, , p. 149-176 (lire en ligne)
  • Gérard Verbeke, « Comment Aristote conçoit-il l’immatériel ? », Revue Philosophique de Louvain, vol. 44, no 2, , p. 205-236 (lire en ligne, consulté le ).
  • André Samson, « Aristote et les théories présocratiques sur la connaissance », Laval théologique et philosophique, vol. 22, no 1, , p. 22-44 (lire en ligne, consulté le ).
  • Clodius Piat, « L’âme et ses facultés d’après Aristote », Revue néo-scolastique, no 34, , p. 153-172 (lire en ligne, consulté le ).
  • Martin Achard, Épistémologie et pratique de la science chez Aristote. Les Seconds Analytiques et la définition de l’âme dans le De Anima, Paris, Klincksieck, 2004.
  • David Ross, Aristote (1923), trad., Montreux (Suisse), Gamma, 1971, p. 181-214.
  • Walter Burley, Commentarium in Aristotelis De Anima L.III Édition Critique traduction inédite, présentation et critique textuelle à partir de 4 manuscrits en paléographie médiévale (transcription interactive) par Mario Tonelotto, Luxembourg, 2016.
  • Gilbert Romeyer-Dherbey (dir.), Corps et âme, Sur le De anima d’Aristote, Études réunies par C. Viano, Paris, Vrin, 1996.
  • Annick Jaulin, « L’âme et la vie selon Aristote », Kairos, 9, 1997, p. 121-140.

Articles connexes

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