Culte du prince Philip

Le culte du prince Philip est une variante du mouvement John Frum, localisée dans quelques villages du sud-ouest de l'île de Tanna au Vanuatu, notamment Yaohnanen et Ikunala. Les pratiquants du culte révèrent comme une divinité le prince Philip, duc d'Édimbourg, époux de la reine Élisabeth II.

Carte de situation des lieux mentionnés dans l'article, sur l'île de Tanna (Vanuatu).

Il serait né dans les années 1970, après la visite du prince au Vanuatu en 1974, alors colonie franco-britannique.

Le mythe fondateur

Dans sa thèse soutenue en 1985[1], le géographe Joël Bonnemaison fournit une description sommaire du mythe fondateur du culte, dans lequel il voit une « dérive » du culte John Frum. Selon lui, cette croyance est apparue localement dans un ou plusieurs groupes localisés dans quelques villages du sud-ouest de l'île de Tanna (les plus élevés sur les pentes du mont Tukosmera). Pour leurs habitants, John Frum se confond avec le « dieu noir de Tanna »[2], Karapanenum. Celui-ci a quitté l'île pendant la Seconde Guerre mondiale sur un bateau américain. Déguisé en blanc, il a participé à une compétition organisée par la reine d'Angleterre. Celle-ci, à la recherche d'un mari, avait invité tous les « big men » de la planète à s'affronter lors une série d'épreuves. Ses pouvoirs magiques lui ont permis de triompher de ce défi et de devenir le prince consort du Royaume-Uni.

Le prince Philip au côté de la reine Élisabeth, en 1953.

La croyance en un prince Philip natif de Tanna et déguisé en blanc a également été relevée en 1991 par le professeur en sciences politiques William F. S. Miles[3].

Interrogé en 2010 par une journaliste[4], l'anthropologue Kirk Huffman fournit une autre version du mythe. Dans celle-ci, deux esprits sont autrefois sortis du cratère du volcan Yasur : le dieu noir a fondé les tribus de Tanna, le dieu blanc a fondé la race blanche. Lors de la visite royale de la reine aux Nouvelles-Hébrides, en 1974, un villageois a reconnu en la personne du prince consort l'esprit blanc parti depuis longtemps de l'île. Kirk Huffman souligne également que, pour lui, il serait inapproprié de rattacher le culte du prince Philip aux cultes du cargo : il s'agit d'abord d'un mouvement visionnaire, voire messianique[5] ; à l'appui de cette thèse, il retrouve une description des attentes des villageois qu'il avait rédigée en 1979[6] à l'attention des autorités britanniques :

« Dès qu'il débarquera sur l'île, les plants de kava germeront de partout ; les vieux abandonneront leurs peaux comme des serpents et seront de nouveau jeunes ; il n'y aura plus de maladies et plus de mort… chaque homme pourra coucher avec toute femme à sa convenance. »

Marc Tabani apporte quelques précisions sur l'installation du Prince Philip muvmen (qu'il désigne ainsi sous son nom en bichelamar). Il la décrit comme une péripétie d'une période de fragmentation générale des doctrines John Frum, intervenue dans les années 1960 à 1980. Plus attachés encore que les groupes de Green Point dont ils se séparent à se distancier des traits de civilisation coloniaux, les Prince Philip décident à cette époque d'abandonner leurs vêtements à l'occidentale et retournent au port de l'étui pénien pour les hommes et de la jupe en feuille pour les femmes[7].

Il paraît vraisemblable que le mythe soit apparu consécutivement à la visite du couple royal britannique aux Nouvelles-Hébrides en 1974[8],[9]. Si on en croit le Daily Mail, le chef Jack Naiva (décédé en 2008[10]) aurait rapporté à un de ses journalistes avoir été un des indigènes pagayant pour accueillir la famille royale, et avoir à cette occasion reconnu en le prince Philip, vêtu de son uniforme blanc, un « Messie »[11]. En effet, les habitants de Tanna attendaient depuis longtemps le retour du fils de Magik Tikki, dieu du volcan, à qui le prince est donc assimilé par certains anciens de l'île dès cette époque[12].

Les réactions du palais de Buckingham

Joël Bonnemaison ajoute que le prince Philip, informé de l'existence du culte, a envoyé en septembre 1978 aux habitants du village de Yaohnanen quelques cadeaux : une photo dédicacée et des pipes en terre, reçues avec plaisir[1]. L'affirmation est corroborée par les témoignages des deux derniers commissaires résidents britanniques aux Nouvelles-Hébrides (l'ancien nom du Vanuatu). John S. Champion, en poste de 1975 à 1978, confirme avoir personnellement porté une photo du duc d'Édimbourg[13]. Son successeur, Andrew Stuart, en poste de 1978 à l'indépendance (1980), apporte quelques précisions : il fournit le nom du destinataire de la photo (le chef Kalpapung) et de son village (Yaohnanen[14], aussi orthographié Ionhanen). Il raconte surtout les développements ultérieurs : en remerciement du cadeau reçu, les villageois ont adressé au prince Philip un nalnal, c'est-à-dire une canne utilisée pour tuer les cochons ; ils ont ensuite fait savoir leur désir de recevoir une photo du prince portant cette canne. Ils seront exaucés et Andrew Stuart se déplacera à son tour à Yaohnanen pour combler leur vœu[15].

Cet empressement ne peut être complètement dissocié du contexte politique de l'indépendance : Joël Bonnemaison signale que, contrairement aux autres John Frum, les zélateurs du prince Philip n'ont pas soutenu les Modérés dans leur opposition au Vanua'aku Pati, ni la revendication d'indépendance pour le Taféa[1]. L'ancien commissaire résident Andrew Stuart est plus disert : il cite un document de travail de la résidence française, qui vilipende la « façon dont les Britanniques jouent politiquement de la crédulité des coutumiers de Tanna » et ne dément que mollement, défendant qu'avec du recul il ne regrette pas d'avoir agi pour limiter la violence à Tanna et en protéger les habitants de ce secteur de l'île[15].

Aussi, la chancellerie britannique, soucieuse de voir perdurer l'influence du Royaume-Uni dans la région, envoie chaque année des cartes postales de Windsor à Tanna[12].

Deux habitants de Tanna montrant des photos de leur rencontre avec le prince Philip, en 2007.

Une troisième photo dédicacée a été acheminée aux villageois aux alentours de l'an 2000[10].

Le prince Philip a reçu en 2007 cinq habitants du village d'Ikunala[16] au château de Windsor[17].

Dans une réponse au journaliste Amos Roberts rédigée en 2010, le palais de Buckingham effectue la mise au point suivante[18] : « L'échange de photographies, ainsi que la réception de quelques villageois au château de Windsor, doivent être interprétés comme des gestes amicaux, rien de plus ».

Le culte du prince Philip et la société du spectacle

Dès sa découverte à la fin des années 1970, le culte du prince Philip avait attiré l'attention des médias internationaux, à en croire le témoignage postérieur du Résident Général Andrew Stuart[15] (ainsi, un journaliste de la BBC avait demandé à l'accompagner à Yaohnanen lors de sa visite de 1980).

Une nouvelle vague d'intérêt pour cette religion exotique se manifeste dans la deuxième moitié des années 2000[19]. Le culte du prince Philip devient une curiosité touristique répertoriée dans les guides, ouverte au visiteur contre rétribution (1500 vatus en 2004)[20]. Les villageois sont invités à participer à des émissions de télé-réalité : la chaîne britannique Channel 4 invite cinq villageois d'Ikunala à un voyage d'étude ethnographique au Royaume-Uni, qui culmine avec leur réception par le prince Philip lui-même au château de Windsor[21] ; la chaîne espagnole Cuatro envoie en 2010 la famille Moreno Noguera au sein de la « tribu des Nakulamené »[22].

Mort du prince Philip

En , après la mort du prince Philip, les chefs des villages de Yaohnanen (en) et Yakel se réunissent en sa mémoire. Un autel votif est dressé avec des bougies, des offrandes et des cartes postales honorant la monarchie britannique[12] et des cérémonies rituelles ont lieu pendant cent jours. La majorité des adorateurs de l'ancien duc d'Édimbourg souhaite que son fils Charles prenne sa place dans le culte[9],[23]. Le chef Jack Malia déclare ainsi : « La relation que nous avions avec la famille royale va perdurer »[24].

Notes et références

  1. Joël Bonnemaison, Les fondements d'une identité : Territoire, histoire et société de l'archipel de Vanuatu (Mélanésie), Livre II Tanna : les hommes lieux, Paris, Éditions de l'ORSTOM - Institut français de recherche scientifique pour le développement en coopération, , 540 p. (ISBN 2-7099-0819-0), p. 497-498. La section relative au mouvement prince Philip a été reproduite dans une version abrégée à destination du grand public Joël Bonnemaison, La dernière île, Paris, Arléa/ORSTOM, , 404 p. (ISBN 2-86959-008-3), p. 294-295.
  2. L'expression est de Joël Bonnemaison, op. cit., p. 467.
  3. Auprès du chef Tuk du village de Yakukak (en) William F. S. Miles, Bridging mental boundaries in a postcolonial microcosm : Identity and development in Vanuatu, Honolulu, University of Hawai'i Press, , 271 p. (ISBN 0-8248-1979-9). Yakukak est un village très proche de Yaohnanen, à l'ouest de celui-ci (carte en Annexe II à Joël Bonnemaison, op. cit.).
  4. (en) Kathy Marks, « Vanuatu islanders pray for fabled prince's return », globalpost.com, (lire en ligne). Dans une interview disponible en ligne, Kirk Huffman souligne l'existence de plusieurs variantes du mythe, le prince Philip pouvant également être un « fils » de l'esprit du volcan, voire d'un autre esprit : Kirk Huffman, Interview, Waiting for Philip, Special Broadcasting Service, (consulté le ).
  5. Kirk Huffman utilise cet adjectif dans le reportage télévisé signalé en lien externe.
  6. Cette date est mentionnée dans le reportage sur la chaîne SBS indiqué en lien externe, lire en ligne sa transcription. Voir aussi l'article du NZ Herald utilisé en référence plus bas.
  7. Marc Tabani, Une pirogue pour le Paradis. Le culte de John Frum à Tanna (Vanuatu), Paris, Éditions de la Maison des sciences de l'homme, , 254 p. (ISBN 978-2-7351-1193-0), p. 132.
  8. Reportage télévisé sur la chaîne SBS indiqué en lien externe, lire en ligne sa transcription.
  9. « Mort du prince Philip : ces villageois du Vanuatu pleurent leur dieu disparu », sur leparisien.fr, (consulté le ).
  10. (en) Kathy Marks, « Villagers wait for the Duke to come home », New-Zeland Herald, (lire en ligne). La photographie illustrant cet article montre les trois photos dédicacées reçues du palais de Buckingham.
  11. (en) Richard Sears, « Heir to the tribe: South Pacific tribe who worship the Duke of Edinburgh want to meet Prince William », The Daily Mail, (lire en ligne).
  12. Alfred de Montesquiou, « Le dieu de Tanna », Le Figaro Magazine, , p. 55 (lire en ligne).
  13. (en) Brian J. Bresniha et Keith Woodward, ed., Tufala Gavman : Reminiscences from the Anglo-French Condominium of the New Hebrides, Suva, Insitute of Pacific Studies, University of the South Pacific, (réimpr. 2002), 623 p. (ISBN 978-982-02-0342-6 et 982-02-0342-2, lire en ligne), p. 154.
  14. Le village de Yaohnanen est situé à 6 à 10 km au sud-est du principal et unique centre urbain de l'île, Lénakel-Isangel, voir carte p. 91 dans Patricia Siméoni, Atlas du Vanouatou : (Vanuatu), Port-Vila, Éditions Géo-Consulte, , 392 p. (ISBN 978-2-9533362-0-7).
  15. Brian J. Bresniha et Keith Woodward, ed., op. cit., p. 498.
  16. L'Atlas du Vanouatou de Patricia Siméoni situe un village d'Ikunala plus haut que Yaohnanen sur les pentes du mont Tuskomera, à une vingtaine de kilomètres de Lénakel-Isangel, voir carte p. 91 dans Patricia Siméoni, Atlas du Vanouatou : (Vanuatu), Port-Vila, Éditions Géo-Consulte, , 392 p. (ISBN 978-2-9533362-0-7). Sur la carte en annexe II à la thèse de Joël Bonnemaison, ce village est dénommé "Ikunara" mais il existe un Ikunala beaucoup plus proche de Yaohnanen, un ou deux kilomètres au nord de celui-ci.
  17. Voir le reportage vidéo sur la chaîne SBS indiqué en lien externe, où est visible une photographie prise à l'occasion de cette réception lire en ligne sa transcription.
  18. « Mise au point du prince Philip » : « The exchange of photographs was a gesture of goodwill - as was the visit of some of the islanders to Windsor Castle and nothing more than that. »
  19. Sans prétendre à l'exhaustivité, on mentionnera un article du Mail on Sunday en 2006, un article du Daily Telegraph et un article dans The Independent en 2007, un article du Daily Mail en 2009, l'article du New Zealand Herald et le reportage télévisé de la chaîne SBS utilisés en référence en 2010.
  20. David Stanley, Moon Handbooks South Pacific, David Stanley, , 1136 p. (ISBN 978-1-56691-411-6, lire en ligne), p. 927-928.
  21. « Meet the Natives » sur le site de Channel 4, (en) Guy Adams, « Strange island: Pacific tribesmen come to study Britain », The Independent, (lire en ligne).
  22. « Los Nakulamené » sur le site de Cuatro. La zone Nakulamené est pour l'ethno-géographe Joël Bonnemaison la « pirogue de terre » où se situe Yaohnanen, c'est-à-dire un regroupement de plusieurs villages perçue par la tradition locale comme une unité culturelle. Voir Joël Bonnemaison, op. cit. p. 109 et suivantes pour l'élaboration du concept de pirogue de terre, définie comme « confédération de clans patrilocaux », et Annexe II pour la carte de ces pirogues (où la graphie utilisée pour la pirogue contenant Yaohnanen est Nakuramine). Joël Bonnemaison signale par ailleurs en texte (p. 109) que l'unité Nakuramine, d'une superficie de 26 km2, est une des plus étendues de l'île.
  23. « Une tribu du Vanuatu le vénérait comme un dieu : "L’esprit du prince Philip continue de vivre" », sur lci.fr, (consulté le ).
  24. « Au Vanuatu, les adorateurs du prince Philip devisent sur son successeur », sur Le Point, (consulté le ).

Liens externes

  • (en) « Waiting for Philip », (consulté le ) : la célébration du 89e anniversaire du prince Philip le à Yaohnanen, reportage réalisé par Amos Roberts pour la télévision australienne SBS, avec des éclaircissements fournis par l'anthropologue Kirk Huffman.
  • « Vanuatu : le retour du dieu Philip », (consulté le ) : reportage diffusé sur France 24 à l'occasion du 89e anniversaire du prince Philip.
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