Charles-Louis Havas

Charles-Louis Havas, né le à Rouen et mort le à Bougival, est le fondateur de l'Agence Havas en 1835.

Pour les articles homonymes, voir Havas (homonymie).

Ancien négociant international puis banquier, devenu journaliste et traducteur à la quarantaine, Charles-Louis Havas invente le concept – copié par Reuters et l'Associated Press – d’agence de presse mondiale et généraliste, dont héritera l'Agence France-Presse à la Libération, en récupérant les clients et l'immeuble de l'entreprise.

En 1825, il a fondé son propre bureau de traduction d'informations venues de l’étranger, pour la presse française. L’intérêt croissant pour l'actualité internationale l'amène à le transformer, en 1835, en l’Agence Havas[1], qui fournit aussi des dépêches de France aux pays étrangers. Il a travaillé avec Paul Julius Reuter, fondateur en 1851 à Londres de l'agence Reuters, et Bernhard Wolff qui crée, en 1849 à Berlin le Wolff’s Telegraphisches Bureau allemand, ancêtre de l'Agence Continentale allemande et de la DPA. Après sa retraite, en 1852, ses deux héritiers, Auguste Havas et Charles-Guillaume Havas, bâtiront en cinq ans un monopole dans la publicité, la Société générale des annonces, devenue Havas à la Libération.

Havas, négociant et banquier

L'origine familiale

Charles-Louis Havas est né dans une famille juive[2]. Son grand-père Thomas-Guillaume-François Avas (1717-1795)[3] avait épousé Marie-Elisabeth Eude, née et morte comme lui à Pont-Audemer, en Normandie. Le cadet des fils du couple devient vicaire de la paroisse Saint-Étienne à Rouen, et l'aîné, diplômé en droit, inspecteur royal de la Librairie de Rouen, chargé du contrôle des ballots de livres étrangers et des travaux donnés aux imprimeurs. Nommé Charles Louis Havas, comme le sera son fils, il gère la fortune foncière des grandes familles de la noblesse normande. En 1780, à Rouen, il épouse Marie Anne Belard, fille d’un raffineur de sucre de la ville, qui lui donne six enfants.

L'entrevue du camp du Drap d'or, Hôtel de Bourgtheroulde, siège du Comptoir d'escompte de Rouen.

Havas père jouit à Rouen d'une réputation de probité exemplaire. Il change d’activité après la Révolution française, se lance dans le négoce du coton et fait fortune en rachetant des biens nationaux à Lyons-la-Forêt et en pays d’Auge. Mais l'approvisionnement en coton de Saint-Domingue est stoppé par la révolution haïtienne et le traité de Whitehall signé par les grands planteurs avec l'Angleterre en 1794 : Havas père prend alors langue avec les négociants internationaux pour s'approvisionner au Brésil. Sous Bonaparte, lorsque deux comptoirs d’escomptes sont créés à Rouen et Lyon par le décret impérial du 24 juin 1808, Havas père figure dans liste des administrateurs pressentis, sans même avoir fait acte de candidature. Il s'en étonne dans une lettre adressée à un proche de l’Empereur. Certains administrateurs estiment « son âge très avancé » (55 ans) et ses infirmités « nuisibles au bien de l’établissement ». D’autres jugent qu’il « ne sollicite cette place que pour une retraite honorable[4] ».

Le métier de négociant international, à 22 ans, dans les ports de Nantes et Lisbonne

Son fils Charles-Louis Havas, âgé de 22 ans, rencontre, en 1805, un ami de la famille, Gabriel-Julien Ouvrard. Ce prestigieux négociant lui propose de venir travailler à Nantes, où il a lui-même débuté à l'âge de à 18 ans, en 1788, associé aux armateurs bordelais Baour et Balguerie, chez un négociant en denrées coloniales, avant de s’y établir comme fournisseur de l'armée. Nanti de cette puissante protection, Charles-Louis Havas exploite à Nantes des licences d'importation. Devenu très vite fournisseur des armées impériales, il apprend le grand négoce, achetant et revendant blé, coton et denrées coloniales (sucre, café et cacao).

Le , c’est le blocus continental : un décret napoléonien qui prétend interdire le continent européen à tout navire ayant touché un port anglais. Le Portugal, pays neutre, sert de recours à l'économie française, en lui permettant de se procurer des matières premières. Le commerce du coton brésilien, qui transite par le Portugal ou l'Espagne, attire de nombreux négociants français[5]. Charles-Louis Havas est envoyé à Lisbonne travailler pour un correspondant de Gabriel-Julien Ouvrard : Durand-Guillaume de Roure, originaire du Massif Central et installé au Portugal depuis 25 ans, où il est propriétaire d'une grosse maison de commerce française.

La formidable plus-value de 1807 sur le coton brésilien

Moins d'un an plus tard, la donne est rebattue. Les Portugais sont courtisés avec assiduité par l'ennemi britannique. Bonaparte s'inquiète, veut couper court à cette sérénade. Il lance sur le Portugal une partie de la Grande armée. Le 18 octobre 1807, le général Junot passe les Pyrénées à la tête de 25 000 soldats français. Sa mission : foncer sur Lisbonne, pour y emprisonner la famille royale portugaise. Près de 500 km sont parcourus le long du Tage en 25 jours. Junot reçoit l'ordre de presser le pas. Chaque jour qui passe semble augmenter le risque de voir la Royal Navy lui couper la route, et permettre à la résistance de s'organiser au Portugal contre la France. Le traité de Fontainebleau, signé le pour faciliter sa marche à travers l'Espagne, ne suffit pas. Arrivé trop tard à Lisbonne, le 30 novembre au petit matin, le général Junot aperçoit au loin les navires emportant la famille royale portugaise, qui proteste ainsi contre l'invasion du Portugal par la France.

Gloire nationale : Jean-Andoche Junot, s'empare de Lisbonne le .

Au Brésil, le roi du Portugal ordonnera aux exportateurs de fermer le robinet du coton aux industriels textiles français. La formidable croissance des Premiers entrepreneurs du coton britannique suffira à les remplacer.

Les cours du coton flambent alors en France. C'est la pénurie et la panique dans les nombreuses usines de coton dont Bonaparte avait encouragé l'installation dans les biens nationaux, comme la Manufacture de coton d'Annecy, qui doit aller chercher du coton en Égypte, où il est encore rare, cher, et inadapté. Le coton Jumel ne verra le jour que des années plus tard. Le Brésil représentait, en 1807, plus du tiers des 126 000 balles de coton importées en France, à égalité avec les États-Unis[6]. Le coton de Saint-Domingue a disparu depuis la Révolution haïtienne.

Les premiers à avoir anticipé la pénurie de coton sont les négociants de Lisbonne. Grâce à l'entourage de Gabriel-Julien Ouvrard, Charles-Louis Havas avait appris que le général Junot pressait le pas vers Lisbonne.

Le jeune négociant avait alors décidé une opération de grand commerce des plus audacieuses : acheter plusieurs cargaisons de coton brésilien, pour les revendre à prix d’or quelques semaines plus tard aux filatures françaises. L'aller et retour se fait à crédit, car il y en a pour 3 000 tonnes de coton : le tiers de la consommation annuelle de tout l’Hexagone. Havas la revend avec une énorme plus-value à Rouen[7]. Ses navires traversent l'Atlantique pour toucher le Brésil et charger la précieuse matière première avant l'émigration au Brésil de la famille royale portugaise, qui déclenche l'envolée des cours du coton.

Charles-Louis Havas, désormais riche et admiré, devint l’associé de Durand-Guillaume de Roure. Il épouse sa fille Jeanne, le à Lisbonne[8]. Plusieurs historiens estiment que c'est Gabriel-Julien Ouvrard qui a glissé à Charles IV d'Espagne l'idée que la monarchie portugaise parte au Brésil, pour se venger de Bonaparte, qui l'a ruiné délibérément.

Retour en France, pour devenir banquier sur les emprunts publics

L'année d'après, la guerre d’Espagne entraîne l’occupation du Portugal par les Anglais. Expulsée de Lisbonne manu militari, la famille de Roure-Havas doit se réfugier à Rouen. Charles-Louis y exerce à nouveau dans le négoce, grâce à l’appui de deux oncles, Prosper Tranquille Havas, et Charles Constant Havas, adjoint du ministre de l’Intérieur Joseph Fouché. Mais son mentor Gabriel-Julien Ouvrard est emprisonné à Sainte-Pélagie en 1809. C'est l'année où sa femme donne naissance à Jeanne Caroline, sa fille aînée, puis à Charles-Guillaume Havas et Auguste Havas, respectivement en 1811 et 1814. Les deux fils prendront sa succession en 1852.

La famille s’installe alors à Paris en 1811. Banquier jeune et opulent, Charles-Louis Havas est spécialiste du négoce des emprunts publics. Justement, les guerres napoléoniennes creusent le déficit de l'État[7]. Charles-Louis connaît d'autant mieux ce marché que son ami Ouvrard y a innové cinq ans plus tôt, en inventant un système où les bons du Trésor sont remplacés, en quelque sorte, par un emprunt occulte et permanent[9].

À l'époque, Napoléon professait une peur panique des emprunts publics, mais jouait sur tous les leviers. La loi du 22 avril 1806 a prolongé le privilège d'émission monétaire de la Banque de France pour 25 ans. C'est un "instrument politique" dans les mains de l'Empereur[10], qui doubla son capital pour le porter à 90 millions de francs[11]. Tout en accumulant les dettes, Bonaparte expliquait ne pas arriver à comprendre comment l'Angleterre n'avait pas été acculée à la ruine par les emprunts contractés au cours de la guerre. La chute de l’Empire après Waterloo entraîne la déchéance des emprunts publics français, alors que Nathan Mayer Rothschild a lui gagné 600 millions de livres à la Bourse de Londres, selon l'historien Niall Ferguson[12]. La France devra désormais emprunter à Londres.

Chute de l'Empire, Havas devient informateur

En 1815, Charles-Louis Havas a 32 ans et redémarre de zéro. Pas question pour lui encore de se lancer dans le journalisme : la censure napoléonienne a décimé la presse, en rétablissant l’autorisation préalable de publication par le décret du 17 janvier 1800. En 1818, il n'y a plus que 250 journaux en France. On en comptera 600, deux fois plus, en 1835. Les années du jeune banquier ruiné seront difficiles jusqu’aux Trois Glorieuses de 1830 et l’avènement du roi Louis-Philippe qui abolira la censure pour rétablir la liberté de la presse.

À la chute de l'Empire, son ami bonapartiste Gabriel-Julien Ouvrard s'est à nouveau lancé dans la spéculation financière, tous azimuts. Toujours entre Paris et Londres, il a besoin d'un correspondant à Paris pour transmettre les dernières nouvelles, quelqu'un capable de lui traduire et résumer le contenu des principaux journaux du monde, avec rapidité et fiabilité. Charles Havas parle anglais et allemand. Son épouse, née à Lisbonne, maîtrise l'espagnol et le portugais. Le couple se retrouve dans les années 1820, à la tête d'un bureau de renseignements économiques et financiers au service exclusif du banquier Gabriel-Julien Ouvrard[13]. Mais ce dernier sera à nouveau ruiné, perdant définitivement tout crédit lorsqu'un appel d'offres organisé à Bayonne en 1825, pour fournir les armées de la Restauration lors de l'expédition d'Espagne, débouche sur le scandale des marchés d'Espagne. La crise boursière de 1825 achève de ruiner Charles Havas.

Havas, traducteur et journaliste

L'ouverture d'un bureau de traducteur en face de l'hôtel des Postes

Ruiné par la crise boursière de 1825, Havas constitue, en 1832, le Bureau de traduction des journaux étrangers, qui deviendra le Bureau de nouvelles. Logé Hôtel Bullion, au 4 rue Jean-Jacques-Rousseau à Paris, juste à côté de l'Hôtel des ventes, Charles-Louis n'a qu'à traverser la rue chaque matin pour aller chercher lettres et journaux à l'Hôtel des Postes, future Poste centrale du Louvre.

À sa sortie de prison en 1825, son ami le banquier Gabriel-Julien Ouvrard lui a demandé de constituer un réseau d'informateurs européens[14]. Sa mission consiste à lire tout ce qui touche aux activités des banques concurrentes : les guerres, le négoce, les cours des matières premières ou les naufrages. Le navigation à vapeur balbutie, transportant le coton sur le Mississippi, puis s'aventurant en mer. L'empire colonial espagnol a éclaté, les nouvelles républiques se multiplient.

Charles-Louis se charge de la presse anglaise et allemande. L'espagnol et le portugais sont pour sa femme Jeanne, née à Lisbonne. Brésil, Louisiane, Égypte, ils décortiquent l'actualité mondiale, de la politique à la Bourse. Tous les jours, ils reçoivent une lettre de James Collans, l'agent de Gabriel-Julien Ouvrard à la Bourse de Londres, qui s'y rend tous les jours[14]. Les lettres de James Collans sont faites pour échapper aux curiosités car dissimulées sous une autre enveloppe avec un nom banalisé. Le nom de quatre de ses informateurs est aussi dissimulé sous quatre numéros et une partie du texte est codé[15]. Havas, lui, est encore endetté, comme il le confesse en 1831 dans une lettre à sa sœur[16].

La Bourse de Paris est encore à la veille de connaître son essor : 44 valeurs seulement y sont cotées en 1830. Ce sera 223, six ans après, en décembre 1836, soit cinq fois plus[17]. La nouvelle liberté de la presse a fait du secteur des médias l'un des mieux représentés, avec 34 valeurs[18]. Le journal La Bourse d'août 1837, recensera déjà 260 sociétés française cotées, dont 38 journaux, parmi lesquels une foule de publications économiques. Même effervescence à la Bourse de Londres après le Bank Charter Act de 1833, mais dans un autre secteur capital pour l'économie : on compte 30 introductions en bourse de banques anglaises dans les trois années qui suivent, puis 59, l'année suivante, en 1836. La panique de 1837 sanctionnera cet engouement spéculatif.

Le rachat de « correspondances » pour passer en 1832 au « Bureau des nouvelles »

Charles-Louis Havas écrit en même temps des articles pour le quotidien Le Constitutionnel, fondé en 1815 par Joseph Fouché, un de ses protecteurs. Il traduit des articles pour deux autres journaux. Lors de la Protestation des 44 journalistes du 26 juillet 1830, à la veille des Trois Glorieuses, il est rue de Valois, dans les locaux du quotidien Le Constitutionnel, où la colère gronde avant de finir en émeute place du Palais-Royal[19].

En 1830 aussi, Gabriel-Julien Ouvrard se lance dans une bataille financière, à la Bourse de Londres, en spéculant à la baisse sur les emprunts d'État français, tandis que la famille Rothschild spécule au contraire à la hausse[14]. Gabriel-Julien Ouvrard reçoit ses informations de Charles-Louis Havas à Paris et gagne son pari : le cours de la rente française chute, tombant de 80 à 48. Elle mettra dix ans à remonter à 74[14].

Germanophone, Havas collabore aussi à la Correspondance Garnier, relancée fin 1831 pour succéder au Bureau Bornsteïn, fondé en 1811 par un réfugié politique allemand. La publication a une précieuse clientèle de plusieurs centaines de lecteurs outre-Rhin[20]. Il la rachète dès 1832, l'année où il crée le Bureau de nouvelles. L'acquisition d'autres publications concurrentes, la Correspondance de Gouve de Nuncques et la Correspondance de Paris, permet de constituer un réseau de collecte d'informations, central et complet, donnant de la crédibilité aux nouvelles diffusées. Le concept d'agence de presse mondiale est né.

Camille de Montalivet, client de Charles-Louis Havas.

Une traversée de l'Europe lui a permis de recruter des correspondants, qui s'intègrent à l’Agence des Feuilles Politiques-Correspondance Générale, créée le 22 octobre 1835 et expédiée dès 1838 en Hollande, Belgique, Allemagne, Angleterre et "à quelques organes de l'opinion légitimiste dans les départements". Cette nouvelle activité, qui a pour gérant J. Delaire[21], complète le Bureau de traduction. La nouvelle Agence Delaire-Havas communique avec ses correspondants par le télégraphe de Chappe[22], qui en 1844 bénéficie de 534 tours quadrillant le territoire français sur 5 000 km, après avoir déjà obtenu un privilège de transmission accélérée de ses dépêches par la poste[23],[24].

En 1838, le soutien décisif du ministère de l'Intérieur

Le 15 avril 1838, l'Agence Delaire-Havas marque un point décisif : elle persuade le ministre de l'Intérieur Camille de Montalivet de relancer à son profit le marché d'une importante publication officielle destinée à la presse de province, fondée par le rival historique d'Havas, Jacques Bresson[23], la Correspondance des journaux ministériels des départements, appelée aussi Correspondance Lejollivet[25] et rédigée par Léon Vidal, le conseiller du ministre pour la presse, qui travaillera à partir de 1838 pour Havas. La Correspondance Lejollivet s'appelait aussi la Correspondance spéciale pour les feuilles ministérielles des départements, ou "Correspondance Labot".

Labot, avocat et rédacteur à la Sentinelle du Peuple de Volney, avait été avec Degravier, directeur du "Bureau général de correspondance politique, commerciale et littéraire", domicilié au 8 rue du Mail, et d'une publication recensant les statistiques des 335 journaux publiés dans 113 villes. Sa correspondance, envoyée deux fois par semaine, contenant "d'insignifiantes traductions de journaux étrangers flanquées d'un lambeau de quelque séance de la Chambre"[26], avait été rachetée par l'Office-Correspondance, fondée en 1830 par Jacques Bresson. Elle était directement rédigée par le « Bureau de l'esprit public », c'est-à-dire le ministère de l'Intérieur[27]. Elle avait, dès 1833, pour clients une soixantaine de feuilles ministérielles départementales, dont dix quotidiennes, et subissait la concurrence de l'Office Correspondance, créée dès 1830 par Jacques Bresson, puis éditée à partir de 1835 par le duo Lepelletier et Bourgoin[28],[29].

Havas et Delaire la remplacent, en 1840, par La Correspondance politique privée. Léon Vidal (auteur) continue à y jouer le même rôle, mais sous leur contrôle. Jacques Bresson partira lui ensuite diriger, à partir de 1855, le journal boursier[30] à succès, la Gazette des chemins de fer.

Vers 1840, Havas et Delaire diffusent quatre services : une Correspondance politique destinée aux préfets et aux sous-préfets, et sa déclinaison pour la presse départementale gouvernementale (La Correspondance politique privée), ainsi que le Petit Bulletin universel aux membres du gouvernement, résumant les nouvelles de la veille et de la nuit. Pour les banquiers et hommes d'affaires, la Petite Feuille[23], synthétique, résume des extraits de journaux, quelques faits boursiers et la cote des obligations. Ils ont rapidement comme clients environ 70 « feuilles départementales[27] ». Delaire reçoit alors deux subventions, dont une qui varie de 1 100 à 1 700 francs, versée tous les trimestres. Au total, sur la période 1840-1841, l'agence Delaire-Havas aurait reçu 200 000 francs de l'État[31]. Elle prélève jusqu'à 50 % des budgets publicitaires de ses clients, des publications pour la plupart sans lecteurs[24]. Soutenu par le banquier Jacques Laffite, Havas obtient le droit d'utiliser le télégraphe électrique dès 1845, cinq ans avant que la loi de 1850 ne l'autorise aussi à ses concurrents, sous des conditions très strictes[23].

Balzac dénonce le « monopole » Havas, Julius Reuters rêve de le copier

Le monopole patiemment tissé par Havas dans la diffusion de dépêches de l'international vers les quotidiens français indispose nombre de journalistes, d'autant que la liberté de la presse reste extrêmement restreinte, sous la Monarchie de Juillet du roi Louis-Philippe Ier.

Honoré de Balzac sonne la charge dès le 25 août 1840.

« Le public peut croire qu'il existe plusieurs journaux, mais il n'y a en définitive, qu'un seul journal… Monsieur Havas. »

 Honoré de Balzac

.

Portrait d’Honoré de Balzac vers 1825, attribué à Achille Devéria.

L'écrivain a mené son enquête et révèle qu'Havas a été coactionnaire de la Gazette de France, tristement célèbre car c'est l'un des 4 seuls journaux parisiens autorisés à paraître par Bonaparte, lors du décret du 17 septembre 1811, avec Le Moniteur, le Journal de Paris et le Journal de l’Empire, chacun de ces 4 journaux ayant été étatisé. Havas a, de plus, été « coassocié d'une entreprise pour des licences accordées par Napoléon pendant le blocus continental », observe Honoré de Balzac.

Havas, qu'il traite de « prête-nom du ministère » reçoit « 6 000 francs par mois du ministère » contre « 4 000 francs des journaux », dénonce-t-il[32]. Résultat « les journaux à leur insu, n'ont que ce que le premier ministre leur laisse publier », martèle-t-il[33].

Balzac critique plus généralement la presse de l'époque, devenue selon lui, « Un quatrième pouvoir dans l’État[34] ». « Nous expliquerons plus tard quels sont les cuisiniers chargés d'épicer les plats, et vous verrez que le peuple que l'on dit le plus spirituel du monde est celui qu'on dupe avec le plus de grossièreté », s'emporte-t-il. En 1842, il renouvelle ces critiques des journaux dans La Monographie de la presse parisienne[33].

Havas se défend : il ne fait que présenter les informations comme une matière brute, non transformée, en particulier dans le domaine de l’économie, grâce aux différents journalistes qui travaillent pour son compte dans les différentes capitales de l’Europe. Il a, dès 1845, un correspondant dans la capitale d'une Russie en plein éveil économique, à Saint-Pétersbourg. La répression qui suit, en 1848, la Révolution de Mars en Allemagne lui permet de recruter trois des meilleurs journalistes de la nouvelle génération : Bernhard Wolff, Paul Julius Reuter et Sigismund Englander (1823-1902). Le premier revient, peu après, à Berlin pour fonder le Wolff’s Telegraphisches Bureau ; les deux autres créent Reuters, après avoir travaillé ensemble dans le même journal politique à Berlin avant 1848. Paul Julius Reuter et Bernhard Wolff se sont aussi connus à Berlin[35], émigrant ensemble à Paris.

Havas, entrepreneur de télécommunications

En 1840, l'ère des pigeons voyageurs pour les spéculateurs

Pigeon voyageur.

À partir de 1840, les nouvelles en provenance des journaux et des marchés boursiers à l'étranger transitent par pigeon voyageur. Les bateaux de commerce s'en servent depuis longtemps pour annoncer le contenu de leur cargaison, lors de l'approche du port. Dans les médias, les premiers pigeons voyageurs sont utilisés dès 1836 par l'américain Daniel H. Craig, futur patron de l'Associated Press. À la demande d'Arunah S. Abell, l'exigeant patron du New York Sun, quotidien qui révolutionne la presse new-yorkaise, Daniel H. Craig accélère la circulation des nouvelles entre les ports de New York, Boston[36]et Baltimore, où vient d'être fondé en 1837 le Baltimore Sun autre quotidien à succès. Les principaux clients sont les spéculateurs de Wall Street[37].

Partis de Londres à 8 heures, les pigeons d'Havas arrivent à Paris à 14 heures. Enroulées autour de leurs pattes, des mini-feuilles de papier listent les cours de l’ouverture à la Bourse de Londres, dans chaque secteur industriel[38]. Ceux de Bruxelles arrivent dès midi, avec les mines de charbon belges, également cotées à Paris et particulièrement recherchées car le professeur André Hubert Dumont (1809-1857) vient de recevoir la médaille Wollaston (1840) pour sa carte géologique des critères lithologiques et stratigraphiques, qui permet d'identifier la taille de leurs gisements.

Les deux races de pigeons les plus rapides et les plus fiables sont celles d'Anvers et Liège, selon Félix Guillaume Marie Bogaerts[39]. Les spécialistes compteront jusqu’à 25 000 pigeons dans le port d’Anvers, qui compte une trentaine de sociétés de colombophilie en 1847, contre à peine sept ou huit avant 1828. L'historien Félix Guillaume Marie Bogaerts a évoqué les succès légendaires des « pigeons boursicoteurs » dès la bataille de Waterloo, au service du banquier Nathan Mayer Rothschild puis, lors des spéculations de 1828 sur les obligations espagnoles, « exploitées par un agiotage astucieux et éhonté ». Sur le trajet d'Anvers à Paris, les « coulonneux » de la région Nord-Pas-de-Calais se prennent de passion pour les précieux volatiles.

Le boom de la presse en 1848 puis du télégraphe à partir de 1851

En France, la Révolution de 1848 se traduit par la liberté de la presse et celle de réunion. L'adoption du suffrage universel, réservé cependant aux hommes, fait de chacun un électeur, appelé à s'informer. Les journaux se multiplient : deux cents créations en quatre mois, mille pour les trois années suivantes. Leur prix diminue. La Liberté, nouveau quotidien lancé par Armand Dutacq se vend à un sou, soit seulement 5 centimes. Il préfigure le futur raz-de-marée de la petite presse, populaire, accessible, agréablement écrite, illustrée et informée, qui fera peu à peu une forte consommation de nouvelles, y compris de l'étranger.

Grâce aux relations d'affaires et de confiance tissées avec les administrations, l'agence Havas se trouve indirectement branchée sur le réseau du télégraphe de Chappe, qui compte en 1844 en France 534 stations et 5 000 km de lignes. Elle bénéficie d'avantages tarifaires et de priorités d'envoi. La loi de 1837 sur le monopole télégraphique a placé l'État au cœur du jeu pour quatre décennies, jusqu'aux Lois sur le télégraphe de 1878. L'Administration des postes freine cependant le changement de technologie et rechigne à partager son réseau. Les premières lignes françaises de télégraphe électrique datent de 1845 pour Paris - Rouen, 1847 pour Paris - Orléans et 1848 pour Paris - Lille. Il faut attendre 1850 pour que toutes les préfectures soient reliées au ministère de l'Intérieur. Mais ce n'est qu'à partir de mars 1851 qu'Havas utilisera aussi le télégraphe électrique pour la collecte de l'information, mais lentement, sur des fils encombrés, qu'il réserve parfois pour les louer à des clients.

Télégraphe de Chappe.

Autre inconvénient, le transcripteur Hugues ne peut passer que 1 000 mots à l'heure en 1860 (un toutes les 3,5 secondes). Ce sera six fois plus en 1874, 6000 mots à l'heure avec le transcripteur Baudot. Pour Havas, l'enjeu immédiat c'est d'abord la première liaison entre la Bourse de Paris et le London Stock Exchange, opérationnelle à partir de fin 1851 grâce à un câble entre Calais et Douvres.

Dernier coup de génie, l'entrée au capital du Bulletin de Paris

Le , Charles-Louis Havas prend sa retraite. Juste avant, il réalise un dernier coup de génie : l'entrée dans l'activité publicitaire, par une prise de participation au capital du remuant Bulletin de Paris[40], fondé en 1845 par Charles Duveyrier (1803-1866)[41] pour servir La Presse d'Émile de Girardin. Repris dès 1850 par Mathieu Laffite, ce dernier invente la régie publicitaire, donnant aux journaux de province à petit budget l'accès à des publicités nationales. Très souvent, le Bulletin de Paris cède ses abonnements aux nouvelles en échange d'espace publicitaire standard sur la quatrième et dernière page des abonnés.

Ses deux fils, Auguste Havas et Charles-Guillaume Havas[42], pourront offrir aux clients une offre à deux pattes : dépêches d'actualité et gestion de leurs annonces. C'est la clé du succès, concrétisé par le lancement dès 1853, d'une nouvelle rubrique « dépêches télégraphique » dans les quotidiens français, qui permet de gagner de nouveaux abonnés. En seulement cinq ans, de 1852 à 1857, les deux héritiers vont bâtir un monopole dans la publicité française, à coups d'acquisitions et d'alliances, par la constitution de la Société générale des annonces. Cet empire repose sur les mêmes fondement que celui assemblé par leur père entre 1831 et 1838 dans l'information. Il s'exposera aux mêmes critiques, parfois devant les tribunaux, comme lors de l'action menée en 1866 par Jules Jaluzot, qui a fondé le Printemps Haussmann l'année précédente.

Références

  1. Carole Bibily, « 22 octobre 1835 : création de l’agence Havas, future AFP », Les Echos, (lire en ligne, consulté le ).
  2. (en) John Entwisle, « A tale of two cities », The Baron.
  3. Pierre Frédérix, Un siècle de chasse aux nouvelles : de l'Agence d'information Havas à l'Agence France-presse (1835-1957), Paris, Flammarion, 1959, p. 13.
  4. « Le Comptoir d'escompte à Rouen », enquête sur archives.
  5. Les Dirigeants de la Banque de France sous le Consulat et l’Empire.
  6. André Thépot, L'Industrie du coton.
  7. (en) Deanna Spingola, The Ruling Elite: A Study in Imperialism, Genocide and Emancipation, p. 122.
  8. Arbre généalogique de la famille Havas.
  9. Jacques Wolff, Le Financier Ouvrard : l'argent et la politique, 1992, p. 318.
  10. Georges-Paul Menais, Napoléon et l'argent, Éditions de l'Épargne, 1969.
  11. Philippe Nataf, La Libre Concurrence bancaire en France (1796-1803).
  12. "Les Rothschild et le financement de la Sainte alliance, 1818-1822, naissance des "Eurobonds"", par Niall Ferguson.
  13. Tristan Gaston-Breton, « Havas et la communication », Les Échos 11 aout 2003, p. 35.
  14. Lefébure 1992, p. 53.
  15. Lefébure 1992, p. 54.
  16. Lefébure 1992, p. 57.
  17. Selon le journal L’Actionnaire.
  18. Jacques Marseille et Patrick Eveno, Histoire des industries culturelles en France, XIXe – XXe siècle : actes du colloque en Sorbonne, décembre 2001, Association pour le développement de l'histoire économique, 2002 .
  19. Pierre Frédérix, Un siècle de chasse aux nouvelles : de l'Agence d'information Havas à l'Agence France-presse (1835-1957), Paris, Flammarion, 1959, p. 19.
  20. "When news was new", par Terhi Rantanen", p. 30.
  21. Michael B. Palmer, Des petits journaux aux grandes agences, 1983, p. 343.
  22. Les mots de la presse écrite, par Serge Bénard, Éditions Belin, 2002.
  23. Sébastien Laurent, Politiques de l'ombre : l'État et le renseignement en France, Paris, Fayard, 2009 .
  24. Marc Martin, Médias et Journalistes de la République, p. 110 .
  25. Actes du Congrès national des sociétés savantes : section d'histoire moderne et contemporaine, vol. 93, no 2. Comité des travaux historiques et scientifiques. Section d'histoire moderne et contemporaine, 1968.
  26. Louis Veuillot et Franc̦ois Veuillot, Œuvres complètes, vol. 26, p. 232, 1932.
  27. Marc Martin, La Presse régionale : des Affiches aux grands quotidiens, Paris, Fayard, 2002.
  28. "Abrégé de géographie rédigé sur un nouveau plan" par Adriano Balbi, p. 144.
  29. Pierre Albert, Gilles Feyel, et Jean-François Picard, Documents pour l'histoire de la presse nationale aux XIXe et XXe siècles, p. 177, Centre de documentation sciences humaines, 1977.
  30. Biographie des hommes du jour, industriels, conseillers d’État, Volume 4 par Germain Sarrut, p. 36.
  31. Pierre Albert, Gilles Feyel, et Jean-François Picard, Documents pour l'histoire de la presse nationale aux XIXe et XXe siècles, 1977.
  32. Honoré de Balzac, Revue parisienne, vol. 1, nos 1-3, p. 247.
  33. Bernard Vassor, La presse au 19e siècle : un précurseur, Charles Louis Havas, .
  34. René de Livois, Histoire de la presse française, coll. « Les Temps de la presse », Paris, Livois, 1965.
  35. Michael Beaussenat Palmer et Aurélie Aubert, L'Information mondialisée, Paris, Éditions L'Harmattan, 2008, p. 239.
  36. Jacques Marchand, Les Défricheurs de la presse sportive, Biarritz, Atlantica, , 182 p. (ISBN 2-84394-120-2), p. 99.
  37. (en) The formative years, from pretelegraph to 1865, 1989, p. 22.
  38. Michael Beaussenat Palmer, Aurélie Aubert, L'information mondialisée, Paris, L'Harmattan, 2008, 295 p., p. 239.
  39. Félix Guillaume Marie Bogaerts, J. E. Buschmann, Histoire civile et religieuse de la colombe : depuis les temps les plus reculés jusqu'à nos jours, 1847, p. 271.
  40. Raymond Manevy, Histoire de la presse, 1914 à 1939, Éditions Corréa & Cie, 1945, p. 138.
  41. Gérard Lagneau, La Société Générale des annonces (1845-1865).
  42. Pierre Frédérix, Un siècle de chasse aux nouvelles : de l'Agence d'information Havas à l'Agence France-presse (1835-1957), Paris, Flammarion, 1959, p. 61.

Voir aussi

Bibliographie

  • Xavier Baron, Le Monde en direct : de Charles-Louis Havas à l'AFP, deux siècles d'histoire, Paris, La Découverte, , 345 p. (ISBN 978-2-7071-7430-7). 
  • Pierre Frédérix, Un siècle de chasse aux nouvelles : de l'Agence d'information Havas à l'AFP (1835-1957), Flammarion, . 
  • Antoine Lefébure, Havas : les arcanes du pouvoir, Paris, Bernard Grasset, , 409 p. (ISBN 2-246-41991-3). 
  • Michael Beaussenat Palmer, Des petits journaux aux grandes agences. Naissance du journalisme moderne, Aubier Montaigne, . 

Articles connexes

Liens externes

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