Boèce

Anicius Manlius Severinus Boethius[1], communément appelé Boèce /bo.ɛs/, né vers 480 à Rome et mis à mort en 524 à Pavie par Théodoric le Grand, est un philosophe et homme politique latin. Contemporain de Cassiodore et de Clovis Ier, il est témoin des derniers feux de l'Empire romain.

Pour le philosophe du XIIIe siècle, voir Boèce de Dacie.

Il fut à la fois chrétien et adepte de la doctrine d'Aristote, dont il commente les écrits, ses traités de théologie, de philosophie, de mathématique et de musique. Son travail a été la source antique principale de la philosophie médiévale avant le XIIIe siècle. Son traité Logica vetus (logique ancienne) comprenait entre autres ses traductions latines de l'Organon (Analytiques I et II), des Catégories, des Topiques, et De l'Interprétation d'Aristote, qu'il a transmis en Occident avant que soient connus les commentaires d'Averroès. Pédagogue, il est l'inventeur du terme quadrivium (quadruple voie) pour désigner l'apprentissage de l'arithmétique, de la géométrie, de la musique et de l'astronomie, qui devait suivre le trivium (grammaire, dialectique et rhétorique).

Il est notamment l'auteur des Apices, système de chiffres décimaux qui est à l'origine de l'introduction de la numération de position par Gerbert d'Aurillac, et de Consolation de Philosophie, œuvre néoplatonicienne dans laquelle la poursuite de la sagesse et l'amour de Dieu sont décrits comme les véritables sources du bonheur.

Biographie

Les adieux du consul Boetius à sa famille. Toile de Victor Schnetz (1826).

Boèce naît à Rome en 480. Il appartient à la gens Anicii, chrétienne depuis environ un siècle, et dont est issu l'empereur Olybrius. Son père, Flavius Manlius Boetius, est nommé consul en 487 et meurt peu après. Boèce est ensuite élevé par Quintus Aurelius Symmaque dont il épouse la fille, Rusticiana[1]. Il passe son enfance à Rome pendant le règne d'Odoacre, et reçoit une bonne éducation, notamment en grec. Il devient un ami intime de Théodoric le Grand, roi des Ostrogoths, et est nommé consul en 510.

Ses travaux sont consacrés à traduire en latin les œuvres complètes d'Aristote avec commentaire, ainsi que celles de Platon, puis d'effectuer une « restauration de leurs idées en une unique harmonie ». Mais il n'a le temps d'effectuer qu'une petite partie de ce programme : il a traduit ainsi l’Organon d'Aristote accompagné de gloses grecques, ainsi que l’Isagogè de Porphyre de Tyr, une introduction à la logique aristotélicienne, rédigeant chaque fois un double commentaire sur le modèle de ceux des écoles d'Alexandrie et d'Athènes[1],[2]. Boèce compose également de nombreuses œuvres de logique, notamment le traité De divisione (c.515-520), une Introductio ad syllogismos cathegoricos (523), un traité De topicis differentiis (523), un autre traité De hypotheticis syllogismis, et le commentaire in Topica Ciceronis soulignant les différences entre les topiques de Cicéron et ceux d'Aristote[3].

Il met ensuite en pratique son étude de la logique dans quatre opuscules sur la Trinité et la nature du Christ, et contre Nestorius et Eutychès. En utilisant la terminologie des catégories d'Aristote, il décrit l'unité de Dieu en termes de substance, et les trois personnes divines en termes de relation. Il cherche également à donner une définition orthodoxe du Christ en déployant les notions précises de « substance », de « nature » et de « personne »[1].

En 520, Boèce devient magister officiorum sous le règne de Théodoric le Grand. Ses deux fils sont nommés consuls en 522. Mais sa bonne fortune ne dure pas. À la suite d'un schisme avorté entre Rome et l'église de Constantinople, Boèce et plusieurs sénateurs sont suspectés de communiquer avec l'empereur byzantin Justin Ier. Ce dernier est d'une sensibilité qu'on nommera plus tard orthodoxe, tandis que Théodoric est plutôt porté vers l'arianisme. Boèce défend ouvertement le sénateur Albinus, et par la suite est accusé d'avoir écrit à l'empereur Justin contre le règne de Théodoric. Cette charge, aggravée par une accusation de magie, le conduit à la prison de Pavie. C'est pendant cette période d'isolement qu'il écrit la Consolation de Philosophie. Ses biens sont confisqués, et après une longue période de détention, il est mis à mort en 524[1].

Mattia Preti, Boèce et la Philosophie, vers 1680.

Saint et martyr

Consolation de Philosophie, édition publiée à Gand en 1485.
Boèce enseignant, manuscrit de la Consolation de Philosophie, 1385.

Quelques siècles après sa mort, Boèce est considéré comme un saint et un martyr. Son ouvrage sur la Trinité montre sa lutte active contre l'arianisme de Théodoric. Bien que reconnu traditionnellement comme un saint, le philosophe romain ne fut pas canonisé. En 996, l'empereur Othon III ordonne le placement de sa dépouille dans la crypte de la basilique San Pietro in Ciel d'Oro à Pavie[1]. Gerbert d'Aurillac inscrit sur son tombeau une épitaphe dans laquelle il vante les talents, les vertus civiques et le patriotisme de l'illustre Romain. En 1861, Boèce est encore célébré à Pavie, à Milan, et à Brescia, le 23 octobre, jour de la fête de saint Sévérin[4]. La probable pierre tombale de Boèce est conservée dans les Musei Civici de Pavie[5]

Postérité

Boèce est l'écrivain, le poète et le philosophe le plus distingué de son temps. « Il a joué un rôle décisif dans la transmission de l'héritage de la philosophie antique à l'Occident médiéval et moderne ». Par ses traductions en latin, « il a créé une langue philosophique latine, technique et précise » et « initié le Moyen Âge à l'exégèse savante des œuvres d'Aristote »[2]. Cependant, après sa mort, ses textes sont oubliés pendant plus de deux siècles, peut-être à cause du changement climatique de 535-536 qui désorganise l'Europe, jusqu'à ce qu'ils soient redécouverts par Alcuin vers 780[6].

Il a été surnommé l'« instituteur » de l'Occident latin et le « premier des scolastiques ». Ses écrits ont inspiré Alcuin, Jean Scot Érigène, les écoles d'Auxerre et de Reims au IXe siècle, les commentateurs de l'école de Chartres au XIIe siècle, et Thomas d'Aquin au XIIIe siècle[7]. Aussi Dante Alighieri dans le Convivio : « Boèce et Cicéron m'initièrent dans l'amour, c'est-à-dire dans l'étude, de cette très-noble Dame, la Philosophie[8]. » Et dans la Divine Comédie :

« En elle se réjouit de la vue du souverain bien, l'âme sainte qui montre à nu le monde trompeur à celui qui veut bien la consulter. Le corps d'où elle fut chassée repose à Cieldauro, et elle du martyre et de l'exil est venue vers cette paix céleste. »

 Dante Alighieri, Divine Comédie, Paradis, X, 124 et s., traduction d'Auguste Brizeux, 1843.

Le philosophe Pierre Abélard considère Boèce comme le philosophe romain le plus important[9] et a écrit un commentaire sur le De differentiis topicis. Au XIIIe siècle, les topiques de Pierre d'Espagne proviennent du De differentiis topicis[10]. Au cours du même siècle dans l'Empire byzantin, Manuel Holobolos fournit une traduction annotée en grec du même traité[11]. Au XIVe siècle, les écrits logiques de Boèce sont cités par Guillaume d'Ockham et Albert de Saxe ; leur influence est clairement visible[10]. Au XVe siècle, le philosophe Laurent Valla décrit Boèce comme le dernier des Romains et le premier des scolastiques[12].

Quand Cassiodore fonde le monastère de Vivarium en Campanie, il y installe également sa bibliothèque romaine, comprenant les œuvres de Boèce sur les arts libéraux. Il compose une liste de lecture, les Institutions, pour l'éducation des moines. Ainsi la littérature aristocratique romaine entre dans la tradition monastique. La logique de Boèce domine l'instruction du clergé médiéval et l'étude des tribunaux et des cloîtres. Ses traductions et ses commentaires, notamment des Catégories d'Aristote et du traité De l'interprétation deviennent des textes fondamentaux de la scolastique médiévale[1]. Les premiers scolastiques possèdent grâce à Boèce un manuel complet de logique exposant toute la doctrine d'Aristote en langue latine[3].

Un passage de son commentaire sur l'Isagogè de Porphyre de Tyr est à l'origine de la querelle des universaux[1], qui agitera la philosophie médiévale.

Boèce a forgé le terme de « quadrivium », ou quadruple voie vers la connaissance, comprenant l'arithmétique, la géométrie, la musique et l'astronomie. Ce terme d'origine romaine trouve son analogue dans le « trivium », comprenant la grammaire, la dialectique et la rhétorique[13].

D'après le philosophe Alain de Libera, Boèce a été un adversaire des idées professées par Nestorius et Eutychès. Il a défendu « l'orthodoxie religieuse » que préciseront les conciles de Braga et a rédigé « un ensemble de traités de théologie catholique, qui ont profondément imprégné l'ensemble de la pensée médiévale[14]. »

Œuvres principales

Dialectica, 1547.
  • La Consolation de Philosophie (524) : le livre le plus personnel, le couronnement de l'entreprise intellectuelle de Boèce. La philosophie, personnifiée par une femme, convertit le prisonnier Boèce à la notion platonicienne du souverain Bien. Cet ouvrage, alternant la prose et la poésie, est le livre le plus lu à l'époque médiévale après la Bible, et permet la transmission des doctrines platoniciennes en langue latine. Il a été traduit en vieil anglais par Alfred le Grand au IXe siècle, en vieux haut-allemand par Notker l'Allemand au XIe siècle, en ancien français par Jean de Meung au XIIIe siècle, et en moyen anglais par Geoffrey Chaucer au XIVe siècle[1],[15]. Traduit par Jean-Yves Guillaumin, Paris, Les Belles Lettres, 2002. Traduit par E. Vanpeteghem et J.-Y. Tilliette, Livre de Poche, Lettres Gothiques, 2008. [lire en ligne]
  • Traités théologiques (512-523) : comprend De Fide Catholica, Contra Eutychen et Nestorium, De Hebdomadibus, Utrum Pater, et De Trinitate. Traduit par Hélène Merle, « Sagesses Chrétiennes », Éditions du Cerf, 1991. Traduit par Axel Tisserand, Garnier-Flammarion, 1999. [lire en ligne]
  • L’Institution arithmétique : dans ce livre Boèce reprend l’Introduction à l'arithmétique de Nicomaque de Gérase, sous forme de paraphrase libre plutôt que de traduction rigoureuse. Le grand nombre de manuscrits témoigne de l'importance de ce livre dans l'enseignement du Moyen Âge et de la Renaissance[16]. Traduit par Jean-Yves Guillaumin, Les Belles Lettres, 1995.
  • Pierre tombale de Boèce, Pavie, Musei Civici
    L’Institution musicale (510) : un des premiers ouvrages de musique imprimés à Venise à la fin du XVe siècle. Il permet aux érudits médiévaux du IXe siècle de comprendre la musique grecque[17]. Dans ce livre, Boèce introduit la classification tripartite de la musique[18] : la musica mundana, ou musique des sphères et du monde, la musica humana, ou harmonie du corps humain et de l'esprit, la musica instrumentalis, ou musique instrumentale. L'écrivain Guido d'Arezzo souligne toutefois que le livre de Boèce, à cause de son caractère spéculatif, « n'est pas profitable aux chanteurs, mais seulement aux philosophes »[19]. Deux ouvrages de Boèce sur les arts libéraux, une traduction d'Euclide sur la géométrie, et de Ptolémée sur l'astronomie, ont été perdus[20],[21],[22]. Traduction française : Traité de la musique, traduit par Christian Meyer, Brepols, 2005.

Notes et références

  1. « Boethius », Encyclopædia Britannica, 1910-1911 et 2011.
  2. Pierre Hadot, Encyclopædia Universalis, « Boèce : Les commentaires et les ouvrages de logique », sur www.universalis-edu.com (consulté le )
  3. Arnaud Mignon, Les origines de la scolastique et Hugues de Saint-Victor, Paris, 1895, p. 41-42 [lire en ligne]
  4. Boèce et Louis Judicis de Mirandol (traduction, introduction et notes), La Consolation philosophique de Boèce, Paris, Librairie L.Hachette, (lire en ligne), p. XXIV-XXV
  5. (it) Troncarelli Fabio, « Il sepolcro di Boezio », Il discorso sul Metodo, (lire en ligne, consulté le )
  6. Jacques Attali, Phares, 24 destins, Fayard, , 811 p., p. 120
  7. Jacques Follon, « Pérennité de Boèce, philosophe et théologien », Revue Philosophique de Louvain n°86, 1992. p. 192-205 [lire en ligne]
  8. Paul Drouilhet de Sigalas, De l'art en Italie : Dante Alighieri et la Divine Comédie, Paris, 1852, p. 136 [[ lire en ligne]]
  9. Pierre Abélard, Theologia Christiana 1,134.
  10. Osmund Lewry, Boethian Logic in the Medieval West. In: Margaret Gibson (Hrsg.): Boethius, His Life, Thought and Influence, Oxford, 1981, p. 90–134.
  11. Sten Ebbesen, George Pachymeres and the Topics, Cahiers de l’Institut du Moyen Âge grec et latin n°66, 1996, p. 169–185.
  12. Boethius, Anicius Manlius Severinus, The Theological Tractates and The Consolation of Philosophy, Cambridge: The Project Gutenberg, 2004. Traduit du latin à l'anglais par H. F. Steward et E. K. Rand.
  13. Axel Tisserand, Pars theologica : Logique et théologique chez Boèce, Vrin, 2008, p. 31-32 [lire en ligne]
  14. Alain de Libera, La philosophie médiévale, Paris, PUF, Quadrige Manuels, 1993 ; rééd. 2004, « Boèce », p. 248-250. (ISBN 978-2-13-054319-0)
  15. Pour une introduction à ce texte de Chaucer, ainsi qu'une traduction intégrale en français avec notes, voir « Boèce (Boece) », dans André Crépin et al., Les Contes de Canterbury et autres œuvres, Paris, Laffont, coll. « Bouquins », , p. 913-1056.
  16. Jean-Yves Guillaumin, « La structure du chapitre 1,4 de l'Institution Arithmétique de Boèce et le cours d'Ammonios sur Nicomaque », Revue d'histoire des sciences, 1994, Tome 47, n°2, p. 249-258 [lire en ligne]
  17. Anicius Manlius Severinus Boethius, Calvin M. Bower (traduction, introduction et notes) et Claude V. Palisca (dir.), Fundamentals of Music, New Haven, Yale University Press,
  18. Thomas Christensen, The Cambridge History of Western Music Theory, Cambridge University Press, , 1022 p. (ISBN 978-0-521-62371-1), p. 146 et seqq.
  19. (de) « Überlieferung und Fortleben der antiken lateinischen Musiktheorie im Mittelalter », dans Frieder Zaminer, Geschichte der Musiktheorie, vol. 3, Darmstadt, , p. 7–35.
  20. (en) Michael Masi, « The Liberal Arts and Gerardus Ruffus’ Commentary on the Boethian De Arithmetica », The Sixteenth Century Journal, vol. 10, no 24, (DOI 10.2307/2539405).
  21. « Boèce et le Timée », dans A. Galonnier, Boèce ou la chaîne des savoirs, Louvain-la-Neuve/Paris, Éditions de l’Institut Supérieur de Philosophie/Éditions Peeters, , p. 6 (Actes du colloque international de la Fondation Singer-Polignac).
  22. (en) M. Lejbowicz, « Cassiodorii Euclides: Éléments de bibliographie boécienne », dans A. Galonnier, Boèce ou la chaîne des savoirs, Louvain-la-Neuve/Paris, Éditions de l’Institut Supérieur de Philosophie/Éditions Peeters, , p. 302-303 (Actes du colloque international de la Fondation Singer-Polignac).

Voir aussi

Bibliographie

  • Joseph Bidez, « Boèce et Porphyre », Revue belge de philologie et d'histoire, t. 2, no 2, , p. 189-201 (lire en ligne)
  • Pierre Courcelle :
    • La Consolation de Philosophie dans la tradition littéraire : Antécédents et postérité de Boèce, Paris, 1967 ;
    • Les Lettres grecques en Occident de Macrobe à Cassiodore, Paris, de Boccard, 1948.
  • La consolation philosophique de Boèce ; traduction nouvelle en prose et en vers avec le texte en regard par Louis Judicis de Mirandol ; avant-propos de Jean Robin, Paris : Édition de la Maisnie, 1981, 397 p., (ISBN 2-85707-068-3).
  • Béatrice Bakhouche, « Musique et philosophie : le De Institutione musica de Boèce dans la tradition encyclopédique latine », Bulletin de l’Association Guillaume Budé, no 3, , p. 210-232 (lire en ligne)
  • Pierre Hadot, Boèce, in Encyclopaedia universalis, 1984.
  • John Marenbon, Le Temps, l'Éternité et la Prescience de Boèce à Thomas d'Aquin, Vrin, 2005.
  • Bernard Quilliet, La Tradition humaniste, Fayard, 2002 (ISBN 2-213-61243-9).
  • Axel Tisserand, Pars theologica : Logique et théologique chez Boèce, Paris, Vrin, 2009.
  • (de) Menso Folkerts, "Boethius". Geometrie II. Ein Mathematisches Lehrbuch des Mittelalters, Weisbaden, 1970.
  • (en) John Marenbon, Boethius, Oxford University Press, 2003, coll. « Great Medieval Thinkers », XVI-252 pages (ISBN 0-19-513407-9).
  • Sophie Van der Meeren, Lectures de Boèce, La Consolation de la Philosophie, 2012, Presses Universitaires de Rennes, coll. Études anciennes, 242 p. 

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