Écologie profonde

L’écologie profonde ou radicale[note 1],[1], est une philosophie écologiste contemporaine qui se caractérise par la défense de la valeur intrinsèque des êtres vivants et de la nature, c’est-à-dire une valeur indépendante de leur utilité pour les êtres humains.

Elle attribue plus de valeur aux espèces et aux différents écosystèmes que ne le font les mouvements écologiques classiques, ce qui entraîne le développement d’une éthique environnementale. Tandis que l’écologie classique, bien que développant de nouvelles alternatives, pose toujours la satisfaction des besoins humains comme finalité (anthropocentrisme)[2] et attribue au reste du vivant le statut de « ressource »[3], l’écologie profonde réinscrit les finalités humaines dans une perspective plus large, celle du vivant (biocentrisme) afin de prendre en compte les besoins de l’ensemble de la biosphère, notamment des espèces avec lesquelles la lignée humaine coévolue depuis des milliers d’années.

Historique

Le philosophe norvégien Arne Næss invente l’expression dans un article fondateur publié pour la première fois en 1973 : « Le mouvement écologique superficiel et le mouvement profond » (« The Shallow and the Deep Long Range Ecology Movement»)[4]. Næss rejette l’idée que les êtres vivants puissent être classés en fonction de leurs valeurs respectives. Par exemple, le fait de savoir si un animal a une âme, s’il utilise la raison ou s’il a une conscience est souvent utilisé pour justifier la position dominante des humains sur les autres espèces vivantes. Næss affirme que :

« le droit de toute forme de vie à vivre est un droit universel qui ne peut pas être quantifié. Aucune espèce vivante n'a plus de ce droit particulier de vivre et de s'étendre qu'une autre espèce. »

Cette idée métaphysique est soulignée par la phrase de Warwick Fox disant que nous et tous les autres êtres vivants sommes des « aspects d'une même réalité émergente ».

Principes fondamentaux

Les partisans de l’écologie profonde estiment que le monde n’est pas une ressource exploitable à volonté par l’Homme. L’éthique de l’écologie profonde explique qu’un système global (la nature) est supérieur à chacune de ses parties (l’Homme étant une partie de la nature). Cette éthique s’appuie sur les huit postulats suivants[5] :

  1. Le bien-être et l’épanouissement des formes de vie humaines et non-humaines de la Terre ont une valeur en elles-mêmes (synonyme : valeur intrinsèque, valeur inhérente). Cette valeur est indépendante de l’utilité du monde non-humain pour les besoins humains.
  2. La richesse et la diversité des formes de vie contribuent à la réalisation de cette valeur et sont également des valeurs elles-mêmes.
  3. L’Homme n’a pas le droit de réduire la richesse et la diversité biologique, sauf pour satisfaire des besoins humains vitaux.
  4. L’épanouissement de la vie et des cultures humaines est compatible avec une décroissance substantielle de la population humaine. Le développement des formes de vie non-humaines requiert une telle diminution.
  5. L’interférence humaine actuelle avec le monde non-humain est excessive et nuisible, et la situation empire rapidement.
  6. Des politiques doivent donc être changées. Ces politiques affectent les structures économiques, technologiques, et idéologiques fondamentales. Il en résultera une société profondément différente de la nôtre.
  7. Les changements idéologiques passent par l’appréciation d’une bonne qualité de vie plutôt que l’adhésion à des standards de vie toujours plus élevés. Il faut prendre conscience de la différence entre « bonne qualité » et « course à un niveau de vie extrêmement élevé » (qui serait néfaste à la nature).
  8. Ceux qui souscrivent aux points précédents s’engagent à essayer de mettre en application directement ou indirectement les changements nécessaires.

Déclinaisons du soi

L’objectif général, le but ultime de l’écologie profonde c’est la réalisation de Soi. C’est une norme supérieure.

En fait, Arne Næss énonce deux déclinaisons du soi. Il y a d’abord :

  • le soi personnel, classique,
  • et ensuite le Soi du monde, avec un S majuscule, qui signifie l’ensemble des êtres vivants, en incluant les êtres humains.

La réalisation du grand Soi c’est la réalisation de l’ensemble du vivant,

  • par analogie à la réalisation de soi en tant que personne humaine
  • et en exprimant la continuité entre la personne et l’ensemble du vivant.

Le concept a pour but de refléter une intériorisation des implications de l’écologie. Il suppose que lorsque nous nous identifions à toutes les formes de vie, l’aliénation s’estompe. « Je protège la forêt tropicale » se transforme en « je suis un élément de la forêt tropicale se protégeant lui-même. Je suis cet élément de la forêt tropicale chez lequel la pensée est récemment apparue. »

Le dispositif sémantique est posé dans trois directions différentes : la réalisation de l’ego ; la réalisation de soi ; la réalisation de Soi.

  1. La réalisation de l’ego : Dans la façon de parler courante dans les pays industrialisés le terme « réalisation de soi » est généralement utilisé pour désigner ce qu’on appelle la « réalisation de l’ego ». Cette manière de s’exprimer sous-tend une certaine compétition ambiante.
  2. La réalisation de soi : Une autre hypothèse consiste à supposer une compatibilité croissante des individus au fur et à mesure de leur maturation. Spinoza développe cela dans son Éthique. L’ego étroit du petit enfant va se déployer progressivement vers le groupe, puis pour ensuite avoir une compréhension capable d’embrasser la totalité des êtres humains.
  3. La réalisation de Soi : L’écologie profonde va plus loin en posant que la réalisation de Soi est un déploiement de l’identification de l’individu à la totalité des formes de vie.

Contradicteurs

Pour les contradicteurs de l’écologie profonde, la théorie de la « réalisation de Soi » conduirait à abolir l’individu au profit d’un holisme manipulable par de nouveaux gourous.

Dans Nature et Politique, Fabrice Flipo analyse la position de Luc Ferry au sujet de l'écologie. Il montre que Luc Ferry s'est exprimé sur l'écologie profonde par a priori et préjugé, sans en connaître la teneur[6].

Dérive de sens

En faisant primer l’ontologie sur l’éthique, Arne Naess aurait fait le lit d’une politique autoritaire. L’écologie profonde est donc fréquemment accusée d’être un intégrisme vert, un « écofascisme ». Pourtant Naess est non-violent, se réclame de Gandhi, formule de nombreuses précautions et prend soin d’anticiper sur les possibles erreurs d’interprétation de son œuvre.

Mais Naess se méfie des sentiments en politique et critique la conception « sentimentaliste » de la nature :

« Nous avons le droit de « louer la nature » au moyen de superlatifs absolus dans nos poèmes ou dans d'autres formes de rhétorique, mais pas dans notre philosophie ou en politique. »

Il récuse « le culte de la vie » car celui-ci a permis de justifier le darwinisme social, le fascisme et le national-socialisme[note 2], de glorifier l’exploitation et la compétition acharnée.

Baptiste Lanaspeze estime en 2009 que les philosophes de l'écologie profonde (Naess, Callicott) sont incompris parce qu’ils ne sont pour ainsi dire pas traduits en français[7],[8].

Fabrice Flipo a confronté le livre Le Nouvel Ordre écologique de Luc Ferry, paru en 1992, avec Écologie, communauté et style de vie, premier ouvrage traduit en français d’Arne Naess, paru en 2008. Il pose la question suivante : « La deep ecology de Naess est-elle cet intégrisme menaçant à propos duquel Ferry nous mettait en garde, voici près de 20 ans ? » Sa conclusion est que les risques d’intégrisme écologique pointés par Ferry sont réels mais qu’ils ne sont pas portés ni par Naess, ni par la deep ecology[9].

Point de vue critique du christianisme

Dans son message pour la journée mondiale de la paix, le , le pape Benoît XVI, tout en réaffirmant l’attachement des chrétiens à la théologie de la Création, et donc à la préservation de la nature, a mis en garde contre les « dérives » de l’écologie profonde, estimant qu’elle plaçait la nature au-dessus de l’homme. Ce point de vue est contesté par l’écologie profonde, qui revendique de replacer la nature non pas au-dessus de l’humain mais au cœur de la culture majoritaire et au centre des valeurs humaines[10].

Le théologien catholique allemand Eugen Drewermann, citant le livre de la Genèse« Croissez, multipliez-vous, emplissez la Terre et soumettez-la ! » (Gn 1,28)[11]condamne le rôle selon lui néfaste de l'Ancien Testament à l'égard de la Nature[réf. souhaitée][12]. Il a été suspendu de la prêtrise, puis a quitté l'Église catholique.

Dépasser l'écologie profonde ?

Dans son livre, Une écologie décoloniale, Malcom Ferdinand salue l'apport de Næss à l'écologie, notamment dans sa prise en compte des rapports entre humains et non-humains. Mais il propose d'aller plus loin « par un engagement symétrique aux rapports économiques, sociaux et politiques (post)coloniaux du monde. »[13].

Influences

Afeissa note[14] que Arne Næss dans son œuvre ne cite pratiquement pas d’autres auteurs de mouvances proches. Cependant John Baird Callicott prend appui sur Arne Naess aux moments charnières de ses raisonnements. C’est le cas dans Genèse : la Bible et l’écologie et dans l’Ethique de la Terre. Naess en tant que précurseur et fondateur est donc plus en position d’être cité que de citer.

Concrètement, l’écologie profonde souhaite une décroissance des impacts négatifs des activités humaines dans la biosphère. Certains éléments plus radicaux prônent le redéploiement de la vie sauvage, une diminution substantielle de la population humaine et une « révolution culturelle biotiste ». De façon plus générale, les individus qui comprennent l’écologie profonde appliquent les savoirs correspondants à l’écologie de l’espèce.

En littérature

L’écologie profonde aujourd’hui

Joanna Macy est aujourd'hui l'une des représentantes actives les plus renommées dans le mouvement de l'écologie profonde [15],[16],[17]. Ses travaux et le mouvement qu'elle a créé se relient à d'autres initiatives civiles de transformation écologique comme Dragon Dreaming[18].

En France, comme ailleurs dans le monde l'écologie profonde en tant que mouvement social est présente dans les associations d'activisme naturaliste comme la Ligue de Protection des Oiseaux, Les Robins des Toits, LAV.

Notes et références

Notes

  1. Radicale dans ses doctrines et ses manifestations, en opposition à l'écologie dite « superficielle » (shallow ecology) modérée dans ses propositions. Voir référence Francois Stéphane (2012)
  2. Naess fut résistant.

Références

  1. François Stéphane, « Antichristianisme et écologie radicale », Revue d'éthique et de théologie morale, vol. 4, no 272, , p. 79-98 (DOI 10.3917/retm.272.0079, lire en ligne).
  2. Stéphanie Chanvallon, « Anthropologie des relations de l’Homme à la Nature : la Nature vécue entre peur destructrice et communionintime », sur https://tel.archives-ouvertes.fr, (consulté en )
  3. Dominique Saatdjian, « Heiddeger, Penser notre présence au monde », sur www.cairn.info, (consulté en )
  4. Hicham-Stéphane Afeissa, articles « Deep ecology/Écologie profonde » et « Naess, Arne (1912-2009) » in Dominique Bourg et Alain Papaux, Dictionnaire de la pensée écologique, Presses universitaires de France, 2015 (ISBN 978-2-13-058696-8).
  5. Devall et Sessions, op. cit., p. 70.
  6. Fabrice Flipo, Nature et politique. Contribution à une anthropologie de la modernité et de la globalisation,, Amsterdam,
  7. « La première traduction en français des écrits d’Arne Naess coïncide avec la disparition de ce dernier. »
  8. « « Arne Næss meurt à 96 ans, mais [...] il nous était encore inconnu ou méconnu » - Catherine Larrère, philosophe » (consulté le )
  9. Voir sur sens-public.org.
  10. « Editions Wildproject », sur www.wildproject.org (consulté le )
  11. « Livre de la Genèse - AELF », sur Association Episcopale Liturgique pour les pays francophones (AELF) (consulté le ).
  12. « L'écologie du point de vue logique - Entretien avec Eugen Drewermann » (consulté le )
  13. Malcom Ferdinand, Une écologie décoloniale, Paris, Seuil, , 456 p. (ISBN 9782021388497), p. 353
  14. Hicham-Stéphane Afeissa (auteur, professeur agrégé de philosophie, rattaché à l'académie de Dijon) ; « La communauté des êtres de nature », sur France-Culture le 10 juillet 2010, de 12 h à 12 h 30 ; émission La Suite dans les idées.
  15. Joanna MACY, Ecopsychologie pratique et rituels pour la terre, Souffle D'or Eds (ISBN 978-2-84058-631-9 et 2-84058-631-2)
  16. « Anthologie de l'écologie profonde »
  17. (en) « Facteurs d'influence de J. MACY - honneurs et distinctions »
  18. « le Rêve du Dragon ».

Voir aussi

Bibliographie

  • Derrick Jensen, Lierre Keith, Aric McBay, Deep Green Resistance : Un mouvement pour sauver la planète. Herblay, Éditions Libre, 2018.
  • Valérie Cabanes, Un nouveau droit pour la Terre - pour en finir avec l’écocide, éditions du Seuil, coll. « Anthropcène », Paris, 2016.
  • Dominique Bourg et Alain Papaux, Dictionnaire de la pensée écologique, Presses universitaires de France, 2015 (ISBN 978-2-13-058696-8).
  • Frédéric Dufoing, L'Écologie radicale, Gollion (Suisse)/Paris, Infolio, coll. « Illico », , 157 p. (ISBN 978-2-88474-944-2), chap. II (« L'écologie profonde et le biorégionalisme »), p. 53-74.
  • Giuseppe Gagliano,Il ritorno alla Madre Terra. L’utopia verde tra ecologia radicale e ecoterrorismo, Editrice Uniservice, 2010, p. 229 (ISBN 9788861785953).
  • Arne Næss, Écologie, communauté et style de vie, MF éditions, 2008, 372 p., Charles Ruelle (traducteur), Hicham-Stéphane Afeissa (postfacier) Traduction du livre Ecology, community and lifestyle, écrit en 1976 et traduit en anglais en 1989, qui est le livre fondateur de la deep ecology, et où l’on trouve également la notion d’« écocentrisme ».
  • Arne Næss, Vers l’écologie profonde, éditions Wildproject, 2009, 288 p.
  • Roger Ribotto, L’Écologie profonde, éditions du Cygne, 2007.
  • Laurent Larcher, La Face cachée de l’écologie, un antihumanisme contemporain ?, Paris, Le Cerf, 2004
  • Luc Ferry, Le Nouvel Ordre écologique. L’arbre, l’animal et l’homme, Paris, Grasset, 1992 Ferry développe le point de vue de l'écologie anthropocentrique.
  • William Devall et George Sessions, Deep Ecology, Gibbs M. Smith, 1985, 267 p.

Documentaire

Articles connexes

Lien externe


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