Jean Clair
Jean Clair

Jean Clair, pseudonyme de Gérard Régnier, né le 20 octobre 1940 à Paris, est un conservateur général du patrimoine, écrivain et essayiste.

Les derniers jours, 2013

Le seul voyage qui vaille n’est pas d’aller vers d’autres paysages, mais de considérer les anciens avec de nouveaux yeux.

  • Les derniers jours, Jean Clair, éd. Gallimard, 2004  (ISBN 978-2-07-014265-1), p. 19

La lecture n’est jamais plate ni linéaire. Un livre est d’abord « un volume », qu’on saisit dans son épaisseur. On creuse dans sa masse, on fouille, on sonde, on attrape un éclat, on dégage une pépite. Rien de cette lecture superficielle du déroulement électronique, qui clignote ou s’efface aussi vite. Sa pesanteur dans la paume renseigne immédiatement sur le moment où l’on est arrivé, vers le milieu ou vers la fin. La lecture ne se perd pas sur une surface homogène, mais se renforce par mille sensations, une infinité de détails inconsciemment enregistrés par le cerveau, et ce poids dans la main atteste la gravité, ou la lourdeur, des idées que l’esprit y découvre.

  • Les derniers jours, Jean Clair, éd. Gallimard, 2004  (ISBN 978-2-07-014265-1), p. 30, 31

Comment le déroulement continu et plat d’un texte dans le « vacuum » électronique pourrait-il permettre pareille appréhension ? Qu’attendre de cette préparation sur la plaque de verre de l’ordinateur, dans laquelle on peut à loisir « couper/coller », opérer des prélèvements comme sur une paillasse de laboratoire, les examiner et les analyser, comme le font les « doctorants » d’aujourd’hui, le regard abîmé sur l’écran, fiers d’être admis désormais, en relevant les « mots clefs » et en calculant, dans les écrits de Proust ou de Zola, les occurrences et les paramètres, au rang de « chercheurs en sciences humaines » ?

  • Les derniers jours, Jean Clair, éd. Gallimard, 2004  (ISBN 978-2-07-014265-1), p. 31

Cinquante ans plus tard, j’ai l’impression souvent de parler une langue morte, comme ces vieux juifs qui se sont obstinés à écrire en yiddish pour un peuple disparu, ou plus simplement comme ces peuples chassés d’Europe centrale, les communautés juives, les Russes faisant le taxi à Paris, les Polonais émigrés, les Slovènes dispersés, les Tchèques persistant à écrire et à parler dans leur langue pour se donner l’illusion d’y garder leur demeure.

  • Les derniers jours, Jean Clair, éd. Gallimard, 2004  (ISBN 978-2-07-014265-1), p. 54

Fantôme parmi les fantômes dans une foule qui se refuse avec hargne et sarcasme à croire à son identité, je persiste à parler une langue que l’on n’écrit ni ne comprend plus guère. Je suis pareil à ces émigrés qui, après avoir passé dix ou quinze ans en Amérique ou en Australie, ne comprennent plus rien au français qu’ils entendent à la radio ou lisent dans les journaux, une fois rentrés chez eux. Je n’aurai pas, pour ma part, longtemps quitté la France. C’est donc la langue qu’on y parle et qu’on écrit qui se sera peu à peu éloignée de moi, au point de m’apparaître insupportable et souvent incompréhensible.

  • Les derniers jours, Jean Clair, éd. Gallimard, 2004  (ISBN 978-2-07-014265-1), p. 57

Camus, le fils d’une femme de ménage illettrée, disait que la langue était sa vraie patrie. Je dirais plutôt que la patrie, comme le dit si justement le mot, est le pays du père et pour lequel il s’est battu, mais que la langue qu’on y parle est appelée pour sa part maternelle, parce qu’elle a été reconnue, dès les premiers moments, par le visage de la mère penchée au-dessus du berceau. Parler en ignorant la grammaire, cette autre forme du « logos » divin, c’est précipiter le monde dans la folie.

  • Les derniers jours, Jean Clair, éd. Gallimard, 2004  (ISBN 978-2-07-014265-1), p. 60

« Jamais la lumière n’a été aussi belle… » Cet émerveillement, que Bonnard eut un jour devant un ciel mouillé de Normandie, ce matin, je l’ai devant la lagune. Pourquoi cette simple notation me touche-t-elle ? « Jamais la lumière », déchirement entre un état éternel, la lumière de toute éternité, et l’irruption d’un moment, ce moment qui ne reviendra pas… « jamais », jamais plus, « a été », toutes ces formes d’un passé à jamais défini, à quoi s’oppose enfin, sur une note haute, le « aussi », l’intensité, l’éclat de cette lumière-là, amenée au seuil d’une perfection dont nous percevons parfois l’éclat. C’est alors cet éclair même qui nous convainc que le beau a été, durant un instant, à portée de notre œil. L’intuition de l’éternel nait de l’instant, et le sentiment du divin d’un hasard naturel dans lequel vacille la beauté. Je comprends en ce sens le mot de Goethe, appelant en mourant la lumière.

  • Les derniers jours, Jean Clair, éd. Gallimard, 2004  (ISBN 978-2-07-014265-1), p. 121

J’appartiens à un peuple disparu. À ma naissance, il constituait encore près de 60% de la population française. Aujourd’hui, il n’en fait pas même 2%. Il faudra bien un jour reconnaître que l’événement majeur du XXe siècle n’aura pas été l’arrivée du prolétariat, mais la disparition de la paysannerie.

  • Les derniers jours, Jean Clair, éd. Gallimard, 2004  (ISBN 978-2-07-014265-1), p. 135

L'Église aurait-elle honte d'avoir été celle qui a été à l'origine du plus prodigieux trésor visuel connu ?
Cette religion de la représentation, de la réflexion de la figure, et du respect du visage, qui ne prône ni la Loi ritualisée du judaïsme ni le détachement du monde des bouddhistes, ni le dépouillement des réformés, ni l'iconodulie des orthodoxes, la religion catholique m'est apparue longtemps comme la plus respectueuse du témoignage de sens, la plus attentive aux formes et aux parfums du monde. C'est en elle aussi qu'on rencontre la plus profonde et la plus surprenante tendresse. Le catholicisme me semble avant tout une religion non pas du détachement, ni de la conquête, ni d'un Dieu jaloux, mais une religion de la douceur.

  • Les derniers jours, Jean Clair, éd. Gallimard, 2004  (ISBN 978-2-07-014265-1), p. 277

Là sans doute a été et demeure aujourd'hui la grandeur de l'Église : elle est née de la contemplation et de l'adoration d'un enfant qui naît, et elle s'est fortifiée de la vision d'un homme qui ressuscite. Entre ces deux moments, la Nativité et Pâques, elle n'a cessé de lutter contre «la culture de la mort», comme elle le dit justement.
Un Dieu sans la présence du Beau est plus incompréhensible qu'un Beau sans la présence d'un Dieu.

  • Les derniers jours, Jean Clair, éd. Gallimard, 2004  (ISBN 978-2-07-014265-1), p. 278

J'ai tant aimé ce monde d'ici-bas, les choses matérielles, dans leur poids et dans leur rugosité, dans leur matière et leur facture, j'ai tant voulu ces biens qu'ont été les livres, les objets d'art, les outils du savoir, les créations de la culture, et j'ai fini, alors même que je n'en avais rien, par en acquérir assez pour me juger heureux.
J'éprouve aujourd'hui le sentiment d'une trahison.

  • Les derniers jours, Jean Clair, éd. Gallimard, 2004  (ISBN 978-2-07-014265-1), p. 325

Cette classe, dont j'avais tant envié la fortune et l'aisance, et dans laquelle je serai, fût-ce à reculons, entré, cette «intelligentsia» tant admirée mais dont j'avais redouté l'arrogance, face à ces enfants de bourgeois qui me faisaient une peur de chien quand je les rencontrais, il m'apparaît aujourd'hui qu'animée de la joie mauvaise du refus des distinctions et du respect des commandements, elle aura trahi, installée qu'elle est de par sa propre volonté et par sa propre promesse, dans un exil culturel permanent et profond.

  • Les derniers jours, Jean Clair, éd. Gallimard, 2004  (ISBN 978-2-07-014265-1), p. 325
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