Georg Simmel

Georg Simmel, né à Berlin, en Royaume de Prusse, en 1858 et mort en 1918 à Strasbourg, est un philosophe et sociologue allemand.


Les pauvres (Der Arme), 1908

Dans la mesure où on est un être social, à chacune de ses obligations correspond un droit associé à autrui. Il serait peut-être même conceptuellement plus profond de penser qu'à l'origine seuls les droits existaient ; que chaque individu a des exigences, qui sont d'une part d'aspect humain, et d'autre part le résultat de cette condition spécifique, qui par la suite deviennent l'obligation des autres. Mais puisque chaque personne ayant une obligation possède également, d'une manière ou d'une autre, des droits, il se forme ainsi un réseau de droits et d'obligations où le droit est toujours l'élément premier et décisif, et où l'obligation n'en est que son corrélatif, même si, en effet, il s'agit d'un corrélatif incontournable.
  • Les pauvres (1908), Georg Simmel (trad. Bertrand Chokrane), éd. Presses Universitaires de France, coll. « Quadrige », 1998  (ISBN 978-2-13-080180-1), p. 39


Nos obligations envers les pauvres peuvent sembler n'être que le résultat de l'exercice du droit des pauvres. Le mendiant croit plus ou moins naïvement, en particulier dans les pays ou mendier est d'usage, qu'il a droit à la charité, et considère souvent qu'un refus équivaut au rejet d'un attribut qui lui est dû. On peut aussi remarquer une autre caractéristique, très différente mais de même type, qui implique l'idée que le droit à l'assistance dépend du groupe social de l'individu.
  • Les pauvres (1908), Georg Simmel (trad. Bertrand Chokrane), éd. Presses Universitaires de France, coll. « Quadrige », 1998  (ISBN 978-2-13-080180-1), p. 41-42


En effet, il peut se remettre de l'humiliation, de la honte et du déclassement que la charité implique dans la mesure où celle-ci est conférée non pas par compassion ou par sens de l'obligation, mais parce qu'il peut exiger l'exécution d'un droit. Puisque ce droit a naturellement des limites qui doivent être déterminées individuellement, le nombre de ces motivations, par rapport à d'autres, ne sera pas modifié. En en faisant un droit, son sens intérieur est déterminé et élevé au statut d'une opinion fondamentale concernant la relation entre l'individu et les autres, entre l'individu et la totalité. Le droit à la charité appartient à la même catégorie que le droit au travail ou le droit à la vie.
  • Les pauvres (1908), Georg Simmel (trad. Bertrand Chokrane), éd. Presses Universitaires de France, coll. « Quadrige », 1998  (ISBN 978-2-13-080180-1), p. 43


Si un pauvre perçoit sa condition comme étant une injustice d'ordre cosmique et demande que la création entière lui rende son dû, alors il considérera sans aucune difficulté tout individu se trouvant dans de meilleures conditions comme étant responsable de ses revendications sociales. Ceci nous amène à une échelle qui va du prolétaire délinquant qui, en toute personne bien habillée, voit un ennemi, un représentant des classes exploiteuses que l'on peut voler en bonne conscience, à l'humble mendiant qui demande la charité pour l'amour de Dieu, comme si chaque individu devait remplir les trous d'un ordre que Dieu désirait mais n'avait pas complètement terminé d'exécuter. Dans ce cas, le pauvre adresse ses demandes à l'individu, non pas à un individu en particulier, mais à l'individu dans le cadre de la solidarité humaine.
  • Les pauvres (1908), Georg Simmel (trad. Bertrand Chokrane), éd. Presses Universitaires de France, coll. « Quadrige », 1998  (ISBN 978-2-13-080180-1), p. 44


Néanmoins de toutes nouvelles formes apparaissent lorsque le point de départ est l'obligation du donneur plutôt que le droit du receveur. Dans des cas extrêmes, les pauvres disparaissent complètement en tant que sujets légitimes et centres d'intrêt. Le motif de l'aumône réside alors exclusivement dans la signification que prend le fait de donner pour le donneur. Lorsque Jésus dit au jeune homme riche, donne tes biens aux pauvres, ce qui semble lui importer n'est pas les pauvres, mais plutôt l'âme de l'homme riche, ce sacrifice n'étant qu'un moyen ou un symbole de salut. Plus tard, l'aumône chrétienne conserve ce même caractère ; elle ne représente qu'une certaine forme d'ascétisme, de de bon travail, qui améliore les chances de salut du donneur.
  • Les pauvres (1908), Georg Simmel (trad. Bertrand Chokrane), éd. Presses Universitaires de France, coll. « Quadrige », 1998  (ISBN 978-2-13-080180-1), p. 46


Par la suite, cette assistance prend forme volontairement, ou est imposée par la loi, afin que les pauvres ne deviennent pas des ennemis actifs et dangereux de la société, pour rendre leur énergie déjà réduite plus productive et enfin pour empêcher la dégénérescence de leur progéniture. L'homme pauvre en tant que personne et sa propre perception de sa position dans sa consceince ont aussi peu d'importance qu'elles n'en ont aux yeux du donneur qui donne l'aumône pour le salut de son âme. Ici, c'est au profit non pas des pauvres, mais de la société que l'on a raison de l'égoïsme subjectif du donneur. Le fait que le pauvre reçoive l'aumône n'est une pas finalité en elle-même mais simplement un moyen vers une fin, la même que celle de l'homme qui donne l'aumône pour son propre salut. La prédominance de ce point de vue social par rapport à l'aumône est démontrée par le fait que l'on peut refuser de donner en se basant sur ce même point de vue, et ceci arrive souvent alors que notre compassion personnelle ou l'aspect désagréable du refus nous pousse à donner. L'assistance aux pauvres a donc, en tant qu'institution publique, un caractère sociologique unique. Elle est complètement personnelle ; elle ne fait rien si ce n'est pallier des besoins particuliers. À ce ce niveau, elle diffère des autres institutions qui sont au service du bien-être social et de la sécurité. Ces institutions cherchent à pourvoir aux besoins de tous les citoyens : l'armée et la police, les écoles et les travaux publics, l'administration judiciaire et l'Église, la représentation populaire et la recherche scientifique ne sont pas, en principe, dirigées envers des pauvres considérés comme des individus différents des autres, mais envers la totalité des individus. L'unité de tous, sinon de la plupart, est le but de ces institutions. L'assistance aux pauvres, en revanche, se concentre dans son activité concrète sur l'individu et sa situation.
  • Les pauvres (1908), Georg Simmel (trad. Bertrand Chokrane), éd. Presses Universitaires de France, coll. « Quadrige », 1998  (ISBN 978-2-13-080180-1), p. 47-48
Toute classe suffisamment élevée s'assure que ses membres dépenses un minimum sur leurs vêtements ; (elle) établit un certain standard d'habillement décent ; et celui qui n'atteint pas ce standard n'appartiendra plus à cette classe. Mais elle établit aussi une limite à l'autre extrême, bien qu'avec moins de détermination et sans en être vraiment consciente ; une certaine mesure de luxe, d'élégance et même parfois de modernité, n'est certes pas correcte pour ce groupe ou cette classe, et celui qui dépasse cette limite supérieure peut parfois être traité comme n'appartenant pas complètement au groupe.
  • Les pauvres (1908), Georg Simmel (trad. Bertrand Chokrane), éd. Presses Universitaires de France, coll. « Quadrige », 1998  (ISBN 978-2-13-080180-1), p. 81
Est pauvre celui dont les moyens ne suffisent pas à atteindre ses fins. Ce concept, purement individualiste, est réduit dans son application pratique dans le sens où certaines fins peuvent être considérées comme indépendantes de toute décision arbitraire et purement personnelle. D'abord, les fins que la nature impose : nourriture, vêtement, logement. Mais l'on ne peut déterminer avec certitude le niveau de ces besoins, un niveau qui serait valide partout, en toutes circonstances et en dessous duquel, par conséquent, la pauvreté existe dans un sens absolu. En fait, chaque milieu, chaque classe sociale a ses besoins typiques ; l'impossibilité de les satisfaire signifie pauvreté. De ceci découle le fait banal que dans toutes les civilisations développées il y a des personnes qui sont pauvres dans leur classe et qui ne seraient pas pauvres dans une classe inférieure, car les moyens qu'ils ont suffiraient à satisfaire les besoins typiques de cette classe.
  • Les pauvres (1908), Georg Simmel (trad. Bertrand Chokrane), éd. Presses Universitaires de France, coll. « Quadrige », 1998  (ISBN 978-2-13-080180-1), p. 91-92
De plus, on peut remarquer que la croissance de la prospérité générale, de la vigilance policière et, par-dessus tout, de la conscience sociale, qui avec un mélange de bons et mauvais motifs, ne peut tolérer de voir la pauvreté, contribuent tous, de plus en plus, à imposer à la pauvreté la tendance à se dissimuler. Logiquement, cette tendance à se dissimuler isole de plus en plus les pauvres les uns des autres et les empêche de développer tout sentiment d'appartenance à une classe, comme cela était possible au Moyen Âge.
  • Les pauvres (1908), Georg Simmel (trad. Bertrand Chokrane), éd. Presses Universitaires de France, coll. « Quadrige », 1998  (ISBN 978-2-13-080180-1), p. 100

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