André Pieyre de Mandiargues, né et mort à Paris les 14 mars 1909 et 13 décembre 1991, était un écrivain surréaliste français.

Presse

Premières réponses à l'enquête sur les représentations érotiques, 1964

Par volonté, par goût aussi bien que par inclination naturelle, je ne crois pas avoir jamais permis à une partenaire imaginaire, sorte de succube abstrait, d'empiéter sur le domaine de la reine du moment, quelle que fût celle-là. J'ajoute qu'il me semblerait assez ignoble de chercher à posséder par intermédiaire un être inaccessible, et que tout acte sexuel est un sommet trop haut pour que l'on ne soit pas justement porté à surestimer la (ou le) partenaire avec lequel on s'élève. Pareil vœu de surestimation conduit souvent à lui donner des rôles, à la faire « jouer » sur la scène d'un théâtre imaginaire, dont la fin est sans doute de prolonger l'ascension, ou tout au moins d'éviter une trop prompte baisse d'altitude. Que l'on soit ainsi amené, parfois, à mêler au duo un jeu solitaire un peu inquiétant, je ne dirai pas non. Hors de l'acte d'amour, la rêverie érotique est généralement commandée par la volonté, et la surveillance à laquelle elle est soumise lui enlève la plus grande part de son intérêt. J'ai cependant expérimenté qu'une forte fièvre (au-dessus de 39°) ouvre chez moi tout à fait spontanément la porte à de curieuses images, qui ne laissent pas d'être troublantes. Ainsi, pendant la guerre, au cours d'un traitement médical que je suivais et dont le moyen était la fièvre artificiellement provoquée, chaque fois que ma température dépassait le degré que j'ai dit, je recevais dans ma chambre une visite imaginaire, toujours la même. C'était deux filles que je connaissais dans la réalité, deux sœurs, presque du même âge, qui n'avaient accédé ni l'une ni l'autre à mon désir. De formes un peu lourdement sculpturales (comme des statues aux yeux d'émail), elles m'apparaissaient nues, attachées dos à dos par les poignets et par les chevilles (la cheville droite de l'une attachée à la cheville gauche de l'autre, et réciproquement ; les poignets pareillement). Liées ainsi, elles composaient une espèce de monstre admirable qui évoluait sur le tapis devant moi, prenait des poses, se couchait, se relevait, se tournait et se retournait, sans me présenter jamais que bouche, seins, ventre et que le devant des cuisses. Un Janus féminin, une double femme, en somme, mais de face aussi bien devant que derrière, comme si le côté pile avait été relégué à l'intérieur. En réfléchissant, plus tard, je trouvai à cette représentation imaginaire un caractère « anti-Dolmancé », qui ne me déplait pas. Elle est également tout à l'opposé de ce que nous voyons dans un tableau célèbre de Morris Hirshfield, qui ne m'était pas connu à l'époque. Dans les années qui suivirent, je revis plusieurs fois les deux sœurs, plus floues à mesure que passait le temps, comme des photographies vieillies. Ce qui les faisait paraître autrefois n'est plus actif aujourd'hui, et je ne saurais évoquer leur souvenir sans un certain regret.
  • Il est ici question d'une enquête initiée par la revue surréaliste La Brèche en décembre 1964 engageant le thème des représentations érotiques.
  • « Premières réponses à l'enquête sur les représentations érotiques », André Pieyre de Mandiargues, La Brèche, nº 7, Décembre 1964, p. 93

Recueils de nouvelles

Le Musée noir, 1924

Introduction

Des lieux et certaines heures unissent, affrontent ou fortifient les auréoles (ou zones d'illumination) propres aux diverses matières. Par ces chocs, par ces combinaisons d'auréoles, naît ce que l'on a communément entendu sous le nom d'atmosphère : un climat propice à la transfiguration des phénomènes sensibles.
  • Le Musée noir, André Pieyre de Mandiargues, éd. Gallimard, 1946  (ISBN 2-07-071990-1), Introduction, p. 11
Allez en forêt saisir le midi frémissant des clairières ; découvrez le minuit des carrières à l'abandon, des plages retirées où s'enjolivent de lune les menues alluvions déposées par le flot ; explorez les gares, les passages, les souterrains des grandes villes, les maisons closes comme des confitures de velours en pots de miroir, les salles de jeu, les foires à la brocante, les théâtre vieillis ; parcourez les gorges des torrents polies et dures telles que des chevaux cabrés, les grottes, les chemins de planches jetés aux marécages ; tant de choses qu'à moins de les voir en aveugle on doit regarder jusqu'à se brûler ou se crever les yeux, et tous les ricanements des bonshommes, toutes les ordonnances de leurs clergés ou de leurs polices, ne pourront plus rien contre l'innocence farouche d'un univers enfin déchaîné.
  • Le Musée noir, André Pieyre de Mandiargues, éd. Gallimard, 1946  (ISBN 2-07-071990-1), Introduction, p. 11

Le Sang de l'agneau

Marceline Caïn : on eût dit qu'elle était mêlée de cendre, de sable et de sang. C'était un petit visage éteint, triangulaire, têtu ; deux yeux d'un marron très foncé, pailletés de fauve, surtout remarquables par le développement insolite de la prunelle ; une bouche qui rarement se tenait tranquille, des lèvres minces toujours déchirées par les dents trop pointues, peu de menton ; et cela sous une très grande chevelure libre, grise avec des reflets rouges comme du brouillard d'usine flottant à la traîne derrière le cou maigre bosselé de ganglions.
  • Le Musée noir, André Pieyre de Mandiargues, éd. Gallimard, 1946  (ISBN 2-07-071990-1), Le Sang de l'agneau, p. 17
Des maisons de style jésuite s'alignaient le long de la rive, badigeonnées de rouge brun ou de jaune rougeâtre, cloutées, grillées de métal ; et Marceline n'en revoyait jamais les façades baroques sans une certaine appréhension, à l'idée de tout ce qu'elle recelaient, probablement, derrière leurs ferrures élégantes comme une calligraphie cruelle.
  • Le Musée noir, André Pieyre de Mandiargues, éd. Gallimard, 1946  (ISBN 2-07-071990-1), Le Sang de l'agneau, p. 28
Un très jeune garçon aux poignets velus presque à l'excès, même pour sa race, et à la chemise peu fraîche, leur avait servi une purée de tomates, d'aubergines et d'olives noires écrasées avec des herbes et des aromates ; des petites pieuvres et de très grosses crevettes frites ensemble dans une singulière union de queues, de pinces, d'antennes et de tentacules ; des beignets de miel, des confitures de cédrats et de roses. Elles avaient bu du vin résiné, horriblement amer, et du café bourbeux, mais suave.
  • Le Musée noir, André Pieyre de Mandiargues, éd. Gallimard, 1946  (ISBN 2-07-071990-1), Le Sang de l'agneau, p. 30
Marceline vit leurs bouches peintes en violet foncé, leurs langues bleuies par le vin de mûres, leurs chevelures plus noires d'être lissées au gras de viande et parées de mouches vives, leurs gros seins roulant comme des vagues dans les corsages écumant de mousseline, toutes choses qui lui plurent tant qu'elle se retourna maintes fois pour les regarder encore, tandis que Mme Caïn hâtait le pas avec un dégoût.
  • Le Musée noir, André Pieyre de Mandiargues, éd. Gallimard, 1946  (ISBN 2-07-071990-1), Le Sang de l'agneau, p. 34
De se trouver réunis, ainsi vêtus (si peu), elle et lui, en ce lieu, à cette heure, en cette solitude, l'avait jeté dans un trouble à lui faire craindre un peu de sorcellerie ; et puis il y avait cette ancienne croyance aux apparitions qui est si forte, chez les nègres, que jamais ils ne sont bien assurés dans la campagne après le coucher du soleil. Enfin, il se décida à parler, mais non sans se méfier un peu, et en caressant de la main un sachet pendu à son cou au bout d'un cordonnet de soie sous son plastron de chemise, sachet qui était formé d'une chauve-souris réduite, transpercée de corail branchu et remplie d'ingrédients pilés très efficaces contre les loups-garous que l'on sait se cacher parfois dans la peau des plus aimables jeunes filles.
  • Le Musée noir, André Pieyre de Mandiargues, éd. Gallimard, 1946  (ISBN 2-07-071990-1), Le Sang de l'agneau, p. 54
Au centre, un siège antique et de provenance espagnole montrait, feuilles ou flammes, ses sculptures aux trois quarts détruites, son or terni, son cuir éventré qui laissait jaillir une broussaille de crin sauvage ; seul meuble dans ce vaste espace, avec une table grossière et deux ou trois coffres bas tout encroûtés d'un sédiment de sang noir pareil à de l'argile fumée.
  • Le Musée noir, André Pieyre de Mandiargues, éd. Gallimard, 1946  (ISBN 2-07-071990-1), Le Sang de l'agneau, p. 58
Elle courait au centre de la pièce, allait d'un mur à l'autre avec des mouvements glissés et des crochets de danseuse qui lui donnaient l'air, pour sa blancheur aussi, d'une chauve-souris sortie d'un bol de crème, ou plutôt d'un roitelet voletant sous la flamme irrégulière de l'acétylène, dans le poussier crayeux d'un four à chaux.
  • Le Musée noir, André Pieyre de Mandiargues, éd. Gallimard, 1946  (ISBN 2-07-071990-1), Le Sang de l'agneau, p. 59
Il obéit, en se hâtant à la manière faussement soumise des jeunes valets criminels, qui guettent leur maîtresse sans avoir bien décidé encore quand ni comment ils se feront étrangleurs.
  • Le Musée noir, André Pieyre de Mandiargues, éd. Gallimard, 1946  (ISBN 2-07-071990-1), Le Sang de l'agneau, p. 60
Les moutons font des efforts inouïs quant à tout ce qui est connu de cette espèce débile, grimpent les uns sur les autres, s'appuient sur ceux qui sont debout au premier rang contre les parois du bercail. Un vantail cède, et le troupeau se rue par la brèche vers le fond de la cabane et vers le tas sanglant qu'il encercle, en bêlant toujours ainsi que pour un petit agneau égorgé, mais rien ne distrait le boucher de son œuvre.
  • Le Musée noir, André Pieyre de Mandiargues, éd. Gallimard, 1946  (ISBN 2-07-071990-1), Le Sang de l'agneau, p. 69
Au fond d'une impasse, qui revient en demi-cercle se terminer dans la direction du quai, se trouve une maison qui paraît haute parce qu'elle est très étroite, et parce qu'elle n'a qu'une seule fenêtre par étage au-dessus d'une porte qui est étroite en proportion de la maison et qui est encadrée par deux harpies de pierre. C'est là que vint s'arrêter la créature étrange que je n'avais pu m'empêcher de suivre : précisément entre les deux harpies, dont les seins de femme retombaient flasquement sur des serres de vautour.
  • Le Musée noir, André Pieyre de Mandiargues, éd. Gallimard, 1946  (ISBN 2-07-071990-1), Le passage Pommeraye, p. 110

Le Passage Pommeraye

J'allais probablement toucher la robe de la femme, lui prendre la main, toucher sa chevelure ; j'allais la prendre dans mes bras et découvrir le plus beau secret de Nantes […]. La porte s'ouvrit avec le déclic bref d'une trappe, et la femme s'engouffra dans un escalier qui montait en colimaçon resserré, où je me jetai après elle le plus vite que je pus. Déjà vacillante à notre première rencontre, la chevelure s'était complètement effondrée au moment du geste qui eût dû me chasser, et elle remplissait le boyau peu large de cet escalier éclairé par le haut, en faisant l'obscurité derrière elle, mais elle répendait aussi une bonne odeur de bête chaude et suante qui me laissait sur ses traces.
  • Le Musée noir, André Pieyre de Mandiargues, éd. Gallimard, 1946  (ISBN 2-07-071990-1), Le Passage Pommeraye, p. 111

L'Homme du parc Monceau

Devant l'homme, bourdonne une fontaine capricieuse, où, sur des rocailles d'argent qui montent plus haut que sa tête, une foule de petits insectes à trompes dégorgent mille filets d'eau colorée d'arc-en-ciel par les éclats de lumière que se renvoient leurs ailes frémissantes ; l'obscurité du fond et le manque de miroirs augmentent le brillant de ces automates, comme s'ils jouaient sur des rideaux de suie.
  • Le Musée noir, André Pieyre de Mandiargues, éd. Gallimard, 1946  (ISBN 2-07-071990-1), L'Homme du parc Monceau, p. 136

Mouton noir

Il semble que nos maîtres soient pris d'un désir inquiet d'en finir, et de voir tout de suite abattus les quartiers qu'on fait condamner trop de beaux souvenirs noués aux frontons des vieilles portes, aux cariatides lourdement sculptées sous les balcons, aux figures de marbre apparues entre les écailles d'un crépi rouge que l'air salin dévore.
  • Le Musée noir, André Pieyre de Mandiargues, éd. Gallimard, 1946  (ISBN 2-07-071990-1), Mouton noir, p. 146
Il se trouve des passages obscurs que nous connaissons, où l'on se baisse pour entrer ; des escaliers qui tombent comme des bouches d'égout dans un clapotis à l'odeur de terre vieille et de rat. Le seuil en est gardé par des hommes de la police verte, armés de pistolets à crosse de carabine, d'appareils photographiques, de projecteurs au magnésium, et bien peu d'entre les noctambules assemblés devant oseront le franchir au risque de paraître avec leur nom et leur portait sur les listes du catalogue frivole, cet instrument de terreur en dentelle et papier rose. A peine quelques-uns, dont la réputation n'a plus rien à perdre, et nous, qui avons déjà tant fait pour nous déclasser que nous enrageons seulement de n'y être pas encore arrivés — mais peut-être n'avons-nous pas plus d'existence réelle que des ombres, dans ce monde épais où la police n'a jamais daigné s'occuper de nos gestes.
  • Le Musée noir, André Pieyre de Mandiargues, éd. Gallimard, 1946  (ISBN 2-07-071990-1), Mouton noir, p. 151

Le Tombeau d'Aubrey Beardsley

Il ne m'est jamais arrivé, je le regrette, de me trouver dans une campagne verdoyante au moment que s'y abat la nuée de sauterelles qui va la transformer en désert, mais je fais souvent d'étranges rêveries, après avoir lu la description de cela dans les récits des voyageurs, quand il me tombe devant les pieds un de ces petits monstres beiges, repliant sous des ailes neutres les drapeaux de pourpre qui ont soutenu son vol laborieux, quand je pense aussi qu'il y a dans les eaux de certaines rivières de l'Amérique tropicale des myriades de poissons bouchers, menus et brillants comme des dent en liberté, qui dépècent à la minute le cheval qu'on y aventure prudemment avant de tenter le passage.
  • Le Musée noir, André Pieyre de Mandiargues, éd. Gallimard, 1946  (ISBN 2-07-071990-1), Le Tombeau d'Aubrey Beardsley, p. 222
Il y eut un mouvement des nains qui me fit plaisir, parce qu'il ressemblait à une fuite, et puis un mouvement contraire qui encercla de boutefeux celles dont je souhaitais la victoire. Avant qu'elles aient pu être dégagées, je vis se précipiter l'affreux comte de Stains, brandissant au-dessus de sa face carrée deux bougies qu'il abattit avec une méchanceté de scorpion dans la mousseline aux tons de quetsche mûre qui voilait le corps opulent d'Adonide, dans le crêpe ambré qui couvrait celui de Briotte d'Arcueil ; et tellement bas fleurissait en maquis de genêts la chevelure de Palémone, que le duc de Clamart n'eut qu'à lever un peu le bras pour l'enflammer, à son tour, d'un incendie revêche qui en eut vite obscurci la splendeur dans les tourbillons d'une puante fumée.
  • Le Musée noir, André Pieyre de Mandiargues, éd. Gallimard, 1946  (ISBN 2-07-071990-1), Le Tombeau d'Aubrey Beardsley, p. 236
— […] vous avez pu voir dans la cave du bichon à quel point ma mère aime les effets de blanc, de noir et de jaune. Elle bâtirait un monde rien qu'avec du plâtre, du sable et de la suie. Chez nous, chaque jour, c'est un nouvel impromptu de gris et de beige. Toutes les combinaisons possibles de moka, de crème fouettée et de chocolat, il faut qu'elle les essaie, et elle en trouvera toujours d'autres. Vous me plaindriez si vous saviez combien j'ai dû manger de ces échiquiers comestibles, car elle croit que les jeux de couleurs dont elle raffole sont immoraux s'ils restent gratuits, et qu'il faut les justifier en leur donnant au moins un semblant de rôle dans notre existence.
  • Le Musée noir, André Pieyre de Mandiargues, éd. Gallimard, 1946  (ISBN 2-07-071990-1), Le Tombeau d'Aubrey Beardsley, p. 239
L'un des derniers à entrer au bassin fut le vidame des Moulineaux, provoqué en combat singulier par Rhéa d'Antony qui mit son point d'honneur à ne le terrasser que d'œillades, grâce au seul appui d'un miroir à main qu'elle faisait aller sans cesse au-dessus et à côté de son visage très pâle, pour en rabattre sur l'ennemi les expressions sévères avec tous les feux inexorables de ses prunelles couleur d'aile de martinet. Un bond du vidame, qui s'escrimait avec beaucoup d'agilité d'un couteau à fruit, porta cette arme assez haut pour trancher du coup l'épaulette d'une robe dont la soie touffue est froncée ressemblait à la mousse bleu argent qui s'attache aux troncs des bouleaux ; ainsi qu'une écorce qu'on déchire s'écroula le lourd tissu, et le sein de la comtesse se montra à tous les regards, plus large, plus blanc sous sa pointe faiblement rosée qu'un bouclier de sucre candi, tandis que le miroir, dextrement incliné, en jetait aux yeux du chétif personnage les reflets médusants. Celui-ci n'y put résister, et les géantes le lancèrent évanoui dans la fosse où l'attendaient tous ses pareils.
  • Le Musée noir, André Pieyre de Mandiargues, éd. Gallimard, 1946  (ISBN 2-07-071990-1), Le Tombeau d'Aubrey Beardsley, p. 240

Soleil des loups, 1951

L’Archéologue

Le sol est tel, de part et d'autre de la route qui d'Amalfi va vers Sorrente et vers Naples, que le regard, où qu'il se lève, n'y peut trouver repli qui ne fasse penser à de la peau. Les sommets dressent des aiguilles et des coupoles de nudité grise, salies de taches noires où le ciel s'agace ; ces ventres, ces poitrines brûlent ; un chaos de rochers ouvre au pied de la montagne des géantes faciles et des petites filles déchiquetées qui se bousculent, plus bas, dans le court lapement des vagues. Les contours des buissons remuent, quoiqu'il n'y ait aucun souffle dans l'air, troublés d'une sorte de vapeur pareille au brouillard limpide que le soleil pompe au-dessus des toisons transpirées. Quel silence, dans l'heure inerte, malgré le crissement diffus des sauterelles et le bruit de l'eau qui racle le gravier. Tant de tranquillité pourtant n'est pas exempte de fureur.
  • Soleil des loups (1951), André Pieyre de Mandiargues, éd. Gallimard, 1979  (ISBN 9-782070-283477), L’Archéologue, p. 11
Assis au bord de la route, sur un carreau de lave tombé probablement d'un camion vésuvien et porté par quatre gros éclats comme une table druidique, Conrad Mur jette le regard — et l'expression galvaudée reprend ici la force qu'elle devrait toujours avoir, si l'homme use de violence pour s'arracher au spectacle d'un milieu où il n'aperçoit que des formes charnelles qui le remplissent de dégoût — sur ce vaste dôme indigo faiblement arrondi en contrebas de son observatoire ; Conrad Mur projette son attention comme un caillou volant à la suite de son regard ; Conrad Mur met son entière énergie à se clore, à se défendre inexorablement contre les plus minimes sensations fournies par le monde terrestre, et bientôt, hypnotisé par la miroitante étendue sur laquelle il se reconnaît en train de glisser avec une vitesse qui luis donne le vertige, il perd conscience quant à tout ce qui n'est pas la mer.
La surface en est polie comme d'une matière plastique, mais vivante, qui renverrait les coups. Conrad Mur serre les poings, se recroqueville sur le banc de lave, effrayé de ricocher, tel qu'une pierre plate pour le plaisir de gamins turbulents, de bosse en bosse sur l'énorme dos bleu où il s'est follement aventuré.
  • Soleil des loups (1951), André Pieyre de Mandiargues, éd. Gallimard, 1979  (ISBN 9-782070-283477), L’Archéologue, p. 12
Voyages, promenades ou rêveries, jamais ses divagations ne lui ont fait rencontrer exactement ce qu'il attendait s'un site inconnu, aussi n'est-il pas trop surpris, après tout, de ne trouver ici ni les méduses et leurs petits capuchons de confiture bleuâtre admirés souvent dans la transparence d'un remous, ni les poissons en bandes bariolées comme des papillons de prairie, ni les grandes algues brunes, ni les menues algues roses, ni les mousses détachées du fond, ni rien de ce qu'il pensait voir. Mais des objets allongés, qui montent en direction de la surface, tournent autour de lui, frôlent parfois son visage ou ses mains d'une caresse râpeuse. Pour ce que l'œil saisit de leur forme au passage, on dirait des langues, un peu plus grosses que celles des bœufs ou des chevaux, et leur consistance molle, leur couleur d'un gris violacé, leur épiderme bosselé de papilles, les filaments sanglants et visqueux qui traînent à leur suite, fortifient cette opinion qui ne se peut autrement éclaircir.
  • Soleil des loups (1951), André Pieyre de Mandiargues, éd. Gallimard, 1979  (ISBN 9-782070-283477), L’Archéologue, p. 13
Je regardais cette écharpe — et voilà que je me souviens d'une pensée autoritaire et sotte qui me vint alors, dont j'aurais pu me libérer (mais je n'osai) en lui donnant forme à haute voix : « Telle qu'un reste de nuit attardé sur les présents de l'automne, des Romains n'en eussent pas toléré le mauvais augure ». Je pensai encore que la beauté de Bettina avait singulièrement mûri depuis le temps où sur la glace et sous d'étranges feux de lune elle m'était apparue, stricte, sévère, tout de noir gainée comme une dague. Le ciel du Sud, en quelque manière, l'avait rendue femme ; je me demandai ce que lui réservait d'assurément funeste (la maladie, la maternité, la mort…) un proche avenir, maintenant qu'elle avait tant perdu de sa première trempe.
  • Soleil des loups (1951), André Pieyre de Mandiargues, éd. Gallimard, 1979  (ISBN 9-782070-283477), L’Archéologue, p. 44
Les fraises, entre les lèvres de la plaie, contre le rosé des cuisses, brillaient au soleil avec une couleur pourpre et un éclat de terre vernissée qui avaient (au moins pour moi) quelque chose d'effrayant. C'étaient fruits d'un jardin d'enfer, enracinés dans la chair vive et d'une luxuriance démoniaque. Bientôt, je détournai le regard, incapable de soutenir plus longtemps le mal que me faisait la blessure au corps nu de la fille, ou le hideux jaillissement des fraises.
  • Soleil des loups (1951), André Pieyre de Mandiargues, éd. Gallimard, 1979  (ISBN 9-782070-283477), L’Archéologue, p. 48
Sur lui, comme sur le dos d'un ponton, sont montés des crapauds autant qu'il peut en tenir. Les uns sur son ventre, sur sa poitrine et sur son visage, les autres sous les roseaux et sous les épines, tous ensemble ils poussent des coassements toujours plus furieux et plus rauques ; et alors, dans la nuit, c'est comme un chant d'amour fanatique sur deux notes infiniment répétées, qui monte vers la grande femme ténébreuse et nue, tandis que du haut du pont elle contemple ses amants batraciens, et leur victime, avec indifférence.
  • Soleil des loups (1951), André Pieyre de Mandiargues, éd. Gallimard, 1979  (ISBN 9-782070-283477), L’Archéologue, p. 62

Clorinde

Vint le moment qu'il fallut bien donner une issue à ton désir, si furieux qu'il te secouait de rage impuissante devant le petit corps. Et certain de pouvoir, dès que tu voudrais, retrouver ta prisonnière, tu te jetas dans la forêt ainsi qu'un homme privé de sens, étreignant le tronc des pins qui se rencontraient devant toi, roulant au fond des fossés, déchirant des tapis de capillaires et baisant la terre crue entre des pieds de chiendent, de plantain et de prêles ; mais quand ta frénésie fut éteinte et quand, souillé de boue et de débris végétaux, tu revins vers celle que tu considérais comme tienne à l'égal d'un hérisson ou d'un lézard capturé pendant une promenade, elle avait disparu. Aucun doute que l'endroit ne fût celui où tu l'avais laissée. Le lien de laine bleue ni le gravier n'avaient bougé du lit de mousse. Cependant le premier était tranché aux trois quarts de son ancienne longueur, et il baignait dans une éclaboussure de sang frais.
  • Soleil des loups (1951), André Pieyre de Mandiargues, éd. Gallimard, 1979  (ISBN 9-782070-283477), Clorinde, p. 71

L’Étudiante

Marie Mors, devant des gâteaux, tombait dans une sorte de délire assez proche de celui qui saisit la plupart des femmes au spectacle de bancs chargés d'étoffes à vendre. Assaillie dès le premier abord par un grand étalage de brimborions où voisinaient, entre des assiettes de crème fouettée décorée au moule d'un cygne ou d'une lyre, des anneaux bruxellois et d'autres au chocolat ou à la gelée avec encore des alouettes de Leipzig et de petits biscotins au gingembre, elle perdait tout de suite contenance. Cet air pointu et ces manières en étain qu'elle montrait quand on la rencontrait dehors, et qui la faisaient ressembler un peu à une clochette de vache ou à un peigne pour chien, fondaient ainsi que dans un creuset chauffé à blanc. De plus grosses pièces que je retirais alors de mes armoires précipitaient sa défaite.
  • Soleil des loups (1951), André Pieyre de Mandiargues, éd. Gallimard, 1979  (ISBN 9-782070-283477), L’Étudiante, p. 98
La charlotte à la Reine, la charlotte aux abricots sont un assez inoffensif hors-d'œuvre malgré le beau coloris vert et feu de la seconde, mais comment Marie Mors eût-elle résisté à la charlotte Furstemberg, cathédrale suave bâtie de marmelade de fruits d'églantier, de pulpe de fraises, de crème à la fraise, de fraises entières, de morceaux d'oranges confites et de petits soufflés remplis de crème à l'orange puis glacés en rose, ou bien au contraste sans pareil dans un plat en faïence noire d'une tranche Princesse aux larges raies jaunes et roses semées d'amandes grillées, et d'une tranche Helgoland ponctuée de violettes candies sur un fond vert clair de crème beurre de pistache ? Je consens qu'il y ait du sublime dans tout cela, mais valait-il la peine de se mettre pieds nus, comme elle fit, pour l'apparition sur un rond de papier à gaufrures d'or d'une couronne Goethe glace vert tendre par-dessus un bandeau de chocolat et sous des rosettes multiples de crème beurre, chacune contenant une demi-cerise confite dans du sucre épais ?
  • Soleil des loups (1951), André Pieyre de Mandiargues, éd. Gallimard, 1979  (ISBN 9-782070-283477), L’Étudiante, p. 99
La crème revient à chaque instant dans ma description, mais que faire ? L'homme aux tartes en mettait partout, et sur la table pillée, plus tard, ce qui restait dans les cuillers, entre les dents des fourchettes, au creux des assiettes vides, sur les rondelles de papier d'apparat et sur le dos même du meuble, qu'était-ce encore sinon cette matière persistante, onctueuse comme de la vaseline, chargée d'empreintes de doigts, répandue en bavures, en filets, en flaques, en étoiles, amalgamée aussi avec des sédiments de miettes pas moins bariolés que les nappes de confetti qui descendent les ruisseaux et que l'on voit obstruer souvent une bouche d'égout dans le temps du carnaval ? À ce moment, l'état de Marie Mors valait celui de la table, et nue, sauf quelques linges gras, elle me fit plus d'une fois penser à un garde-chasse préparé au miel et au lard pour être introduit dans un nid de grandes fourmis des pins. Je fermais les yeux sur cette évocation d'un plaisir de braconniers. Quand je les ouvrais de nouveau, je trouvais Marie Mors roulée comme un cigare dans un peignoir d'éponge tabac, sur le moelleux appui d'un divan de peluche verte toujours regardé en étranger dans ma chambre entre le lit, la commode et les deux armoires de bois rouge, le plancher ciré, le plafond de poutres vernies et les quatre murs recouverts d'un papier imitant à s'y méprendre les veines du bois blanc autour de quelques gravures très noires dans leurs cadres d'acajou.
  • Soleil des loups (1951), André Pieyre de Mandiargues, éd. Gallimard, 1979  (ISBN 9-782070-283477), L’Étudiante, p. 100

Roman

La Marge (prix Goncourt), 1967

Son regard va des pavés disjoints et sales aux enseignes brillantes qui fleurissent au-dessus des portes et des fenêtres, avec un air d'orchidées parasites des sombres troncs qui les souffrent.
  • La Marge, André Pieyre de Mandiargues, éd. Gallimard, coll. « Folio », 1967  (ISBN 2-07-037294-4), chap. I, p. 25
D'un geste (car il est plus sûr de ses mouvements que de ses mots, en ce pays étranger), il écarte l'enfant et presse le pas pour se tenir à la hauteur d'une jeune femme qui va dans la même direction que lui, le long du mur opposé. Musclée, les cheveux coupés presque aussi court que ceux d'un homme et décolorés jusqu'au ton de la paille, elle revient probablement de la plage, si elle porte sous le bras une serviette roulée qui pourrait bien contenir un maillot humide qui aurait contenu son corps. Le soleil a rougi son visage que nul fard n'accentue, ses épaules qui sortent largement d'une étroite robe blanche. Ses pieds, dans des sandales de cuir beige, sont nus ; l'une de ses chevilles, la gauche, est écorchée ; les ongles de ses orteils n'ont que des traces de vernis. Par l'allure et par le maintien elle n'a rien d'une femme galante, mais ses grands yeux marron ont lancé sur Sigismond un regard leste (« furtif », se dit-il qu'aurait dit le pédant cousin), et dans la main qui vient de repousser l'enfant aux annuaires il lui semble qu'il sent la rondeur robuste de l'épaule de celle-là. Après avoir dépassé l'Inter Club Bar, cependant, elle entre dans la pension Toledo, et elle ne s'est pas retournée vers le suiveur, qui sait qu'il ne fut pas inaperçu. Quelques instants il reste devant la pension (de mauvaise apparence), l'œil au guet des volets clos ; or son espoir est déçu de voir une fenêtre s'ouvrir et une figure se pencher pour lui sourire ou se moquer de lui.
  • La Marge, André Pieyre de Mandiargues, éd. Gallimard, coll. « Folio », 1967  (ISBN 2-07-037294-4), chap. I, p. 25
Divagation ou retour à une réalité tragique, Sigismond a été tiré (au bout de quelle ligne, par quels doigts tenue ?) jusqu'en cette pointe du jardin du mas où sur des rochers vers Sète se dresse la tour des vents. Là, où est aussi un clair bassin, une gourgue, comme il se dit, où des couleuvres nagent, le caprice de l'architecte de la maison a bâti une colonne en briques rouges entourée d'un escalier de fer, lequel, dépourvu de rampe, porte à une plate-forme ceinte d'une frêle balustrade et couverte d'un toit de forme chinoise. C'est la tour des vents, et l'on ne sait par qui elle fut ainsi nommée, ni quand.
  • La Marge, André Pieyre de Mandiargues, éd. Gallimard, coll. « Folio », 1967  (ISBN 2-07-037294-4), chap. I, p. 44
La bave des escargots sur les feuilles qui parent les bords d'un panier familier étincelle. Mufle de bon lion, masque de bon lépreux, soleil couchant au-dessus d'un phare translucide, la face de Féline rayonne sur l'image de la tour de verre.
  • La Marge, André Pieyre de Mandiargues, éd. Gallimard, coll. « Folio », 1967  (ISBN 2-07-037294-4), chap. I, p. 52
Dans le couloir, la soubrette intrigante n'est pas de revue. « Tant pis », se dit Sigismond, qui s'attendait à la découvrir collée au mur et qui avait le projet d'éteindre l'éclairage pour s'arrêter devant elle et la flairer longuement dans le noir.
  • La Marge, André Pieyre de Mandiargues, éd. Gallimard, coll. « Folio », 1967  (ISBN 2-07-037294-4), chap. II, p. 54
Puisqu'il n'y a pas lieu de refuser son offre, cette fois, il prend l'ascenseur, qui le dépose en bas avant qu'il soit arrivé à retrouver le souvenir de l'odeur suavement féminine et sensuelle. La clé sur le bureau tombe, avec les mots préparés, « buenas tardes » ; cependant c'est buenas noches qu'il fallait souhaiter à cette heure, et le concierge en souriant lui a donné la leçon. Qu'il ne l'oublie pas, la nuit est venue, la bonne sorgue amie des vauriens de jadis, on n'y verrait goutte n'étaient les étoiles artificielles du ciel de verre au-dessus de sa tête, et dehors, dans Escudillers, les restaurants, les bars et les tavernes rivalisent d'enseignes à feu fixes ou clignotants.
  • La Marge, André Pieyre de Mandiargues, éd. Gallimard, coll. « Folio », 1967  (ISBN 2-07-037294-4), chap. II, p. 55
Le bain de minuit, que lui ont appris les récits de Sergine qui vécut à Nice avant d'être étudiante à Montpellier, n'est pour lui qu'à l'état imaginaire, néanmoins c'est comme on se jette à l'eau dans l'ombre ou sous la lune qu'il se joint au flot humain difficilement contenu entre les bords d'Escudillers. Bois flotté à fil de courant, fétu entre des milliers de fétus qui dérivent, feuille tombée de la berge à la saison de la chute, il se laisse aller et se plaît à cette mise en commun qu'il doit non pas à des ténèbres mais au remplacement de la lumière solaire par une foison de lampes électriques. Sa volonté, ses facultés d'observation, provisoirement sont abolies. Il ressent une fraîcheur qu'il attribue à la condition de noctambule.
Puis il se rend compte qu'il approche de la Rambla. S'il a pris cette direction, c'est par l'effet du hasard, ou peut-être parce que la circulation est plus forte par là que dans le sens opposé.
  • La Marge, André Pieyre de Mandiargues, éd. Gallimard, coll. « Folio », 1967  (ISBN 2-07-037294-4), chap. II, p. 55
Sur la place du Théâtre il est lancé en vertu de la loi de jet qui régit les corpuscules soumis à une poussée au débouché d'un orifice étroit. Quelques pas l'ont dégagé de la cohue. Dans l'espace ouvert devant lui, il ralentit sa marche, hésite à traverser l'asphalte où des taxis s'arrêtent qui au coin d'Escudillers débarquent des putains. Mis en commun, déjà il ne l'est plus, non, et sans plaisir il s'aperçoit qu'il recommence à se distinguer, et que rentre dans une existence particulière ce Sigismond Pons dont il aurait abandonné la défroque au courant de la foule avec aussi peu de regret que pour un chapeau marqué d'initiales que le torrent trimbale. Malencontreusement dirigés comme il faut bien s'avouer qu'ils sont, les quarante et un ans de ce fichu voyeur ou témoin se recomposent derrière lui comme une chaîne de bactéries entre les plaques du microscope, comme dans la visée du télescope la queue d'une comète.
  • La Marge, André Pieyre de Mandiargues, éd. Gallimard, coll. « Folio », 1967  (ISBN 2-07-037294-4), chap. II, p. 56
L'arc est un passage voûté dont le sombre crépi assez bien s'accorde à des relents d'urine qui font la suggestion de l'entrée d'une vespasienne à l'usage de géants. Tout au moins la voûte et l'odeur ont-elles pour Sigismond le caractère de ce qui est romain, et qui se trouve à Nîmes autant que dans la cité couleur d'or et de bran où il fut avec Sergine au mois de mai, guère plus tard qu'à présent, dans l'année qui suivit la naissance du petit Elie. Rome est partout dans les villes du Midi, quoique le denier Vespasien ne soit plus payé par personne. Sergine, un œillet sous les narines un peu busquées qu'elle remuait avec des manières de pouliche, accélérait le pas aux endroits où vraiment le marbre sentait trop, car la puanteur du marbre où l'ammoniaque au soleil s'évapore est le plus intolérable défaut des lieux sublimes. Sans tant de nervosité, Sigismond de même accélère. Le quartier de ruelles, où par la voie de l'arc il est venu de la Rambla, n'est pas aussi peuplé que les environs de son hôtel, les lumières n'y sont pas aussi vives, les bars n'y ont pas de si tapageuses musiques, et lui-même, en épiant entre les rideaux d'une cafétéria le jeu muet des serveuses, éprouve un sentiment de gêne que la persistance de la mauvaise odeur ne suffit pas à expliquer. Devant lui se rétrécit la calle Arco del Teatro. A droite, au premier coin, il préfère tourner dans Lancaster, large tranchée sinistre au milieu de laquelle sur de gros pavés joints de poussière et d'ordure il chemine, méprisant le trottoir plus disjoint, négligeant un bar assez louche qui à la mode anglaise se réclame de pirates. Point de passants là. Il est, pour un moment, à l'obscur.
  • La Marge, André Pieyre de Mandiargues, éd. Gallimard, coll. « Folio », 1967  (ISBN 2-07-037294-4), chap. II, p. 57
Un cinéma attire son regard moins pour les affiches de westerns que pour un bar, devant la caisse, où deux jeunes gitanes mangent du jambon noir et des olives avec une avidité féroce qui le fait penser à des perroquets carnivores. Le désir, jamais exaucé, qu'il eut d'avoir un perroquet, tenait peut-être à ce que Féline lui avait raconté qu'en donnant de la viande crue à un oiseau de cette espèce on lui donnait le goût vicieux du sang, et qu'alors, en se servant de sa patte habilement preneuse, il arrachait toutes ses plumes pour en sucer la racine. Sergine s'était bornée à dire que les perroquets détestaient les femmes, et qu'elle n'en voulait pas. S'il en avait eu un, cependant, aurait-il résisté à la curiosité de vérifier son appétit morbide ? Sans doute que non. De l'épais jambon cru il sent quelque envie, et de s'en faire servir une tranche à côté des petites perruches. Et puis merde il s'éloigne.
  • La Marge, André Pieyre de Mandiargues, éd. Gallimard, coll. « Folio », 1967  (ISBN 2-07-037294-4), chap. II, p. 59
Trois jeunes gens, comme en confirmation du propos, qui viennent en se tenant par le bras, le forcent à s'abriter dans une entrée de boutique où dans les vitrines illuminées brillent des mantilles de satin, et un bossu vêtu de noir s'apprête à lui ouvrir la porte. Étonné que les magasins soient si tard ouverts à Barcelone, il est huit heures et demie, Sigismond, par politesse, fait à l'homme un signe de la main et regagne le trottoir, qui à la vérité n'est pas large pour l'affluence quand tant de voitures courent sur la chaussée. Mais dans les maisons une trouée se présente, qui est celle de la calle de San Ramon, à droite. Là, tout le milieu de la rue est rempli de gens, qui sont assemblés autant qu'ils vont ou viennent. A ceux-là Sigismond se mêle.
  • La Marge, André Pieyre de Mandiargues, éd. Gallimard, coll. « Folio », 1967  (ISBN 2-07-037294-4), chap. II, p. 60
Le bazar de capotes est ouvert, clinique ou non, et la lumière intérieure peint doucement de mauve le verre dépoli de la porte. Tourner le bouton serait facile, mais qui trouverait-on là ; par quel prudent détour amorcer la requête d'un empereur ou d'un prêtre romain en latex, destiné au plus infâme usage ?
  • La Marge, André Pieyre de Mandiargues, éd. Gallimard, coll. « Folio », 1967  (ISBN 2-07-037294-4), chap. II, p. 61
Calle de Robador, n'est-ce pas rue du voleur que cela veut dire ? Ancienne et légendaire appellation, mais le voleur, ou plutôt le ravisseur, aujourd'hui c'est le noir sexe de la femme de plaisir, la plaie frisée, l'œil velu dans l'angle bas du triangle isocèle, sorte de taureau inverse qui se fortifie des coups qu'il reçoit et qui d'être estoqué s'engraisse. A près d'un millier d'exemplaires, on le voit grouiller dans la rue et dans les ruelles adjacentes ; les morceaux charnus qui l'environnent, cuisses, croupe, ventre, gorge, le visage ailleurs adoré sous l'opulente chape de la chevelure, les tissus du vêtement plus ou moins indiscret, tout cela, dans Robador, n'a valeur et fonction que d'accessoire ; l'essentiel est l'œil inférieur, dieu autant que bête et doublement rapace ; en regard, l'homme est un être de troupeau, dont le rôle est moins viril qu'alimentaire.
  • La Marge, André Pieyre de Mandiargues, éd. Gallimard, coll. « Folio », 1967  (ISBN 2-07-037294-4), chap. II, p. 64
Mêlé à la cohue, Sigismond est entré dans ce qui lui paraît une sorte de corridor à ciel ouvert, le ciel comme un ruban d'obscurité au-dessus de la violente illumination des baies latérales. Épaves est le nom que parfois l'on donne aux bestiaux égarés, il s'est souvenu de cela en voyant dériver les hommes de la bouche d'un bar à celle d'une cafétéria, à celle d'un couloir d'estaminet, à celle d'une impasse, à celle d'un autre bar, et si les hommes vont au Robador avec l'illusion d'être des chasseurs à la recherche de proies, la vérité, se dit-il, est plutôt qu'ils sont eux-mêmes à prendre et que leur démarche flottante les offre sans déni au licou. N'est-ce pas leur meilleur plaisir que de s'exposer ou de se proposer à l'agression féminine ?
  • La Marge, André Pieyre de Mandiargues, éd. Gallimard, coll. « Folio », 1967  (ISBN 2-07-037294-4), chap. II, p. 65
Elle s'est tournée vers lui, il se tourne également et, contact pris, il se laisse glisser dans le courant de lumière rose que dispense la ridicule coupe au-dessus de leurs pieds suspendue. Sa pensée, qui va sans contrôle, échafaude une échelle à saumons, par où de brillants grands poissons franchissent un écumeux barrage. Mille gouttelettes, que le plaisir diapre, déploient un arc-en-ciel ; qui retombe.
  • La Marge, André Pieyre de Mandiargues, éd. Gallimard, coll. « Folio », 1967  (ISBN 2-07-037294-4), chap. II, p. 86
Que le bleu du ciel puisse être à ce point blessant pour les yeux, que l'air à la première heure de l'après-midi puisse être pénible aux bronches comme une lampée de thé chaud au larynx, il faut sortir d'une réserve d'art ombreuse et fraîche pour en faire l'expérience.
  • La Marge, André Pieyre de Mandiargues, éd. Gallimard, coll. « Folio », 1967  (ISBN 2-07-037294-4), chap. III, p. 141
Aucun goût de pain grillé ou de thé ne demeure en sa bouche, et son estomac est exempt de la plénitude qui suit habituellement les repas. Pourtant, le plateau, qui est par terre, à côté du lit, fut dégarni du manger et du boire ; la tasse est sale ; la serviette de papier est en boule. L'habitant de la chambre dix-sept a donc consommé (comme disent les serveurs en France) son déjeuner en un passé obscur, plus proche du temps du songe et de la lune que du présent où le soleil sévit.
  • La Marge, André Pieyre de Mandiargues, éd. Gallimard, coll. « Folio », 1967  (ISBN 2-07-037294-4), chap. IV, p. 189
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