al-Tantoura
al-Tantura (arabe : الطنطورة, littéralement : Le Pic[1]) était un village de pêcheurs palestiniens situé aux abords du Mont Carmel sur la côté méditerranéenne[2]. À l'origine, il fut construit sur les ruines de l'ancienne cité phénicienne de Dor[3].
Situé en territoire israélien suivant le plan de partage de la Palestine, le village fut conquis le par les hommes de la brigade Alexandroni au cours de l'opération Namal. Au terme de la bataille, les habitants en sont expulsés par les soldats israéliens. Il existe une controverse entre historiens quant à la possibilité qu'un massacre et des exactions aient également été perpétrés.
Cette controverse prit une ampleur particulière en Israël connue sous le nom d'« affaire Tantoura ». L'auteur de la recherche, Théodore Katz, fut poursuivi par des vétérans de la brigade et finit par se rétracter devant la justice tandis que le monde académique s'enflammait : le « nouvel historien » Ilan Pappé, défendant Théodore Katz au nom de la liberté académique et reprenant la thèse à son compte, et l'historien Yoav Gelber attaquant le travail de Katz et accusant Ilan Pappé de « propagande ».
Événements de 1948
Le village côtier d'al-Tantura a été conquis par la brigade Alexandroni de la Haganah la nuit du 22 au [4] au début de la Première Guerre israélo-arabe. Il était situé dans la zone attribuée à Israël par le Plan de partage de la Palestine. Au cours de la bataille, au moins 70 Arabes dont plusieurs civils furent tués[4]. Les conclusions d'une étude controversée portent le nombre de victimes à 200-250, en incluant des exécutions présumées de prisonniers après la bataille[4].
La totalité des habitants du village (près de 1 490 personnes) furent expulsés. La plupart se réfugièrent en Cisjordanie[5]. Le village fut rasé, et des Juifs s'installèrent sur le site peu de temps après[4].
Affaire Tantura
En 1998, Teddy Katz, un militant de Gush Shalom âgé d'une soixantaine d'années effectuant des études d'histoire[6], rédigea un travail de fin d'études intitulé L'exode des Arabes hors des villages au sud du Mont Carmel[6]. Dans son travail, Katz établit le nombre de victimes de la brigade Alexandroni lors de la conquête du village à 200 ou 250 personnes. Son travail était basé principalement sur le recueil d'environ 200 témoignages oraux recueillis au cours d'interviews réalisés par Katz lui-même.
Le , le journaliste Amir Gilat signe un long article dans le quotidien israélien Maariv, basé sur la thèse de Katz, ainsi que des entretiens conduits par lui-même auprès de réfugiés d'al-Tantura et de vétérans de la brigade Alexandroni[4]. L'article était intitulé : « Le Massacre de Tantoura »[7]. En , les vétérans de la brigade Alexandroni attaquent Katz en justice pour diffamation[4]. C'était le début d'une longue controverse : « l'affaire Tantoura ». Selon les vétérans, les témoignages contenus dans le document de Katz auraient été fabriqués. L'avocat des soldats prouva que certaines retranscriptions n'avaient pas été fidèles. Katz accepta de se rétracter, reconnaissant son tort, ce qui y mit un terme au procès mais il changea d'avis le lendemain sans toutefois que le juge accepte ce revirement. Les circonstances de ce revirement sont controversées.
Dans le même temps, l'Université de Haïfa lui retira son grade, lui demanda de réécrire une nouvelle thèse et de la présenter dans les 6 mois. Son travail fut réexaminé par plusieurs historiens israéliens dont Yoav Gelber et Ilan Pappé. Le travail de Katz fut critiqué pour sa méthodologie douteuse qui consistait à ne recueillir que des témoignages sans essayer de les recouper par d'autres sources.
L'affrontement Pappé - Gelber
Ilan Pappé prit la défense de Katz, reprenant la thèse à son compte et défendant la méthodologie utilisée par Katz et indiquant qu'il était tout à fait correct de se baser sur des témoignages oraux. L'affaire dérapa rapidement. Pappé publia sur son site internet une retranscription des témoignages, quittant ainsi, selon ses détracteurs, le strict contexte académique pour mettre l'affaire sur la place publique et la politiser. En 2003, Pappé indique que « les soldats se sont retrouvés avec tous ces palestiniens à leur merci. C'est alors qu'ils ont décidé de les massacrer pour s'en débarrasser. Ils ne voulaient pas se retrouver avec des prisonniers de guerre[8]. ».
Yoav Gelber vilipenda l'attitude de Pappé, tant sur la forme que sur le fond. Pour lui, l'affaire Tantura a définitivement mis un terme au crédit à accorder en tant qu'historien à Ilan Pappé. Il critique vigoureusement la thèse de Katz, parlant de « conjectures, mensonges et désinformation pure et simple[9] ». Pour Gelber, le principe d'un travail ne se basant que sur des témoignages (de civils et de militaires) n'est par principe pas acceptable.
L'affaire est encore compliquée par les préférences politiques affirmées par les deux principaux protagonistes de l'affaire, qui prêtent le flanc aux accusations de partialités idéologiques.
« Gelber s'est défini lui-même comme un partisan du Tsomet[10] », longtemps dirigé par l'ancien chef d'état-major de Tsahal, Rafaël Eitan. Cependant, les préférences idéologiques de Gelber ne l'amènent pas à contester par principe que certains massacres aient pu être commis. Il admet ainsi que plus de 250 habitants ont été exécutés après les combats[11] de l'opération Dani.
De son côté, Pappé était, en 2002, membre du Parti communiste israélien[10] et considéré comme antiosioniste[12]. Ses positions générales sur l'attitude d'Israël vis-à-vis des palestiniens sont extrêmement critiques.
Ce qui est devenu la thèse d'Ilan Pappé ne semble à ce niveau n'avoir le soutien complet d'aucun historien israélien, même parmi les « Nouveaux Historiens ». Il dispose par contre du soutien des historiens palestiniens. En France, Dominique Vidal semble accorder crédit aux recherches de Teddy Katz et à la version d'Ilan Pappé. Dans le cadre de l'affaire, Tom Segev a cependant apporté un soutien très prudent à Ilan Pappé[10], mais sans se prononcer clairement sur le fond.
Réactions des autres historiens
À la suite de cette polémique, Pappé-Gelber, l'affaire Tantura a suscité des réactions fortes en Israël et à l'étranger[13].
La plupart des historiens israéliens ont préféré ne pas se prononcer ouvertement sur le fond, entre autres du fait de la difficulté à traiter la querelle méthodologique Gelber-Pappé : peut-on baser un travail d'historien uniquement sur des témoignages ?
D'un côté ceux-ci apparaissent comme parfois peu fiables. D'un autre côté, comme l'admet Benny Morris, « les massacreurs laissent rarement des rapports écrits sur leurs crimes[4] ».
Benny Morris analyse l'ensemble des documents, et en conclut[4],[14] qu'aucune preuve univoque n'établit le fait qu'un massacre a eu lieu. Morris critique la thèse de Katz sur plusieurs points principaux :
- L'absence de preuves documentaires datant de l'époque des faits : « L'affaire Katz nous enseigne qu'on ne peut pas baser la reconstitution d'événements sur le témoignages de personnes des dizaines d'années après les faits. Des souvenirs erronés, des intérêts politiques, des failles dans la transmission ou la retranscription – tout ça obère la crédibilité. (...) Les Arabes se "souviendront" de la monstruosité des Israéliens, et les Israéliens de leur irréprochabilité. Les historiens doivent s'appuyer sur des preuves documentaires contemporaines des événements. »
- Le fait qu'un massacre ne soit mentionné ni par des réfugiés Arabes avant les années 1990, ni par Walid Khalidi dans son « étude encyclopédique sur les villages perdus »[15].
- Les distorsions et inexactitudes dans les retranscriptions d'interviews (seul matière sur laquelle est basée la thèse), exemple : « Katz cite Abu Fahmi disant (...) "Ils ont rassemblé les habitants du village sur la place, les ont alignés contre le mur, et les ont abattus de sang froid. J'ai été témoin de ce crime. Quelque 95 personnes sont mortes. J'ai noté le nom des morts." Rien de tout ça, je peux le confirmer, n'apparait dans les cassettes d'interview d'Abu Fahmi par Katz. Au contraire, Katz fait pression sur Abu Fahmi : "Clairement, des gens ont été tués après qu'ils se sont rendus." ce à quoi on peut entendre Abu Fahmi répondre : "On ne les a pas vus tuer après qu'on a levé les mains [pour se rendre].". »
Pour Morris, le massacre reste une hypothèse qui pourrait être confirmée ou infirmée par la déclassification et analyse de « millions de documents » restant à explorer. Il considère cependant que « des crimes de guerre ont été commis » à Tantoura, et relève « un ou deux cas de viol ».
L'Affaire Tantura est devenu un sujet de controverse supplémentaire parmi les commentateurs du conflit israélo-palestinien, instrumentalisé tantôt pour présenter un négationnisme supposé[16] dans le milieu académique israélien, tantôt pour argumenter que les thèses des nouveaux historiens, en particulier d'Ilan Pappé, ne sont que des « fabrications » à des fins politiques.
Documentation
L'ensemble des documents relatifs à l'affaire ont été rassemblés sur le répertoire en ligne du professeur Dan Censor de l'Université de Beersheba.
Dans Yoav Gelber, Palestine 1948, 2006 et Ilan Pappé, The Ethnic Cleansing of Palestine, 2007, les 2 auteurs présentent leur version des événements d'al-Tantura.
- Événements et affaire d'al-Tantoura selon Yoav Gelber
- Événements et affaire d'al-Tantoura selon Benny Morris
- Événements et affaire d'al-Tantoura selon Ilan Pappé
- Répertoire du professeur Dan Censor de l'Université de Beersheba où sont conservés une série de documents liés à l'affaire Tantoura.
Références
- Meron Benvenisti, Sacred Landscape; The Buried History of the Holy Land Since 1948, University of California Press, 2000, p. 50.
- Bashan Foundation.org
- History of Phoenicia
- « The Tantura "Massacre" », publié le 9 février 2004 dans le Jerusalem Report, consultable sur lerépertoire de l'université de Beer-Sheva consacré à l'affaire.
- « La plupart [des habitants d'al-Tantura] finirent dans des camps de réfugiés de Cisjordanie »[4]
- Sébastien Boussois, Israël confronté à son passé : Essai sur l'influence de la « nouvelle histoire », L'Harmattan, 2008, p. 272-273.
- Amir Gilat, « Le massacre de Tantoura », Maariv, 21 janvier 2000, traduit de l'hébreu à l'anglais : http://www.ee.bgu.ac.il/~censor/katz-directory/05-07-16gilat-amit-translation.pdf
- « Une dissidence israélienne », Interview de Ilan Pappé du mardi 7 janvier 2003, par Radio Orient.
- « Folklore versus History: The Tantura Blood Libel » du 2 décembre 2005, publié sur le répertoire de l'université de Beer-Sheva consacré à l'affaire.
- Tom Segev, « His colleagues call him a traitor »,Haaretz du 23 mai 2002 (archive).
- Yoav Gelber, Palestine 1948, p. 318.
- Revue Vingtième siècle, 2001, n°60 p. 216 : http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/xxs_0294-1759_2001_num_69_1_1310_t1_0216_0000_3?_Prescripts_Search_tabs1=standard&
- Réactions à la suite de la polémique.
- Interview à Haaretz 08/01/2004 : http://www.haaretz.com/survival-of-the-fittest-1.61345
- All that remains, Institue for Palestine Studies, 1992, cité par Morris
- Présentation du négationnisme supposé.
Articles connexes
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