Onze bagatelles

Les Onze bagatelles, opus 119 sont un ensemble de pièces pour piano composées par Ludwig van Beethoven à plusieurs époques.

Pour les articles homonymes, voir Bagatelles pour piano de Beethoven.
Portrait de Beethoven par Joseph Karl Stieler, 1820

Composition

Beethoven a composé des bagatelles pour piano, ou ce qu'il appelait des Kleinigkeiten petits riens ») tout au long de sa vie. L'histoire de la composition des Onze bagatelles est complexe et les imprécisions dans la correspondance de Beethoven (près de 16 lettres) rendent difficile son établissement. On peut néanmoins établir le schéma suivant:

  • c.1800-1802 (esquisses) & automne 1822 : bagatelles nos 1 à 5
  • c.1820 & automne 1822 : bagatelle no 6
  • fin 1820 -  : bagatelles nos 7 à 11

Bagatelles n° 7 à 11

En 1820, Friedrich Starke[1] distrait Beethoven de la composition de sa Missa solemnis. Vers le , Carl Joseph Bernard[2] écrit dans un cahier de conversation que Starke veut une petite pièce de Beethoven et quelques brefs détails biographiques pour une méthode de piano qu'il publie – la Wiener Piano-Forte-Schule – et à laquelle plusieurs autres compositeurs en vue contribuent. Cette requête insignifiante a des répercussions profondes qui affectent une sonate pour piano de Beethoven et deux séries de bagatelles. La petite pièce fut dûment écrite un mois ou deux après pour Franz Oliva[3] qui lui demande le : « Donnez-vous cela à Starke comme unique pièce? ». Cependant, Beethoven avait reçu la commande de nouvelles sonates pour piano de la part de l'éditeur berlinois Adolf Schlesinger. Avant qu'il ne puisse dire s'il acceptait cette commande, Oliva propose de donner un départ éclatant à la composition de ces sonates: « Utilisez peut-être la nouvelle petite pièce pour une sonate pour Schlesinger ». Il est évident qu'il reprend cette suggestion d'Oliva car son cahier d'esquisses révèle que le premier mouvement de la sonate opus 109 fut élaboré séparément en mars-, avant la commande de Schlesinger, et il doit s'agir de cette petite pièce à l'intention de Starke[4].

Après avoir préparé l'édition des 25 Mélodies écossaises, opus 108 et de la sonate opus 109 pour Schlesinger, Beethoven se souvient de sa promesse à Starke et compose cinq bagatelles (opus 119 nos 7 à 11) pour sa méthode de piano qui est publiée à Vienne en 1821 dans la Wiener Piano-Forte-Schule[5]. La date exacte de leur composition est confuse: la partition autographe est datée du , bien que les esquisses apparaissent immédiatement après les dernières esquisses de l'opus 109 fin 1820. L'explication tient sans doute au fait que, d'une part, le jour du Nouvel An est un jour traditionnel pour l'échange de cadeaux et que, d'autre part, Beethoven refusait obstinément toute rétribution de son ami Starke. Cependant, Starke refuse d'accepter quelque chose d'une telle valeur sans rétribution. Dès lors, la solution pour Beethoven est de présenter ces bagatelles à Starke en tant que cadeau de Nouvel An et Starke lui a sans doute rendu la pareille d'une façon ou d'une autre. Les bagatelles nos 7 à 11 ont donc certainement été composées durant la deuxième moitié de 1820 et sans doute avant la mi-octobre[4].

Bagatelles nos 1 à 6

Au cours de l’été 1822, l’éditeur de Leipzig Carl Friedrich Peters écrit à Beethoven pour l’inviter à composer, entre autres choses, quelques petites œuvres pour piano. Beethoven, qui est en plein travail sur la Missa solemnis et la Neuvième symphonie ne répond qu'en [6] et lui envoie une demi-douzaine de bagatelles connues aujourd'hui comme l’opus 119 n° 1 à 6. Excepté la 6e, ces bagatelles sont des pièces anciennes datant d'environ 1794-1802, nouvellement révisées[4].

Romain Rolland estime que les pièces les plus anciennes sont les nos 2 et 4, « dont les esquisses voisinent avec celles pour l’Erlkönig. Les esquisses du n° 3 (Allemande) sont des étincelles jaillies de la forge du dernier mouvement de l’Eroïca. Et celles du n° 5 (cette sorte de danse des Furies, au rythme de violente Sicilienne) s'intercalent au milieu de la composition de la sonate pour piano et violon, op. 30 n° 2[7], à l'empereur Alexandre. » Il voit dans l’andante-introduction de la Bagatelle n° 6 « une des interrogations solitaires que posent les derniers quatuors », suivi par l’« esprit débridé, telle une volée de lutins, qui s’empare des bribes de la question [qui] se transforme en un jeu espiègle. […] L’intérêt musical de cette “Bagatelle” est dans la mobilité perpétuelle des rythmes »[8].

Peters, lui, est très déçu et répond le  :

« Je les ai fait jouer par plusieurs personnes et aucune d'entre elles ne veut croire qu'elles sont de vous. J'ai demandé des Kleinigkeiten, mais celles-ci sont vraiment trop petites et, en plus, elles sont pour la plupart si faciles qu'elles ne conviennent pas à des instrumentistes plus avancés, et pour les pianistes en herbe il y a de temps à autre des passages trop difficiles ... J'en attendais peut-être trop, car j'imaginais des petites choses charmantes, qui, sans présenter de grandes difficultés, soient néanmoins sympathiques et attrayantes – bref, des choses où l'artiste montrerait qu’il est également possible d’écrire de petites choses qui font de l’effet, etc. Afin d’éviter tout malentendu, je n'ajouterai rien, sinon que je n’imprimerai jamais ces Kleinigkeiten, mais que je préfère perdre la somme que j'ai déjà payée. »

 Carl Friedrich Peters, Leipzig, lettre du 4 mars 1823 à Beethoven[9]

Schindler approuve le jugement de Peters : « Quant au petit ouvrage envoyé à l'éditeur de Leipzig, c'était une de ces Bagatelles qu'on désigne dans la Littérature musicale par (Gedankenspœhne.) On sait que Beethoven excellait dans ces esquisses ou pensées musicales, qui sont comme des fragments détachés de ses nombreux ouvrages pendant leur élaboration. Ces dernières dataient de l'époque de la Missa solemnis, moment de sublime inspiration. Malgré cela, l'éditeur de Leipzig la trouva trop chère (10 ducats environ) ; il la renvoya à Beethoven en faisant remarquer qu'il n'était pas digne d'un grand compositeur de s'occuper de pareilles bagatelles, que chacun pouvait en composer. II paraît que cette hardie observation arriva à l'illustre maître, un jour de bonne humeur ; car, contre son habitude, il ne la reçut pas trop mal[10], à en juger par son journal que j'ai devant mes yeux (). Selon toute apparence, il se plaisait dans ce qui était un repos intellectuel pour lui, et s'amusait à faire tomber de pareilles bagatelles en secouant les plis de son riche manteau. »[11]

Publication des 11 Bagatelles

Beethoven ne perd pas son temps et expédie les 6 Bagatelles à l'éditeur Antonio Pacini à Paris[12] puis à Carl Lissner à Saint-Pétersbourg[13] sans succès. Il s'adresse finalement à son ancien élève Ferdinand Ries qui vit à Londres: « Vous allez recevoir six bagatelles ou babioles, et cinq autres encore qui font partie du même lot, en deux séries. Tirez-en le meilleur parti que vous pourrez ». Ries vend les désormais 11 Bagatelles à l'éditeur et compositeur londonien Clementi & Co, qui ne se plaint pas qu'elles soient trop faciles ou peu caractéristiques de Beethoven, et les publie sous le titre Trifles for the Piano Forte, Consisting of Eleven pleasing Pieces Composed in Various Styles by L. Van Beethoven Petites choses pour le piano-forte, se composant de onze agréables morceaux composés dans divers styles par L. Van Beethoven »)[4]. Beethoven exprime à Ries sa satisfaction des honoraires qu'il en retire[14] mais cette édition est piratée[15] peu après par Moritz Schlesinger qui les publie à Paris avec de nombreuses erreurs (1823) et Sauer & Leidersdorf recopie cette dernière à Vienne (1824) en ajoutant encore des erreurs, de sorte que Beethoven n'en retire aucun droit sur le continent. Diabelli les publie finalement à Vienne en 1828.

Contrairement à Peters, qui avait si sèchement rejeté les Bagatelles opus 119, certains contemporains de Beethoven ont su apprécier la valeur de ces miniatures, et la première édition allemande de la série a été accueillie par une critique enthousiaste dans l’Allgemeine musikalische Zeitung de Berlin : « Un rapide coup d’œil nous montre onze petits morceaux de musique ; mais quelle infinité d’attraits dans leur cercle magique! Ils contiennent peu de mots musicaux, mais ils en disent beaucoup — comme le croira volontiers toute personne initiée ; car Beethoven n'est-il pas tout compte fait un Eschyle de la musique dans sa concision débordante d'énergie? Pour nous, ces onze bagatelles semblent être de véritables petits tableaux de vie[9]. »

« Nous devons donc à la sottise et à l'insolent camouflet de l'éditeur Peters, que Beethoven ait ravalé beaucoup d'autres Bagatelles du même prix, s'il est vrai, comme nous le dit Schindler, qu'il en écrivit tant, à cette époque. Car seules les six de l'op. 126 ont survécu. Or il ne saurait y avoir pour nous de perte plus sensible. On ne connaît (trop !) des grands classiques que leurs grandes œuvres composées et développées, – leurs tragédies en cinq actes. Il nous manque l'étoffe de leurs journées, le premier jet de leurs émotions et de leurs pensées, la floraison de leurs rêves et de leur fantaisie. Il fallut Schubert et les romantiques, pour faire au caprice et au songe leur juste place dans le jardin de l'art. Et combien moins avaient-ils à nous dire qu'un Beethoven, emprisonné dans sa vie intérieure et possédée par la fièvre d'un monologue ininterrompu ! Que ne donnerions-nous, pour retrouver les fleurs de ses promenades et le trésor de ses pensées immédiates, incontrôlées ! »

 Romain Rolland[8]

Max Reger se souviendra près d'un siècle plus tard de la mélodie de la bagatelle n°11 en empruntant son thème pour écrire ses Variations pour deux piano opus 86[16]

Structure

Durée moyenne d'interprétation : 14 minutes.

  1. sol mineur. Allegretto
  2. ut majeur. Andante con moto
  3. ré majeur. A l'Allemande
  4. la majeur. Andante cantabile
  5. ut mineur. Risoluto
  6. sol majeur. Andante — Allegretto
  7. ut majeur. Allegro, ma non troppo
  8. ut majeur. Moderato cantabile
  9. la mineur. Vivace moderato
  10. la majeur. Allegramente
  11. si bémol majeur. Andante, ma non troppo

Repères discographiques

Édition

  • Beethoven – Eleven Bagatelles, Op. 119 for the Piano edited by Willard A. Palmer, Alfred Publishing Co. 2005.

Notes et références

  1. Friedrich Starke (1774-1835), corniste, éditeur viennois et ami de longue date – quoique pas particulièrement proche – de Beethoven
  2. Carl Joseph Bernard (1780-1850), écrivain arrivé à Vienne en 1800, devenu éditeur de la Wiener Zeitung en 1819. Sa première relation connue avec Beethoven date de 1814 en tant qu'auteur du patriotique Chor auf die verbündeten Fürsten (WoO 95). Il fut en contact étroit avec Beethoven dans les années suivantes et écrit pour lui le texte d'un oratorio, Der Sieg des Kreuzes, que Beethoven ne mit jamais en musique.
  3. Franz Oliva (1786-1848), employé de banque qui, vers 1810, succéda à Gleichenstein en tant que secrétaire bénévole principal de Beethoven jusqu'en 1820 lorsqu'il déménagea à Saint-Pétersbourg.
  4. (en) Barry Cooper, Beethoven, New York, Oxford University Press, coll. « Master musicians series », (réimpr. 2008), 438 p. (ISBN 0-19-156716-7, OCLC 646787844, lire en ligne), p. 300.
  5. Friedrich Starke, Wiener Piano-Forte-Schule, 3 vols. (Vol. I, Vienne: Bey dem Verfasser, 1819 ; Vol. II, Vienne: Sprenger, 1819 ; Vol. III, vienne: Bermann, 1821)
  6. Lettre de Beethoven à l'éditeur Peters de Leipzig, Vienne, le 15 février 1823. Beethoven avait déjà promis des bagatelles à Peters: « Quant à la musique instrumentale il y aurait encore les ouvrages suivants: [...] Bagatelles ou autres babioles pour piano solo, dont les honoraires vous seront communiqués si vous le désirez » (lettre à Carl Friedrich Peters, le 5 juin 1822) ; Lettres de Beethoven. L'intégrale de la correspondance 1787-1827, trad. Jean Chuzeville, Actes Sud 2010
  7. Pour Jean et Brigitte Massin (Ludwig van Beethoven, Fayard, 1967, p. 697), des esquisses de la 5e Bagatelle se retrouvent dans un cahier de 1802 et elle serait la transcription d'un Lied inédit composé avant 1800.
  8. Romain Rolland, Beethoven, les grandes époques créatrices : Le chant de la Résurrection, tome 2, Paris, Éditions du sablier, 1937, p. 506–510.
  9. Misha Donat, Hypérion Records
  10. Beethoven reviendra sur l'incident dans une autre lettre à Peters, le 12 décembre 1824, où il reprochera à l'éditeur d'avoir mal agi à son égard en blâmant ses mauvaises compositions; Lettres de Beethoven. L'intégrale de la correspondance 1787-1827, trad. Jean Chuzeville, Actes Sud 2010
  11. Anton Schindler, Histoire de la vie et de l'œuvre de Ludwig Van Beethoven : traduite et publiée par Albert Sowinski, Garnier frères (Paris), , 419 p. (lire en ligne) (page 236)
  12. Lettre du 5 avril 1823; Lettres de Beethoven. L'intégrale de la correspondance 1787-1827, trad. Jean Chuzeville, Actes Sud 2010
  13. Lettre du 7 mai 1823 où il en demande 20 ducats or, soit le double du prix demandé à Peters; Lettres de Beethoven. L'intégrale de la correspondance 1787-1827, trad. Jean Chuzeville, Actes Sud 2010
  14. Lettre du 16 juillet 1823 à Ferdinand Ries; Lettres de Beethoven. L'intégrale de la correspondance 1787-1827, trad. Jean Chuzeville, Actes Sud 2010
  15. Alan Tyson, The Authentic English Éditions of Beethoven, Faber & Faber, Londres, 1963
  16. François-René Tranchefort (dir.), Guide de la musique de piano et de clavecin, Paris, Fayard, coll. « Les indispensables de la musique », , 870 p. (ISBN 978-2213016399, notice BnF no FRBNF35064530), p. 145
  17. Cet enregistrement a été salué par un diapason d'or dans la revue Diapason du mois d'octobre 2008, p. 92
  18. Enregistrement salué par un Diapason d'or dans la revue Diapason n° 369 du mois de mars 1991
  19. « Stephen Kovacevich réussit à élever ces petites pièces de caractère au rang des grands chefs-d'œuvre beethovéniens grâce à un piano fulgurant et une absolue lisibilité des plans sonores. Une fête ». Le guide 1996 du CD : Tome 1, Répertoire Classique, Marabout, (ISBN 978-2-501-02361-0), p. 62
  20. Linda Nicholson joue sur un pianoforte Johann Fritz de 1815
  21. Enregistrement salué par un Gramophone Editor's Choice de la revue Gramophone du mois de juillet 2012

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