Massacres des foibe

Les massacres des foibe sont des exécutions de masse commises en utilisant des grottes naturelles (les foibe, pluriel de foiba ['fɔiba], terme frioulan dérivé du latin fovea, fosse, cavité)[Note 1] d'origine karstique, dans des régions italiennes ou autrefois italiennes.

Localisation de quelques foibe en Istrie et à proximité.

Ces gouffres, débouchant à la surface par des conduits presque verticaux, furent au cours des siècles le théâtre de nombreuses exécutions sommaires, en particulier vers la fin de la Seconde Guerre mondiale lors de l'occupation par les partisans yougoslaves de la ville de Trieste et des régions du nord-est de l'Italie. Des milliers de personnes y ont été assassinées[1].

Présentation des foibe

Schéma simple d'une foiba.

Signification

« Foiba » est le terme local d'origine italienne (dérivé du frioulan) utilisé pour désigner les grandes dolines typiques du karst et de cette partie de l'Istrie. Environ 1 700 de ces gouffres ont été dénombrés dans la péninsule[2].

Localisation

Ces gouffres sont surtout répandus en Italie dans la province de Trieste, dans certaines zones de Slovénie ayant appartenu à l'ancienne région italienne de Vénétie julienne, ainsi que dans de nombreuses zones de l'Istrie et de la Dalmatie.

Il s'agit d'un secteur karstique, composé de roches calcaires, également dénommé « Carso » et présentant de nombreux réseaux de cours d'eau souterrains et des milliers de grottes de dimensions variables, la plus importante étant la Grotta Gigante. Ce secteur a été reconnu comme réserve de biosphère par l'UNESCO[3].

Histoire

Années 1920

En Istrie, dès les années 1920, les foibe ont été utilisées par les fascistes pour éliminer les Slaves[4].

Durant la Seconde Guerre mondiale

Des milliers de personnes, essentiellement des italophones (entre 5 000 et 10 000[5]), furent précipitées dans ces gouffres, morts ou vivants, essentiellement par les partisans communistes du maréchal Tito, à partir du , date de la fin de la débandade des armées régulières italiennes, après la signature de l'armistice consécutif au départ de Mussolini. Très vite, l'armée allemande reconquiert les zones prises par les Yougoslaves et occupe toute la région, ce qui interrompt, un temps, les massacres. Ces exactions, qui connurent leur apogée en mai et , lors de l'arrivée presque conjointe des Yougoslaves et des Alliés à Trieste, se poursuivirent jusqu'en 1947 où le traité de paix de Paris mit fin aux hostilités mais provoqua le départ de nombreux habitants de la région pour l'Italie.

La nature des ces massacres fait toujours polémique de nos jours. Le gouvernement italien soutient qu'ils prirent l’allure d'un nettoyage ethnique contre la population italienne, alors que les gouvernements croate et slovène assurent que les victimes étaient essentiellement des miliciens fascistes et autres criminels de guerre éliminés à l'issue des combats de la libération[5].

Durant l'après guerre

La division de la Vénétie julienne entre juin 1945 et septembre 1947, avec la zone A en lilas, la zone B en vert, la ligne Morgan en rouge, le territoire libre de Trieste en surimpression jaune et la frontière de 1954 en bleu.

Les massacres des foibe connurent, dans l'immédiate après-guerre, deux périodes distinctes :

  • les premiers furent le résultat d'une insurrection populaire des Slaves contre les Italiens et en particulier contre ceux qui avaient appartenu au régime fasciste désormais vaincu, ou qui l'avaient soutenu, dans une sorte de « réparation » des avanies subies pendant les décennies précédentes. Ces foibe, que certains considèrent comme « explicables », furent l'expression de la colère des minorités et firent un nombre limité de victimes (quelques centaines). La thèse d'une vraie jacquerie est cependant redimensionnée par des historiens comme Gianni Oliva[6].
  • les seconds, qui ne doivent absolument pas être confondus avec les précédents, furent une opération délibérée de nettoyage politique (voire ethnique), voulue par le maréchal Tito pour assurer par la terreur sa domination sur la Vénétie julienne et l'Istrie (et donc sur la population italienne) mais aussi pour se débarrasser d'opposants politiques, y compris croates et slovènes. Privées de toute sorte de « justification » morale ou sociale, les foibe de Tito virent la mise en œuvre d'un probable nettoyage ethnique (pour lequel seuls des indices épars sont concordants)[évasif] et selon toute vraisemblance politique : outre des Italiens, qu'il s'agisse d'innocents ou d'ex-fascistes, périrent aussi des partisans opposés à la Yougoslavie de Tito. Elles entraient dans un plan général visant à annexer pour étendre le territoire yougoslave toutes les zones peuplées en majorité d'Italiens mais où existait une minorité linguistique slave, aussi minime soit-elle, c’est-à-dire l'Istrie, une partie de la Dalmatie mais aussi le Frioul jusqu'au Tagliamento. Trieste est occupée avant Zagreb ou Ljubljana — les ordres reçus par la IVe armée yougoslave étaient clairs : arriver coûte que coûte avant les Alliés à Trieste — les Néo-Zélandais (2e division) n'entreront à Trieste que le lendemain.

Ce sujet est longtemps resté tabou en Italie. Le nombre total des victimes, quelles que soient leurs nationalités, est estimé actuellement à environ 17 000 personnes (au maximum), mais ce chiffre correspond à l'ensemble des victimes, civiles et militaires, sur toute l'étendue du territoire de l'Istrie et des zones voisines : le chiffre moyen de 12 000 à 15 000 victimes a été avancé, tandis que certains auteurs réduisent ce chiffre à 4 000 ou 5 000 victimes. Le journal français Le Monde évoque le chiffre de 10 000 « infoibati », mot italien utilisé pour désigner les victimes[7].

L'ampleur ou la signification de ces massacres sont remis en cause par certains historiens (it). Ceux-ci tendent à revoir considérablement à la baisse le nombre de victimes, et à resituer ces meurtres dans le contexte de l'épuration des cadres de la collaboration avec le régime fasciste, lui-même coupable d'une politique de nettoyage ethnique en Istrie et en Dalmatie. Le collectif Nicoletta Bourbaki, partie prenante du groupe Wu Ming, considère le thème des foibe comme une construction idéologique ayant pour origine un récit inventé par des vétérans du fascisme afin de dissimuler ou de légitimer leurs crimes[8].

Le site de Basovizza

La foîba de Basovizza est positionnée entre la frontière italo-slovène et la ville de Trieste. Il s'agit, en fait, d'un ancien puits de mine et non pas d'un gouffre naturel.

Durant les quarante jours de présences de l'armée yougoslave, à la fin de la Seconde Guerre mondiale, « le comité de libération nationale de Trieste annonça que des exécutions sommaires avaient été commises à Basovizza ». Puis, au cours de l’été qui suivit, les troupes alliées récupérèrent des corps qui avaient été précipités dans la fosse. D’autres fouilles furent de nouveau pratiquées durant les années 1948 et 1953.

Au fil du temps, cette « foiba » fut considérée comme un des lieux majeurs de la répression effectuée par les titistes. Au cours de l'année 1959, l’orifice fut couvert par l'apport d'une dalle en béton. En 1980, le site de la « foiba » a été décrétée monument d’intérêt national par l'État italien[9].

Évocations

Stèle en mémoire des victimes des foibe, à Padoue (Italie).

Actuellement, les spéléologues qui veulent explorer des grottes en Slovénie doivent d'abord faire une demande officielle pour obtenir un permis du ministère slovène de l'intérieur.[réf. nécessaire]

Malgré ces limitations, chaque année de nouvelles foibe contenant des restes humains sont découvertes dans des lieux peu connus ou sur des terrains privés.[réf. nécessaire]

La journée du souvenir

Une Journée du Souvenir (Giornata del ricordo), « en mémoire des victimes des foibe et de l'exode des Istriens, des habitants de Fiume et des Dalmates », pour commémorer ces massacres, a été instituée en Italie en 2004 par une loi sur le projet du gouvernement de Silvio Berlusconi — sous la pression notamment de l'Alliance nationale (parti de droite).

Elle est célébrée le 10 février, date du traité de Paris de 1947 qui mit fin aux massacres et donna l'essentiel de l'Istrie à la Yougoslavie. La première commémoration a eu lieu le [10].

Polémique italo-croate

Giorgio Napolitano, alors président italien, ancien communiste, a déclaré le , journée du Souvenir en Italie[11] :

« Nous ne devons pas taire, en assumant la responsabilité d'avoir nié ou tendu à ignorer la vérité en raison de préjugés idéologiques et aveuglement politique le drame du peuple juliano-dalmate. Ce fut une tragédie cachée en raison de calculs diplomatiques et de convenances internationales. Aujourd'hui qu'en Italie nous avons enfin mis un terme à un silence sans justification et que nous nous sommes engagés en Europe à reconnaître la Slovénie comme un partenaire amical et la Croatie comme un nouveau candidat à l'entrée dans l'Union, nous devons toutefois répéter avec force que partout, au sein du peuple italien comme dans les rapports entre les peuples, une part de la reconciliation que nous souhaitons fermement, se situe dans la vérité. C'est ce qui dans la « journée du Souvenir » est justement un engagement solennel de rétablissement de la vérité. »

À la suite de cette déclaration, le président croate, Stipe Mesić, réplique en se déclarant « consterné » par cette déclaration « dans laquelle il est impossible de ne pas apercevoir des éléments de racisme affirmé, de révisionnisme historique et de revanchisme politique ». Il se dit également « désagréablement surpris par le contenu et par le ton » de cette déclaration italienne.

Après une semaine de polémiques, les Italiens et les Croates parviennent à une position commune et la sur-réaction croate est, en quelque sorte, mise de côté. Une lettre du président slovène serait également parvenue au président italien dans La Repubblica et Il Corriere della sera.

Œuvre littéraire

Bien avant que ces lieux soient évoqués pour des raisons historiques, le terme de foibe est utilisé par l'écrivain français Jules Verne dans son roman Mathias Sandorf, paru en 1885 ; le héros tombe d'ailleurs lui-même dans un de ces trous au cours du récit[4],[12].

Œuvre cinématographique

  • Red Land (Rosso Istria) (it) est un film dramatique et historique italien de 2018 réalisé, écrit et produit par Maximiliano Hernando Bruno. La diffusion de ce film a déclenché de nombreuses polémiques en Italie, notamment sur les réseaux sociaux, malgré le soutien d'une grande partie de la classe politique[13].

Notes et références

Notes

  1. Il convient d’observer que le mot « foibe » est déjà au pluriel en langage frioulan : il n'y a donc pas lieu de lui ajouter de marque de pluriel, surtout française, ce qui constituerait une double erreur, le mot n'étant pas français comme déjà indiqué.

Références

  1. Thierry Wolton, Une histoire mondiale du communisme : Les complices, vol. 3, Paris, Grasset, 1171 p. (ISBN 978-2-246-81149-7, lire en ligne), Togliatti et les massacre des fosses.
  2. (it) « Foiba », sur educalingo.com (consulté le ).
  3. (en) « Biosphere Reserve Information THE KARST », sur UNESCO (consulté le ).
  4. André Siganos, Montagnes imaginées, montagnes représentées : Nouveaux discours sur la montagne, de l'Europe au Japon, Ellug, , 358 p. (ISBN 978-2-84310-017-8, lire en ligne), p. 197.
  5. Julien Sapori, « Les «foibe», une tragédie européenne », sur Libération,
  6. Foibe, Oscar Mondadori, 2003.
  7. Régine Cavallaro, « Irrésistible Trieste », Le Monde, (consulté le ).
  8. (it) Nicoletta Bourbaki, « Viaggio nelle nuove #foibe, 3b | Ritorno dal Bus de la Lum in compagnia della Xª Mas », (consulté le )
  9. Christophe Gauchon, « Frontière italo-slovène et province de Trieste : Lecture d’un paysage monumental et mémoriel », Géographie et Cultures, vol. 63, , p. 43-66 (lire en ligne, consulté le ).
  10. « Jour de la mémoire en souvenir des victimes des « Foibe » » [PDF], sur unionvaldotaine.org, Le peuple valdôtain, (consulté le ).
  11. Julien Sapri, « Les «foibe», une tragédie européenne », Libération, (consulté le ).
  12. Gilbert Bosetti, De Trieste à Dubrovnik : une ligne de fracture de l'Europe, Ellug, , 422 p. (ISBN 978-2-84310-080-2, lire en ligne), p. 388.
  13. « Ils avaient été jetés vivants dans des crevasses », sur 24heures.ch, (consulté le ).

Voir aussi

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