Duel Carrouges-Legris

Le duel Carrouges-Legris est le dernier duel judiciaire autorisé en France par le Parlement de Paris en 1386 demandé par Jean de Carrouges, chevalier et chambellan du duc Pierre II d'Alençon contre le favori du duc d'Alençon, Jacques Le Gris, écuyer, qu'il accuse d'avoir violé sa jeune épouse, Marguerite de Thibouville.

La survivance d'un mode de preuve

Le duel judiciaire apparaît aux prémices du Moyen Âge comme un mode de preuve courant. Le jugement de Dieu y occupe une place fondamentale, il participe à la manifestation de la vérité et permet ainsi à la partie qui s'y soumet de prouver son innocence. Plus qu'un mode de preuve, plus qu'un système permettant au juge de parvenir à la vérité, l'ordalie apparaît au Moyen Âge comme un véritable droit, le droit de se disculper des accusations dont fait l'objet le défendeur. L'ordalie et plus particulièrement l'ordalie bilatérale que constitue le duel judiciaire apparaît contraire aux modes de preuves raisonnables que nous connaissons aujourd'hui (un ensemble de données de fait qui permettent de conclure à l'innocence ou à la culpabilité du présumé coupable). Par le biais de l'ordalie, le juge va chercher à s'adresser à des forces supérieures qui pourront le guider par un signe vers le chemin de la vérité, mais plus encore vers la personne, partie au procès, qui est digne de confiance.

Pourtant la pratique des ordalies et donc du duel judiciaire entre en crise aux XIe et XIIe siècles. L'Église dont l'influence s’accroît sur le continent au Bas Moyen Âge, n'a jamais vu d'un très bon œil cette forme de justice qu'elle considérait comme barbare et peu fiable. Formellement opposée à ce qu'un juge laïc ait recours au divin pour parvenir à la vérité, elle montre son opposition à ce mode de preuve par Innocent III et le concile de Latran IV de 1215. Une interdiction formelle est émise à l'encontre des clercs de participer aux processions religieuses précédant le recours à l'ordalie par le juge. Sans l'intervention des clercs, l’ordalie n'a plus de sens.

La redécouverte du corpus Justinien par l'école de Bologne et le développement de l'autonomie scientifique (héritage du droit romain) participe de cet effacement de la preuve irrationnelle au profit d'un mode preuve raisonnable, composant d'un droit romano-canonique (clé de voûte du ius commune – droit commun) en pleine expansion. La coutume héritée des peuples barbares survit aux différents assauts de la papauté et de la royauté. Une ordonnance rendue par Louis IX en 1260 eut pour objectif de mettre fin à cette pratique. Le duel judiciaire résista et continua d'être pratiqué et fut réhabilité dès Philippe IV le Bel en 1306.

Le Parlement se voit alors octroyer la lourde tâche d'endiguer ce mode de preuve irrationnelle. La méthode en est simple, il lui faut développer une rigueur procédurale, des conditions strictes, qui ne permettent pas aux juridictions de recourir à ce mode de preuve. Pour ce faire, il eut recours à un texte déjà en vigueur, l’ordonnance de 1306 qui, même si elle réhabilite le duel judiciaire, fait mention de conditions pour pouvoir recourir au duel. En effet pour que ce mode de preuve soit utilisable par les parties il faut : que le crime ait été commis de manière occulte et donc qu'il ne puisse être prouvé par un autre mode de preuve, qu'il soit puni de la peine capitale et que le suspect soit poursuivi par la clameur publique (être diffamé publiquement et notoirement d'avoir commis un crime).

L'affaire Carrouges-Legris remplit toutes les conditions, le Parlement de Paris ne peut échapper, et ce pour la dernière fois, au recours du duel judiciaire.

L'inimitié de Jean de Carrouges pour Jacques Legris

Les deux hommes se connaissent parfaitement. L'un est issu d'une lignée respectable qui a toujours servi avec honneur la famille du comte d'Alençon, l'autre originaire d'un milieu plus modeste a gravi l'échelle sociale et s'est vu octroyer un poste à responsabilité : écuyer du comte. Favori du comte, Jacques Legris, pourtant proche de Jean de Carrouges dans la première partie de leur relation, commence à être l'objet de jalousies. Jean de Carrouges, dont la situation financière n'est guère enviable pour un seigneur au Moyen Âge, voit d'un œil sombre le favoritisme dont fait l'objet son ancien ami et jalouse l'aisance financière qui accompagne les bonnes relations du comte d'Alençon et de Legris.

Les hommes ont une réputation sensiblement différente. Jean de Carrouges mène une vie honnête et se révèle un mari aimant pour celle qui fut sa première épouse, Jehanne de Tilly, et pour sa seconde épouse, Marguerite de Thibouville. L'écuyer du comte, en revanche, mènerait selon les rumeurs une vie sulfureuse, usant de sa richesse et de son prestige pour obtenir la faveur des dames.

Cette relation quelque peu conflictuelle semble prendre un tournant plus raisonnable lorsque Jean de Carrouges invite Jacques Legris à embrasser amicalement sa seconde épouse lors des relevailles, cérémonie à laquelle les deux parties sont toutes deux conviées.

En janvier 1386, Jean de Carrouges, à qui les expéditions en Écosse contre la puissance anglaise n'ont pas été profitables financièrement, se voit contraint de rejoindre la capitale en vue de s'entretenir avec le roi et de pouvoir améliorer sa situation. Il confie alors son épouse à sa mère et l'enjoint de rejoindre le domaine familial de Copomesnil. L'affaire prend alors un tournant radical.

Le viol de la Dame de Carrouges

Confiée aux soins de sa belle-mère, Marguerite de Thibouville rejoint le domaine de Copomesnil. Elle, qui était censée ne pas se retrouver seule et rester sous bonne garde, demeure pourtant un certain laps de temps isolée dans la demeure familiale. Nicole, la mère de Jean de Carrouges, dut rejoindre le vicomte de Falaise à Saint-Pierre-sur-Dives, emmenant avec elle l'ensemble de ses serviteurs. Adam Louvel, ami et serviteur de Jacques Legris, arrive alors à Copomesnil. Il demande à la Dame de Carrouges d'accorder ses faveurs à son maître et de lui permettre ainsi d'exprimer tout l'amour qu'il a pour elle. Cette dernière refuse catégoriquement. Jacques Legris en personne fait son apparition sur les lieux. Il tente lui-même d'obtenir ce pourquoi il était venu. Usant de son charme et de sa bourse bien remplie, il ne manque pas d'arguments pour faire plier la dame. Il évoque ainsi les fructueux apports économiques que cela pourrait constituer pour sa famille et le fait que tout se ferait dans le plus grand secret. Vertueuse, elle refuse. Agressif et très peu réservé sur le plan émotionnel, Jacques Legris passe à l'acte. Le viol de la dame de Carrouges avec la complicité d'Adam Louvel est consommé. Les appels à l'aide et la clameur de haro de Marguerite de Thibouville n'y ont rien changé.

Pourtant la dame de Carrouges ne garde pas le silence. Menacée par Jacques Legris qui atteste que la réaction de son mari à son égard sera violente, elle n'hésite pas à tout raconter à ce dernier de retour de son voyage d'affaires à Paris.

Jean de Carrouges réclame justice et dédommagement, ce n'est qu'une question de temps avant qu'il ne les obtienne.

La défense de Jacques Legris

Jacques Legris peut compter sur le soutien de son ange gardien, le comte d'Alençon. Les accusations portées à son encontre par son rival qui réclame la peine capitale et les rumeurs qui circulent sur sa qualité de vie n'y changent rien.

Le duel

Jean de Carrouges, décidé à faire valoir son droit, ne peut compter sur le comte d'Alençon, visiblement trop épris d'amitié pour Jacques Legris. Il n'a d'autre choix que de s'adresser directement au Parlement de Paris rendant justice au nom du roi, Charles VI. Les critères pour que le requérant puisse accéder au duel judiciaire sont stricts. Pour autant, aucun autre mode de preuve ne pouvant permettre de parvenir à la vérité. Le soi-disant crime ayant été commis de manière occulte et Jacques Legris étant poursuivi par la clameur publique, le roi n'a d'autre choix que de concéder le recours au duel judiciaire. Les divers témoignages amènent à penser que c'est un événement exceptionnel qui se profile à l'horizon, le roi fixant la date du duel judiciaire de telle manière à ce qu'il puisse y assister et l'engouement public étant au rendez-vous. Cela s'explique très certainement par la rareté des duels judiciaires, victimes des ressentiments de l'Église et de la pratique du droit romano-canonique.

Le duel judiciaire étant accordé, il revient à Dieu de désigner la partie digne de confiance. Le vainqueur garde la vie et voit ses allégations approuvées, jugées comme véridiques. Le sort a choisi pour vainqueur Jean de Carrouges. Guerrier aguerri, il vient à bout d'un ennemi plus jeune et plus corpulent, et obtient justice. N'en demeure pas moins que la vérité sur cette affaire reste l'une des grandes énigmes de l'histoire du droit de la preuve et des chroniques judiciaires. Les débats sur cette affaire sont toujours d'actualité, et la vérité, la proie de plusieurs écoles.

Les autres hypothèses sur l'affaire

Plusieurs écoles s'affrontent sur la vraisemblance du viol de la dame de Carrouges. L'une est catégorique : Jacques Legris était coupable des faits allégués à son encontre. L'enfant que porte Marguerite de Thibouville en est la preuve. Jean de Carrouges, a priori présent à Paris au moment de la conception de l'enfant, ne peut être le père. Le géniteur, Jacques Legris, aurait conçu l'enfant avec la dame de Carrouges lors du viol. L'enfant est donc le fruit du crime.

Une autre école émet l'hypothèse que Jacques Legris était innocent. Les éléments de preuve apportés par le comte d'Alençon semblent crédibles[Interprétation personnelle ?].

Notes et références

    Bibliographie

    • Jeannine Rouch, « Jean IV de Carrouges contre Jacques Le Gris », Patrimoine Normand n°28, (lire en ligne)
    • Louis de Carbonnières, La procédure devant la chambre criminelle du Parlement de Paris au XIVe siècle, Paris, Honoré Champion, 2004, Histoire et archives, 959 p.
    • Patrick Arabeyre et Louis de Carbonnières, « La procédure devant la chambre criminelle du parlement de Paris au XIVe siècle », Bibliothèque de l'école des chartes, t. 165, no 1, , p. 221-223 (lire en ligne)
    • Michèle Devillard, L'affaire du dernier duel de Carrouges, Ouest France du 5 avril 2013 Lire en ligne
    • Eric Jager, Le dernier duel, Flammarion, coll Libres Champs, 2015, (ISBN 9782081348820)
    • Émile Laurent, Histoire anecdotique du duel dans tous les temps et dans tous les pays, 2e édition, Michel Lévy Frères, coll Hetzel
    • Huguette Legros, « Quand les jugements de Dieu deviennent artifices littéraires ou la profanite impunie d'une poétique », dans La justice au Moyen Âge : Sanction ou impunité ?, Aix-en-Provence, Presses universitaires de Provence, coll. « Senefiance » (no 16), (ISBN 978-2-8218-3599-3, DOI 10.4000/books.pup.3023, lire en ligne), p. 197–212.
    • Bruno Lemesle, La pratique du duel judiciaire au XIe siècle, à partir de quelques notices de l'abbaye Saint-Aubin d'Angers. In : Actes des congrès de la Société des historiens médiévistes de l'enseignement supérieur public, 31e congrès, Angers, 2000, Le règlement des conflits au Moyen Âge, p. 149-168 (Lire sur Persée
    • M. Nicodème, Une enquête sur le duel judiciaire en France (début du XIVe siècle), In : Revue belge de philologie et d'histoire, tome 4, fasc. 4, 1925, p. 715-723 (Lire sur Persée
    • Peter Ainsworth, Au-delà des apparences : Jean Froissart et l’affaire de la dame de Carrouges, Cahiers de recherches médiévales et humanistes Lire en ligne, 2017.
    • Henri Charles Pineu Duval, Histoire de France sous le règle de Charles VI, tome I, Paris, édition Joubert Libraire, p. 168-172
    • Œuvres complètes de M. le Vicomte de Chateaubriand, tome I, Œuvres historiques, éditeur Firmin Didot Frères Libraire, p. 545
    • Œuvres complètes de M. le Vicomte de Chateaubriand, tome VII, Études Historiques, Paris, édition Pourrat Frères, p. 125

    Filmographie

    • Portail du Moyen Âge
    • Portail de Paris
    Cet article est issu de Wikipedia. Le texte est sous licence Creative Commons - Attribution - Partage dans les Mêmes. Des conditions supplémentaires peuvent s'appliquer aux fichiers multimédias.