Bibliothéconomie critique

La bibliothéconomie critique désigne un courant des sciences de l'information et des bibliothèques qui questionne les discours et la pratique de la bibliothéconomie en s'appuyant sur diverses approches critiques[1].

Description

La bibliothéconomie critique est une approche militante et progressiste qui s'intéresse à la bibliothéconomie comme sujet de réflexion en considérant la condition humaine et les Droits de l'homme avant toute autre préoccupation professionnel[2] et qui est inspirée par la Théorie critique - philosophie issue de l'École de Francfort - et d’autres mouvements théoriques, entre lesquelles se trouvent la Pédagogie critique de Paulo Freire et le post-structuralisme français[3].

Les tenants de cette approche considèrent les bibliothécaires comme des médiateurs entre l’individu, la communauté et le savoir[3] et la médiation comme une activité non-neutre, influencée par des forces sociales, économiques, politiques, épistémologiques et culturelles[4],[5]. Il estiment aussi que l'information et le savoir sont construites et contextuelles et que les institutions qui diffusent l’information perpétuent des structures d’hégémonie, de contrôle et d’injustice qu'il faudrait contester pour faire avancer les transformations[6] . La bibliothéconomie critique se définit donc comme une démarche d’identification et de déconstruction de ces structures. Bien que théorisée, et faisant l'objet de plusieurs publications savantes, elle s'inscrit dans la pratique des professionnels de l’information, en particulier des bibliothécaires universitaires.

Historique

Influence de la pédagogie critique

La théorie développée par Paulo Freire dans ses œuvres L’Éducation comme pratique de la Liberté , Pédagogie des opprimés[7] et Pédagogie de l'autonomie, entre autres, se retrouve à la base du concept de Pédagogie critique largement utilisée en éducation[8]. Selon Freire, c’est d’abord en comprenant les mécanismes d’oppression dans lesquels il est maintenu que l’opprimé peut engager sa libération. Freire revendique une éducation axée sur la formulation de problèmes menant à un éveil des consciences comme alternative au modèle néolibéral de marchandisation de l'éducation[8]. Pour le pédagogue brésilien, les défis de l’apprentissage sont intrinsèquement politiques[9], le dialogue doit être au service de l’éducation et, pourtant, de l’autonomie et la démocratie. Étudiants et professeurs doivent prendre conscience de que la politique entoure l’éducation[10] . Quelqu'un qui est opprimé ne se libère pas en suivant des modèles proposés par des oppresseurs, il doit être son propre modèle et tracer son propre chemin[11]

Dans le domaine de la bibliothéconomie critique, Henry Giroux (en) a été l'un des plus influents penseurs. Son discours soutient qu'un « individu capable de s'engager dans un débat critique dans les différentes sphères sociales, culturelles et économiques de la société, où ses croyances individuelles sont liées à une compréhension universelle, pluraliste et morale de ce que signifie théoriser plus inclusivement, agit et réfléchit de manière plus éthique et collective » (traduction libre)[12]. Puis, en 2006, James Elmborg applique le concept de pédagogie critique au milieu des bibliothèques : le bibliothécaire doit se concentrer moins sur le transfert de l’information et plus sur le développement d’une pensée critique chez les usagers. Néanmoins, pour y arriver, Elmborg croit que les bibliothécaires devront d’abord développer eux-mêmes un esprit critique face à leur propres pratiques et de manière générale face au milieu des sciences de l’information en apprenant à « problématiser la bibliothèque»[13].

Émergence du terme « bibliothéconomie critique »

En 2007, l'auteure Toni Samek est la première à employer le terme bibliothéconomie critique (en anglais « critical librarianship ») pour définir le mouvement international des professionnels de l'information qui placent la condition humaine et les droits fondamentaux au premier plan de leurs considérations professionnelles[14]. Toni Samek décrit ainsi le concept de bibliothéconomie critique comme un affrontement direct au principe de neutralité historiquement revendiqué par les bibliothécaires pour délimiter les questions jugées d'ordre professionnel et celles jugées comme non reliées aux bibliothèques[15]. Le but de ce mouvement est donc de « brouiller ces frontières et de les exposer comme étant contre-intuitives et contre-productives face au développement d'une bibliothèque plus humaniste et au développement des compétences informationnelles » (traduction libre)[15]. En outre, ce mouvement revendique la place des professionnels de l'information comme étant des participants actifs et interventionnistes dans les conflits sociaux[15].

Progressive Librarians Guild

Le groupe américain Progressive Librarians Guild, fondé en 1990 et évoluant en marge de la American Library Association[16], fait partie des acteurs importants de ce mouvement décrit par Toni Samek. Ce groupe considère la bibliothéconomie « comme une profession et une pratique qui permettent de créer et d'accéder à une multitude de formes d'expression, d'expériences et d'aspirations humaines, mais reconnaît également que les bibliothèques sont des lieux où les systèmes d'injustice, d'exploitation, de contrôle et d'oppression sont nourries, normalisées et perpétuées »(traduction libre)[6]. Le but de la Progressive Librarians Guild est de « dénoncer la complicité des bibliothèques envers ces systèmes et de proposer des pratiques alternatives permettant de donner une visibilité à ceux qui sont exclus des positions de pouvoirs et/ou non-représentés dans la société et de développer une praxis qui contribue à la défense des droits humains et de la dignité humaine » (traduction libre)[6].

Principes de la bibliothéconomie critique

James Elmborg avait observé en 2006 un virage dans la profession de bibliothécaire universitaire : perçus traditionnellement comme des fournisseurs de services, de plus en plus de bibliothécaires se définissent désormais comme des éducateurs, opposant au principe de neutralité (signifiant une acceptation tacite de l'idéologie dominante) une activité politiquement engagée qui chercher à contester le statu quo et à offrir des alternatives à celui-ci [15]. Les principaux chevaux de bataille des bibliothécaires critiques sont les suivants :

  • Questionner les idéologies, jugées régressives (sexistes, homophobes ou racistes, par exemple) qui gouvernent les outils utilisés par la discipline, comme les moteurs de recherche, ou encore le systèmes de classification et de catalogage. Il s'agit aussi de documenter des micro-agressions en bibliothèque, ou de rassembler des archives sur des minorités sexuelles [5].
  • Développer une conscience critique chez les étudiants par la littératie critique : d'un modèle capitaliste d'usagers « receveurs passifs de la connaissance », il s'agit de tendre vers un modèle actif de formation des connaissances, axé sur la dialectique et la problématisation des savoirs [15]. Les travaux de Paulo Freire sont d'importants précédents à ce chapitre.
  • Lutter contre les stéréotypes, encourager l'expression et le dialogue avec les minorités de tous types [17].

Initiatives actuelles

Au Québec : L’outil Elodil « propose des bibliographies pour matérialiser la diversité culturelle et linguistique à la bibliothèque et à l’école[19] ».

Aux États-Unis : Le groupe Librarians and Archivists with Palestine, est un groupe de bibliothécaires critiques et engagés appuyant la cause palestinienne face à la violence faite par Israël. Le 2 aout 2014[20], ce groupe a orchestré une action citoyenne à travers le métro de New York, où la réalité vécue par le peuple palestinien était exposée aux citoyens de la ville de New York à travers la littérature palestinienne.

La Progressive Librarians Guild tient, à l'heure actuelle, plusieurs chapitres au Canada et aux États-Unis, en plus de diffuser la revue Progressive Librarian: A Journal for Critical Studies and Progressive Politics in Librarianship.

Critlib est un mouvement formé d'employés de bibliothèques souhaitant œuvrer pour la justice sociale à travers le débat et la critique « de la suprémacie blanche, du capitalisme, et d'une gamme d'inégalités structurelles » (traduction libre) qui caractérisent la société [21].

En France : La Légothèque « vise à souligner le rôle d’accompagnement des bibliothèques dans la construction des individus en leur donnant accès à des collections, des espaces et des services. C’est par ce biais qu’ils ou elles peuvent interroger, construire et affirmer ce qu’ils ou elles sont, souhaitent être, se pensent être. »[22] Cette commission a monté en 2014 une exposition pour présenter le genre afin de manière « dédramatisée, re-contextualisée » [23] ce concept au sein de la société française. Cette exposition visait à éduquer la population, afin de permettre à chacun d'appréhender et de participer au débat public sur la question.

Au Canada : L’université Western a ouvert en 1997 une bibliothèque spécialisée sur la communauté LGBTQ[24]. La Pride Library a un mandat clair, celui de promouvoir et diffuser à tous des documents et du matériel sur la communauté LGBTQ, mais aussi de la littérature créée par des auteurs issus de cette communauté[25].

Références

  1. (en) Beilin, Ian G., « Critical Librarianship as an Academic Pursuit », The politics of theory and the practice of critical librarianship, , p. 195–210 (DOI 10.7916/D8698KKP, lire en ligne, consulté le )
  2. (en) Beilin, Ian G, « Critical Librarianship as an Academic Pursuit », The politics of theory and the practice of critical librarianship, , p. 195–210 (DOI 10.7916/D8698KKP, lire en ligne, consulté le )
  3. (en) Beilin, Ian G., « Critical Librarianship as an Academic Pursuit », The politics of theory and the practice of critical librarianship, , p. 195–210 (DOI 10.7916/D8698KKP)
  4. (en) Kenny Garcia, « Keeping Up With... Critical Librarianship », Keeping Up With…, (lire en ligne)
  5. (en) 2016-2017 ACRL Instruction Section Research & Scholarship Committee (Joseph Goetz, Samantha Godbey, Mohamed Berray, Courtney Baron, Liz Bellamy, Carrie Forbes, Chris Granatino, Penny Hecker, Elana Karshmer, Ryne Leuzinger, and Lindsay Roberts)., « Five Things You Should Read About Critical Librarianship », sur connect.ala.org (consulté le )
  6. (en) « PLG Statement of purpose », sur http://www.progressivelibrariansguild.org (consulté le )
  7. Paolo Freire, Pédagogie des opprimés [« Pedagogia do Oprimido »], Paris, France, François Maspero,
  8. (en) Lua Gregory et Shana Higgins, Information Literacy and Social Justice, Radical Professional Praxis, Sacremento, Californie, Library Juice Press, , 306 p., « Introduction », p. 4
  9. Giroux, Henry. Utopian thinking in dangerous times: Critical pedagogy and the project of educated hope. Utopian pedagogy: Radical experiments against neoliberal globalization, p. 25-42
  10. Giroux, Henry. Utopian thinking in dangerous times: Critical pedagogy and the project of educated hope. Utopian pedagogy: Radical experiments against neoliberal globalization, p. 25-42.
  11. (en) Kincheloe, J.L., Critical Pedagogy Primer,, New York, Peter Lang,
  12. (en) Ryan A. Gage, « Henry Giroux's Abandoned Generation & Critical Librarianship: A Review Article », Progressive Librarian, Spring(23), , p. 65
  13. (en) James Elmborg, « Critical Information Literacy: Implications for Instructional Practice », Journal of Academic Librarianship, 32(2), , p. 192-199 (DOI doi:10.1016/j.acalib.2005.12.004)
  14. (en) « Critical Librarianship: an interview with Toni Samek », sur https://bclaifc.wordpress.com,
  15. (en) Toni Samek, Librarianship and Human Rights : A twenty-first century guide, Oxford, Angleterre, Chandos Publishing, , 200 p., p. 7
  16. (en) Elaine Harger, « Looking Backward, Imagining Forward: Celebrating 20 Years of Progressive Librarian », Progressive Librarian, 34, 35, fall/winter 2010, p. 58-71 (lire en ligne)
  17. Raphaëlle Bats, Thomas Chaimbault, Philippe Colomb et David-Georges Picard, « Texte Fondateur », sur legothequeabf.wordpress.com (consulté le )
  18. Lua Gregory et Shana Higgins, « Introduction», dans L. Gregory et S. Higgings (dir.), Information Literacy and Social Justice : Radical professional praxis. Sacremento, Californie : Library Juice Press.) p. 1-11
  19. « Bibliothèques scolaires et publiques : Penser la réussite éducative en contexte interculturel », (consulté le )
  20. (en) « Librarians and Archivists with Palestine », (consulté le )
  21. (en) « About / join the discussion », sur http://critlib.org (consulté le )
  22. « La commission Légothèque », sur legothequeabf.wordpress.com (consulté le )
  23. « Exposer le genre », sur legothequeabf.wordpress.com (consulté le )
  24. (en) « History of the pride library », sur http://www.uwo.ca (consulté le )
  25. (en) « The Pride Library Mandate », (consulté le )
  • Sciences de l’information et bibliothèques
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