Évangile selon Matthieu

L'Évangile selon Matthieu (Τὸ κατὰ Ματθαῖον εὐαγγέλιον, To kata Matthaion euaggelion) est le premier des quatre évangiles canoniques que contient le Nouveau Testament. Il est aussi le tout premier livre du Nouveau Testament, alors que l'historiographie moderne le définit comme ultérieur aux Épîtres de Paul (écrites entre 50 et 65) et à l'Évangile selon Marc (écrit vers 65-75).

Évangile selon Matthieu

Début de l'Évangile selon Matthieu,
Codex Harleianus 9, minuscule 447 (Gregory-Aland), XVe siècle, British Library.

Auteur traditionnel Attribution à l'apôtre Matthieu (contestée)
Datation historique après 70 et avant 90.
Nombre de chapitres 28
Canon chrétien Évangiles

Ce livre a été attribué pendant de longs siècles à l'apôtre Matthieu, le collecteur d'impôts devenu disciple de Jésus de Nazareth. Cette attribution est remise en question par la recherche actuelle qui estime que le texte a été composé à partir de deux sources principales : l'Évangile selon Marc et un recueil de paroles de Jésus appelé source Q par les spécialistes.

Origine et sources

Auteur

Matthieu l'évangéliste, Codex Baroccianus (en) 31, minuscule 45 (Gregory-Aland), XIIIe siècle.

On considère généralement que cet évangile est l'œuvre d'un auteur principal, avec des modifications apportées par un ou plusieurs rédacteurs ultérieurs. En tout état de cause, « la paternité de l'apôtre Matthieu n'est généralement pas retenue aujourd'hui », comme le souligne Élian Cuvillier[1].

Le milieu d'origine dans lequel ce texte a été produit est juif ; il « prône l'application intégrale de la Torah, à la suite du maître [Jésus] qui n'est pas venu l'abolir mais l'accomplir » (Mt 5,17)[2]. « L'auteur se considère comme un Juif détenteur de la véritable interprétation de la Torah, fidèle à la volonté divine révélée par Jésus qu'il déclare être le Messie et le Fils de Dieu »[3].

Langue

Le fait que l'Évangile selon Matthieu soit rédigé en grec, tout comme le reste du Nouveau Testament, n'a pas empêché une partie des exégètes de s'interroger sur l'éventuelle existence d'une version originale « sémitique », c'est-à-dire d'un texte initial écrit en hébreu ou en araméen et traduit ultérieurement en grec. Cette théorie, aujourd'hui abandonnée par la plupart des spécialistes, se fondait sur une déclaration d'Eusèbe de Césarée, au IVe siècle. Utilisant comme unique source un texte de Papias rédigé vers l'année 120, Eusèbe écrit : « Matthieu réunit donc en langue hébraïque les logia [de Jésus] et chacun les interpréta comme il en était capable (Ματθαῖος μὲν οὖν ἑβραΐδι διαλέκτῳ τὰ λόγια συνετάξατο, ἡρμήνευσεν δ' αὐτὰ ὡς ἧν δυνατὸς ἕκαστος)[4],[5]. »

Cependant, la recherche actuelle estime que dès le départ le texte a été rédigé en grec, même si certaines parties ont été reprises de textes hébreux ou araméens[6].

Les spécialistes récusent les déclarations de Papias, d'Origène, de Clément d'Alexandrie, de Jérôme ou d'Épiphane, selon lesquels « les nazaréens ne connaissaient qu'un Matthieu en hébreu » : en effet, le texte actuel de l'évangile ne donne pas à penser qu'il s'agit d'une traduction. Kurt Aland, Barbara Aland, tout comme Bart D. Ehrman, rappellent que le consensus historien élimine l'hypothèse d'une rédaction en hébreu ou en araméen[7],[8]. Cette hypothèse d'un évangile rédigé initialement en hébreu ou en araméen[9],[10] apparaît au demeurant d'autant plus hasardeuse qu'il n'existe aucune trace d'une version « sémitique »[5].

Datation et contexte

Plusieurs critères sont pris en compte, en particulier la manière dont le rédacteur relate la prophétie de Jésus concernant la destruction du Temple (Mt 24), qui a lieu en 70. Pour la majorité des spécialistes, la date de composition de cet évangile se situe après 70 et avant 80-85 (ou même 100 selon Raymond Edward Brown[11]). Une « fourchette » chronologique précise, tout aussi admise par les chercheurs, propose les dates butoirs de 68 à 95 pour l'ensemble des quatre évangiles canoniques, le premier étant celui de Marc[12].

Une datation précoce de l'évangile selon Matthieu est d'autant moins probable qur la rédaction semble s'être appuyée sur Marc, et donc lui être postérieure. D'autre part, l'incendie de la ville meurtrière (Matthieu 22, 7), montre que le rédacteur savait de quelle manière les soldats de Titus avaient détruit Jérusalem. Enfin la manière dont est présenté le judaïsme correspond au moment où le christianisme a cessé d'être une voie spécifique au sein du judaïsme, bref vers les années 80 avec la réunion du Synode juif de Jamnia, lorsque le judaïsme rabbinique a rompu définitivement avec le christianisme naissant.[13]

Les nombreuses références aux prophéties de la Bible hébraïque, la généalogie de Jésus, la façon dont est traité le problème de la Loi, suggèrent en tout cas la proximité de l'auteur et de son monde avec le judaïsme du Ier siècle.

De nombreuses hypothèses ont été avancées sur le lieu de rédaction de cet évangile et pendant longtemps, c'est la Palestine qui a été retenue. C'est désormais l'hypothèse d'une rédaction à Antioche qui a les faveurs de l'exégèse contemporaine[14], au point qu'il est parfois surnommé l'« Évangile d'Antioche »[15].

La théorie des deux sources

Schéma de la théorie des deux sources.

Longtemps considéré comme le plus ancien des évangiles, dont Marc se serait inspiré en le « résumant[16] », l’Évangile selon Matthieu est désormais présenté comme le second évangile en fonction de la théorie des deux sources. D'après cette théorie et ses dérivés, l'Évangile de Marc lui serait antérieur de quelques années et aurait été l'une de ses sources, en complément de ce que les spécialistes appellent la source Q et qui « daterait des années 50 »[17].

Sur les 1068 versets de l'évangile de Matthieu, on en retrouve 600 chez Marc, 325 communs à Luc mais absents de Marc, et enfin 233 qui lui sont propres, tandis que sur les 1149 versets de Luc, on en retrouve 350 de Marc, 560 qui lui sont propres, les 235 restants étant bien entendu communs à Matthieu et absents de Marc[18].

On définit la source Q comme étant les 325 versets que les évangiles de Matthieu et de Luc ont en commun, en dehors de Marc. La source Q peut être reconstituée. Il n'est pas certain que l'auteur de l'Évangile selon Matthieu et celui de l'Évangile selon Luc l'aient rapportée in extenso. Les sentences qu'on y trouve ne sont pas données dans le même ordre par Mattieu et Luc. Les citations de ce document insérées dans ces deux évangiles ne sont pas, le plus souvent, faites mot à mot, mais sous forme périphrastique.

Pour la reconstitution de ce document, le plus vraisemblable revient à admettre que Luc a mieux respecté que Matthieu l'ordre et la teneur de la source Q, et qu'il l'a introduite telle quelle dans son évangile, dans deux plages principales : Lc 6,20 --- 8,3 et Lc 9,51 --- 18,14 auxquelles on peut ajouter Lc 22,30.

Il semble que Mt 3,7-10.12 ; 4,2-11a = Lc 3,7-9.17 ; 4,2b-13 soit aussi un document à part, qu'on peut, faute de preuve du contraire, assimiler à la source Q.

Utilisation de Marc

Les deux sources de Matthieu et de Luc : l'Évangile selon Marc et la Source Q (Logienquelle), auxquels s'ajoutent leurs contenus spécifiques (Sondergut).

Matthieu a réutilisé la quasi-totalité de l'Évangile selon Marc. Il en a même fait la charpente de son propre ouvrage, comme Luc. À la différence de ce dernier, il a toutefois bien moins respecté la séquence de Marc, notamment au début, montrant par là qu'il n'avait pas, au premier chef, de préoccupations chronologiques ou biographiques.

On peut dénombrer au moins 22 péricopes de Marc que Matthieu a déplacées, dont 10 importantes :

  • Mt 8,14-17 = Mc 1,29-34
  • Mt 8,2-4 = Mc 1,40-45
  • Mt 9,2-17 = Mc 2,1-22
  • Mt 12,1-21 = Mc 2,23 — 3,12
  • Mt 12,22-37 = Mc 3,22-30
  • Mt 12,46 — 13,15 = Mc 3,31 — 4,12
  • Mt 13,18-23 = Mc 4,13-20
  • Mt 13,31-32 = Mc 4,30-32
  • Mt 13,34-35 = Mc 4,33-34
  • Mt 10,1.9-14 = Mc 6,6 b-13

Il leur fait subir des sauts considérables en plaçant par exemple la guérison de la belle-mère de Simon-Pierre après l'enseignement sur la montagne ou le choix des Douze, alors que Marc et Luc la placent avant ; ou en plaçant la guérison d'un paralytique et l'appel de Matthieu-Lévi après la tempête apaisée, alors que Marc et Luc la mentionnent avant.

Mais, à l'intérieur de ces péricopes déplacées, Matthieu conserve (malgré certains ajouts ou certaines suppressions) l'ordre originel de Marc que l'on retrouve en principe dans Luc.

Les compléments ou les omissions de Marc, par Matthieu ou Luc, sont faits de façon indépendante.

Pour expliquer certains accords mineurs de Mt et Lc, contre Mc, certains exégètes allemands ont imaginé l'existence d'un état antérieur de Mc, l'Urmarkus, légèrement différent de celui que nous connaissons, que Mt et Lc auraient utilisé en commun. Cet Urmarkus ne serait autre qu'une version privée de Mc, que son auteur aurait ensuite remaniée avant publication.[réf. nécessaire]

Convergences entre Matthieu et Luc

Les exégètes ont souvent relevé la convergence des affirmations biographiques ou théologiques, implicites, qui sont contenues dans ces deux récits. Ainsi selon Joseph Fitzmyer[19] :

Analogies entre Mt 3,7-10 et Lc 3,7-9 : les mots grecs identiques sont en rouge.
  1. La naissance de Jésus est rapportée au règne d'Hérode.
  2. Marie, qui devient sa mère, est une vierge engagée envers Joseph, mais ils n'ont pas encore cohabité.
  3. Joseph est de la maison de David.
  4. Un ange venu du ciel annonce l'événement de la naissance de Jésus.
  5. Jésus est lui-même reconnu comme fils de David.
  6. Sa conception intervient grâce à l'action du Saint-Esprit.
  7. Joseph est exclu de la conception.
  8. Le nom de « Jésus » est prescrit par le ciel, avant la naissance.
  9. L'ange identifie Jésus comme « Sauveur ».
  10. Jésus est né après que Marie et Joseph ont commencé de vivre ensemble.
  11. Jésus est né à Bethléem.
  12. Jésus s'installe, avec Marie et Joseph, à Nazareth, en Galilée.

Comparaison avec les deux autres synoptiques

Matthieu et Luc, qui ont travaillé indépendamment l'un de l'autre, ont repris et suivi le témoignage de Marc, qui était plus ancien et donc une source de premier choix.

Le rédacteur de Mt, avec ces éléments et ces contraintes, a fait œuvre originale et différente de Lc et de Mc. Il n'abolit pas la Loi et la maintient même parfois là où Mc aurait tendance à l'abolir (cf. Mt 15,1-20 contra Mc 7,1-30), ce qui tend à montrer son enracinement dans le judaïsme. Toutefois, la mission envers les païens n'est pas absente, comme au chapitre 28, où elle est finalement pleinement ouverte après la crucifixion. Avant cela, Jésus interdit aux disciples de s'occuper des païens et s'en occupe aussi peu que possible (Mt 10, 5-6 et Mt 15,24).

Contenu de l'Évangile selon Matthieu

Prologue. De la promesse vers l'accomplissement (1,1-4,16)

1-L'annonce du règne qui vient (4,17-9,34)

2-Mission et oppositions (9,35-12)

  • L'envoi des disciples en mission (9,35-10)
  • Interrogations et controverses (11-12)

3-Les mystères du Royaume des cieux (13-17)

4-Les exigences communautaires du Royaume (18-22)

  • Le discours communautaire (18)
  • Instruction sur les états de vie (19)
  • De Jéricho à Jérusalem : entrée messianique, paraboles et controverses (20-22)

5-Les signes de la Fin et le Jugement (23-25)

Cet évangile s'organise autour de cinq discours

Chacun des discours est précédé par une section narrative, racontant une partie du ministère public de Jésus-Christ. Chacun de ces discours se termine par une phrase stéréotypée : « Et il arriva quand Jésus eut achevé tous ces discours… » ou proche : (7,28; 11,1; 13,53; 19,1; 26,1).

L'ensemble de l’évangile est encadré par les récits de l'enfance du Messie et par le récit de la Passion, de la Résurrection et de l'envoi en mission. On peut voir aussi dans l'évangile une gradation en deux parties : la naissance et le ministère en Galilée (1 à 18) et le ministère en Judée qui se termine par la mort et la Résurrection (19 à 28), schéma commun aux trois synoptiques[20].

Mis à part le premier discours (le discours évangélique ou sermon sur la montagne), quatre de ces discours existent déjà dans Marc, mais Matthieu les a considérablement amplifiés, en puisant dans la source Q ou dans ses sources personnelles.

On peut discerner dans ces discours eux-mêmes cinq parties.

I. Discours évangélique : 5, 1 - 7,27

  1. Loi nouvelle : 5,1-16
  2. Loi ancienne : 5,17-19
  3. Justice nouvelle : 5,20-48
  4. Pratiques renouvelées du judaïsme : 6,1-18
  5. Détachement des richesses : 6,19-34
  6. Relations avec le prochain : 7,1-12
  7. Nécessité de la mise en pratique : 7,13-27
  8. Parabole des maisons bâties sur le sable et sur le roc (7 24-25).

II. Discours apostolique : 10

  1. Choix des Douze : 10,1-4
  2. Consignes aux Douze : 10,5-16
  3. Persécution des missionnaires : 10,17-25
  4. Parler ouvertement : 10,26-33
  5. Jésus cause de dissensions : 10,34-36
  6. Se renoncer pour suivre Jésus : 10,37-39
  7. L'accueil des envoyés : 10,40-42

III. Discours parabolique :

  1. Parabole du semeur. (13, 4-9)
  2. Parabole de l'ivraie. (13, 18-23)
  3. Parabole du grain de sénevé. (13, 31-32)
  4. Parabole du levain.(13, 33)
  5. Parabole du trésor.(13, 44-45)
  6. Parabole de la perle.(13, 45-46)
  7. Parabole du filet.(13, 47-48)

IV. Discours ecclésiastique :

  1. Qui est le plus grand ? : 18,1-4
  2. Le scandale : 18,5-11
  3. La brebis égarée : 18,12-14
  4. La correction fraternelle : 18,15-18
  5. Parabole du débiteur impitoyable : 18,23-35
  6. La prière en commun : 18,19-20
  7. Le pardon des offenses : 18,21-22
  8. Parabole de la brebis perdue (18, 12-14)
  9. Parabole du serviteur sans pitié (18, 24-25)
  10. Parabole du trou de l'aiguille (19, 24-25)
  11. Parabole des ouvriers de la vigne (20, 1-12)
  12. Parabole des deux fils (21, 29-31)
  13. Parabole des vignerons homicides (21, 33-40)
  14. Parabole du repas de noce (22, 1-1)

V. Discours eschatologique : 24 - 25

  1. Commencement des douleurs : 24,4-14
  2. Tribulations de Jérusalem : 24,15-25
  3. Avènement du Fils de l'homme : 24,26-44
  4. Parabole du majordome : 24,45-51
  5. Parabole des dix vierges : 25,1-13
  6. Parabole des talents : 25,14-30
  7. Le jugement dernier : 25,31-46

On remarque le rapport entre le premier discours (proclamation du Royaume) et le cinquième (venue du Royaume), entre le deuxième (discours missionnaire) et le quatrième (vie communautaire dans l'Église)[21]. Le troisième discours forme donc le centre de la composition.

Signification et intention

Les lecteurs de Matthieu

Cet évangile paraît s'adresser avant tout aux Juifs et aux rabbins de la synagogue, pour leur démontrer à l'aide des Écritures, la Bible hébraïque, que Jésus est réellement le Fils de Dieu et l'Emmanuel, le fils de David, l'héritier de tous les rois d'Israël et le messie qu'ils espéraient. Dès l'entrée, Jésus est présenté comme Sauveur (cf. Mt 1,21), Emmanuel (1,23), roi (2,2), Messie (2,4), Fils de Dieu (2,15), en accomplissement de toutes les prophéties.

Le titre de Fils de Dieu intervient aux tournants importants du récit, dès l'enfance, au baptême, à la confession de Pierre, à la transfiguration, au procès de Jésus et à la crucifixion. Le nom de fils de David, qui lui est associé, et qui revient en dix occurrences[22], démontre que Jésus est le nouveau Salomon : en effet Jésus s'exprime comme la Sagesse incarnée. En vertu du titre de Fils de l'homme, qui parcourt l'évangile, et qui provient tout droit du prophète Daniel et du Livre d'Hénoch, Jésus se voit doté de toute autorité divine sur le Royaume de Dieu, aux cieux comme sur la terre.

Le rédacteur, écrivant pour une communauté de chrétiens venue du judaïsme, s'attache avant tout à montrer dans la personne et dans l'œuvre de Jésus l'accomplissement des Écritures. Il confirme par des textes scripturaires : sa race davidique (1,1-17), sa naissance d'une vierge (1,23), en accomplissement de l'oracle de Es 7,14 , sa naissance à Bethléem (2,6) en relation avec l'oracle de Mi 5,2, son séjour en Égypte (2,15), rattaché en Os 11,1, le massacre des enfants de Bethléem et les pleurs de leurs mères (2,16-18) selon l'oracle de Jr 31,15, son établissement à Capharnaüm (4,14-16), son entrée messianique à Jérusalem (21,5.16). Il le fait pour son œuvre de guérisons miraculeuses (11,4-5) et pour son enseignement (5,17). Tout aussi bien il souligne que l'échec apparent de la mission de Jésus était annoncé par les Écritures, et que les abaissements du Fils de l'homme accomplissent la prophétie du Serviteur souffrant d'Isaïe (12,17-21).

L'évangile se présente donc moins comme une simple biographie de Jésus que comme une thèse construite et documentée adressée aux juifs hellénistes, les croyants pour les conforter dans leur foi, les incrédules ou les opposants pour les réfuter.

La généalogie de Jésus

Le rédacteur a mis en exergue la généalogie du Christ (Mt 1:1-17), lui attribuant une importance apologétique considérable. Cette généalogie résume à elle seule toute la Bible hébraïque, et la rattache à la Nouvelle Alliance. Depuis le IVe siècle, époque à laquelle le Nouveau Testament a été constitué, elle ouvre la lecture de cet ouvrage.

La généalogie donnée par Mt n'est pas la même que celle de Lc (Lc 3:23-38). Le point commun se résume au fait que, dans les deux cas, la filiation de Jésus passe par Joseph (Mt 1:16 ; Lc 3:23). Toutefois, les différences sont significatives. D'une part, celle de Lc est ascendante (remontant de Jésus jusqu'à Adam et à Dieu) tandis que celle de Mt est descendante (d'Abraham jusqu'à Jésus). D'autre part, les noms qui y sont cités ne sont pas identiques. Contrairement à Lc, qui inclut des éléments exogènes, la généalogie selon Mt est « strictement juive[23] ». Autrement dit, Jésus est chez Lc « fils d'Adam, c'est-à-dire fils d'humanité, tandis que Matthieu le dit fils d'Abraham, enfant d'Israël[24] ».

Le rédacteur entend prouver aux Juifs que Jésus est bien le descendant légitime de David, de Salomon et de tous les rois de Juda, l'héritier du trône et, par voie de conséquence, le Messie promis. C'est d'ailleurs sous ce titre officiel de « roi des Juifs » (Mt 27,37) que Jésus sera crucifié. En ce temps-là, les archives du peuple juif n'avaient pas encore été détruites (elles le seront plus tard, au moment des révoltes juives et de la prise de Jérusalem par les Romains). La généalogie (surtout une généalogie royale) devait être exacte, et vérifiable, sinon elle aurait tourné au détriment de la cause qu'elle prétendait servir.

Sermon sur la montagne

L'Évangile selon Matthieu contient le Sermon sur la montagne. La portion la mieux connue est probablement celle des Béatitudes, qui se trouve au début de la section. Il contient aussi la prière du Notre Père et les injonctions contre la loi du talion[25] « Ne résistez pas à celui qui vous veut du mal »[26] et « si quelqu'un te gifle sur la joue droite, tends-lui aussi l'autre »[26], ainsi que la version de Jésus de la Règle d'or formulée quelques décennies plus tôt par Hillel.

Passion, Résurrection, l'envoi en mission

Dans le récit de la passion et de la résurrection du Christ, comme de l'envoi en mission, le rédacteur, comme dans les trois autres évangiles, suit très fidèlement le schéma de Marc, jusqu'à la fin authentique de cet évangile, qu'on situe en Mc 16,8. Comme les autres, il le réécrit à sa manière, sans guère en changer la substance.

Le rédacteur reprend en particulier, comme Luc, la chronologie de Marc qui fait tenir l'onction à Béthanie deux jours avant la Pâque (Mt 26,2), célébrer la Sainte Cène le soir même de Pâque (26,17), et qui fait rester Jésus au moins six heures en croix, le vendredi, après avoir été crucifié à neuf heures du matin (Mt 27,45).

Il rajoute seulement quelques épisodes :

  • Le récit de la mort de Judas (Mt 27,3-10) dont on trouve une autre version, légèrement différente, dans les Actes des Apôtres (Ac 1,18-19) ; ce qui démontre encore une fois les liens étroits qui peuvent exister entre le premier évangile et les Actes.
  • L'anecdote de la femme de Pilate qui intervient en faveur de Jésus (Mt 27,19).
  • Le lavement ostentatoire des mains par le même Pilate, se désolidarisant des assassins de Jésus (Mt 27,24).
  • Les manifestations telluriques après la mort de Jésus, et la résurrection de nombreux trépassés (Mt 27,51b-53).
  • La garde du tombeau après la Passion, réclamée par les chefs juifs (Mt 27,62-66).
  • Le nouveau tremblement de terre et le spectacle grandiose de l'ange qui vient rouler la pierre du sépulcre, au moment de la Résurrection (Mt 28,2-4).
  • Enfin la supercherie des chefs juifs pour nier la résurrection de Jésus (Mt 28,11-15).

Après la Résurrection, le rédacteur, à la différence de Luc et de la finale ajoutée à l'évangile de Marc (Mc 16,9-20) qui reprend Luc et peut-être Jean, après une première apparition du Christ aux femmes (Mt 28,9-10), reporte les apparitions du Christ aux apôtres, et l'envoi en mission, en Galilée (Mt 28,16-20) où l'ange (Mt 28,7) et Jésus lui-même (Mt 28,10) avaient donné rendez-vous aux disciples. De même, l'évangéliste Jean placera une apparition du Christ à ses disciples, en Galilée, au bord du lac de Tibériade (Jn 21).

Tout en suivant de très près la séquence de Mc, Mt l'a enrichie de nouveaux épisodes, abrégeant cependant la narration de Mc en certains endroits. Il semble avoir bénéficié d'une tradition propre, différente de celle de Lc, puisqu'il ne signale pas la comparution de Jésus devant Hérode (Lc 23,8-12).

Critique

Daniel Marguerat pose la question de l'antijudaïsme de cet évangile, et Norman Beck, dans son livre Mature christianity, considère le verset Mt 27,25 comme inacceptable (car antijuif) et propose de supprimer ce passage de la Bible pour le mettre en bas de page[27].

Dans la culture

Notes et références

  1. Le Nouveau Testament commenté, sous la direction de Camille Focant et Daniel Marguerat, Bayard, Labor et Fides, 2012, p. 22.
  2. François Blanchetière, Enquête sur les racines juives du mouvement chrétien (30-135), éd. du Cerf, Paris, 2001, p. 100.
  3. A. J. Saldarini, Matthews's Christian-Jewish Community, 1994, cité dans Fr. Blanchetière, Enquête sur les racines juives du mouvement chrétien (30-135), éd. du Cerf, Paris, 2001, p. 102.
  4. Eusèbe de Césarée, Histoire ecclésiastique, III, 39,16.
  5. Élian Cuvillier, « L'Évangile selon Matthieu », in Daniel Marguerat (dir.), Introduction au Nouveau Testament : Son histoire, son écriture, sa théologie, p. 90, Labor et Fides, 2008 (ISBN 978-2-8309-1289-0).
  6. John Nolland, Matthew, p. 2-4. Pour l'étude d'un fragment hébreu, voir Jean Bernardi : "Le texte grec de la prière du Notre Père formulé par Matthieu (Matthieu, 6, 9-13) est calqué mot à mot sur un original hébreu perdu. [...] Le traducteur grec de l'original de l'évangile de Matthieu ne peut être l'homme qui a composé l'original sémitique. Le regard se porte vers un spécialiste juif du chant, c'est-à-dire vers un lévite", Jean Bernardi, "La rédaction matthéenne du Notre Père et ses auteurs", Revue des études grecques, 2003, vol. 116, n° 2, p. 707-710, http://www.persee.fr/doc/reg_0035-2039_2003_num_116_2_4555. De nombreux passages proviennent du Tanakh, par exemple Is 42 cité en Mt 12, où l'auteur choisit tantôt l'original en hébreu, tantôt la traduction grecque de la Septante. Cf. Hugues Cousin, « Les chrétiens et la Septante », in Aux origines du christianisme (dir. Pierre Geoltrain), Folio, p. 88-89.
  7. Kurt Aland et Barbara Aland, The Text of the New Testament : An Introduction to the Critical Editions and to the Theory and Practice of Modern Textual Criticism, Wm B. Eerdmans, 1995, p. 52.
  8. Bart D. Ehrman, Jesus : Apocalyptic Prophet of the New Millennium, p. 43, Oxford University Press, 1999, (ISBN 978-0-19-512474-3).
  9. François Blanchetière, Enquête sur les racines juives du mouvement chrétien (30-135), éd. du Cerf, Paris, 2001, pp. 97 à 103. François Blanchetière formule l'hypothèse d'un évangile selon Matthieu initialement composé en araméen. Il s'appuie (p. 97), entre autres, sur les abondants travaux de W. D. Davies et D. Allison consacrés à l'Evangile selon Matthieu (cf. A Critical and Exegetical Commentary on The Gospel according to Matthew, Edimbourg, ICC, 3 volumes, 1988-1996) : «Une pointilleuse analyse des arguments permet à W. D. Davies et D. Allison de conclure à la fiabilité du témoignage de Papias quant à une origine juive du premier évangile, dans un milieu de double culture, sémitique et hellénistique (DAVIS et ALLISON, 1988-1996, 7-58). Et l'ensemble des travaux de W. D. Davies démontre qu'une telle conclusion n'a pas été arrêtée à la légère.» Blanchetière insère dans son ouvrage, en pages 98 et 99, un Tableau chronologique de la littérature paléochrétienne dans lequel il place, en l'an 40, la possibilité de la rédaction d'un Matthieu araméen qu'il formule «40 Mt araméen . Tout en reconnaissant, page 102, que «l'affaire ne soit pas simple», Blanchetière considère que si «on place l'origine de Matthieu (...) en Judée et autour de la qehila de Jérusalem la communauté qui a élaboré le premier évangile (...) on obtient un Sitz im Leben parfaitement saisissant. La solution ne serait-elle pas alors d'envisager une succession d'étapes dans la rédaction de Matthieu qui ferait droit aux traditions rapportées par Papias, Irénée, Origène... Une première rédaction en araméen pour les besoins de la qehila matthéenne encore très centrée sur le monde juif aurait été suivie d'une refonte, d'une réélaboration, d'une réécriture en grec dans un milieu plus ouvert à des tendances universalistes.»
  10. Dan Jaffé, « Les Sages du Talmud et l'Evangile selon Matthieu », Revue de l'histoire des religions, , p. 583-611 (ISSN 0035-1423, lire en ligne). Dan Jaffé endosse la proposition de François Blanchetière d'un Matthieu initialement rédigé en araméen dans un groupe juif (Blanchetière utilise à dessein de terme de qehila dans son ouvrage Enquête sur les racines juives du mouvement chrétien (30-135), éditions du Cerf, 2001, pages 97 à 103) qui aurait connu une réécriture en grec. Dans son article, Dan Jaffé explique ainsi, pp. 609-610 : «Il est donc possible de conclure que L'Evangile selon Matthieu se fonde sur un recueil primitif de langue hébraïque ou araméenne, lui-même certainement constitué à partir de la «source de logia», qui fut plus tard traduit en grec. F. Blanchetière estime que la rédaction de l'Evangile de Matthieu est le fruit d'une succession d'étapes qui ainsi ferait droit aux traditions rapportées notamment par Papias et Irénée. De la sorte, une première rédaction en araméen pour les besoins de la communauté matthéenne encore très centrée sur le monde juif aurait été suivie d'une refonte, d'une réélaboration en grec dans un milieu plus ouvert à des tendances universalistes.»
  11. Raymond Edward Brown, Que sait-on du Nouveau Testament ?, p. 250-251.
  12. Michel Quesnel, « Les sources littéraires de la vie de Jésus », in Aux origines du christianisme (dir. Pierre Geoltrain), Folio, p. 191.
  13. Philippe Rolland, L'origine et la date des évangiles, Paris, Edition Saint-Paul, , p. 120.
  14. Une revue des hypothèses est disponible dans le livre de David C. Sim, "The Gospel of Matthew and Christian Judaism" aux pages 40 à 62.
  15. Édouard Cothenet, « L'Église d'Antioche », in Aux origines du christianisme (dir. Pierre Geoltrain), Folio, p. 371.
  16. Selon Augustin d'Hippone.
  17. Michel Quesnel, « Les sources littéraires de la vie de Jésus », in Aux origines du christianisme (dir. Pierre Geoltrain), Folio, p. 192.
  18. Jean-Christian Petitfils, Jésus, Paris, Fayard, , Annexe, p 500-501.
  19. Joseph A. Fitzmyer, The gospel according to Luke I-IX, 1979, The Anchor Bible, page 307.
  20. Marie-Françoise Baslez, Bible et Histoire, Folio/Histoire, p. 193.
  21. Notations de la Bible de Jérusalem.
  22. Bible de Jérusalem, 1998, page 1671.
  23. Marie-Françoise Baslez, Bible et Histoire, Folio, p. 191-192.
  24. Daniel Marguerat, Jésus et Matthieu : À la recherche du Jésus de l'histoire, p. 128, Labor et Fides/Bayard, 2016 (ISBN 978-2-8309-1589-1).
  25. Mt 5. 38
  26. Mt 5. 39
  27. « Le Nouveau Testament est-il anti-juif ? L'exemple de Matthieu et du livre des Actes » par Daniel Marguerat, Revue théologique de Louvain, 1995, sur persee.fr.

Bibliographie

  • (en) Dale C. Allison, Studies in Matthew, Baker Academic, , 282 p. (lire en ligne)
  • Marie-Françoise Baslez, Bible et Histoire, Folio/Histoire, 2005, (ISBN 2-07-042418-9)
  • Pierre Bonnard, L'Évangile selon saint Matthieu, Labor et Fides, 2002
  • Raymond Edward Brown, Que sait-on du Nouveau Testament ?, Bayard, 2011 (1re éd. 1997), (ISBN 978-2-227-48252-4)
  • R.T. France, Matthew, Grand Rapids, Michigan, W.B. Eerdmans, 2007.
  • Pierre Geoltrain (dir.), Aux origines du christianisme, Folio/Histoire, 2000, réimpr. 2015, (ISBN 978-2-07-041114-6)
  • Guy Lafon, Pour lire l'Évangile de Matthieu, Villeurbanne, Éditions Golias, 1998 (ISBN 2-911453-55-7)
  • Daniel Marguerat (dir.), Introduction au Nouveau Testament : Son histoire, son écriture, sa théologie, Labor et Fides, 2008 (ISBN 978-2-8309-1289-0)
  • Daniel Marguerat, Jésus et Matthieu : À la recherche du Jésus de l'histoire, Labor et Fides/Bayard, 2016 (ISBN 978-2-8309-1589-1)
  • John Nolland, The Gospel of Matthew. 2005. 1,579 pages. (ISBN 978-0-8028-2389-2)
  • David C. Sim, The Gospel of Matthew and Christian Judaism. The History and Social Setting of the Matthean Community, Édimbourg, Clark, 1998.
  • Jean Louis Ska, sj, De l'ancien et du nouveau. Pages choisies de l'évangile de Matthieu, coll. écritures, n° 14, Bruxelles, Lumen Vitae, 2008, 152 p. (ISBN 978-2-87324-323-4).

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